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Full text of "Histoire de Don Pablo de Ségovie, surnommé l'Aventurier buscon"

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HISTOIRE 



DON PABLO 

DE SÉGOVIE. 



IMPRIMERIE SCHNEIDER ET LAKGRANI>, 

4 , rue d'Erfurtli. 




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HISTOIRE 



DON PABLO 

DE SÉGOVIE, 

SDRlioMKÏ K'AVBVTURISB. BDSOOBf 

Par Don Fraacisco Je QuevcdoyVille^ 



PAR A. GERMOND Dff LAVIGNE 

PRËCÉDËE D'UNE LETTRE DÉ H. CHARLES NODIER 

Vignettes de Henri Émy , -Èravéas .par A . Bauîant. 



PARIS 

CHARLES WARÉE, ÉDITEUR 

ni, me Hiinliujnri'. 









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259918 



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LETTRE 



A >!ONSIEl]R CHARLES NODIER. 



MONSIKUK, 

L était en li^spagne un nntiqne usage ({u'il est 
juste tl'invoquer en têtfi d'un ouvraje espa- 
gnol, usage dont portent témoignage tous 
ces Tfeui et bons lÎTres que todb avez re 
cueillis. CctmageToniaitquepasun vHumi 
vtnt au monde sans tire précédé d'un Im 
ise cortégo de madr^aux , de stances , de 
nets, d'acrostiches, d'hymnes élogieiix. Cha- 
cun ï mt-llait du sien , les amis, les parents, les disciple», 



VIII LEÏTRK 

votre nom, qu'on respecte, ùe viennent apprendre.^ noire 
public que ce livre est digne de lui. 
Mais il est de mon devoir, monsieur, en vous deman- 
^ dantpour cette œuvre l'appui de votre nom, de rappeler 
ce qu'elle Ait et d'où elle vient ; car si elle est encore jus- 
tement populaire en Espagne, c'est à peine si Ton a sou- 
venir en France des anciennes traductions qui la rendi- 
rent célèbre il y a deux siècles. 

Don Pablo de Ségovie (le gran Tacaiio ) est, après La- 
zarille de Tormes, Faîne de tous ces joyeux garçons, cou- 
reurs d'aventures, fripons, gourmands, insolents et pol- 
trons dont fourmillait l'Espagne au dix<septième siède. 
Son' histoire, recueillie par l'un des phis célèbres écrivains 
de l'Espagne, est une des importantes pièces de convic- 
tion de ce procès sérieux et interminable qui divise de- 
puis on siède les deux littératures française et espagmHe : 
je veux parler de la propriété du Gtl Bios, 
. Vous savez, monsieur, qu'aussitôt que parut en France 
le chef-d'œuvre de le Sage, l'Espagne en masse se sou- 
4eva; elle contesta à rauteor de Turcaret le droit de don- 
ner son nom à un livre dont tous les éléments étaient em- 
pruntés à ses écritains ;.elle voulut prouver que Gii Blas 
lui appartenait, sinon tel qu'il avait paru, du moins par 
la majeure partie de ses détails; et les mémoires,, les 
essais historiques et ciitiques, les pamphlets de toute 
sorte, dans lesquels la moindre injure adressée à le Sage 
fut celle d'heureux compilateur, vinrent s'amonceler 
entre les deux pays, et formèrent des montagnes de livres 
à la place des Pyrénées renversées par lx)uîs XIV. 



A M. CHAULES INODIEH. ix 

Ce ne fut pas seulement une guerre de pamphlétaires 
que cette guerre qui dure encore, des avocats illustres 
plaidèrent pour les deux causes ; chacune s^appuya de 
Fautoritédes plus grands noms, et naguère encore prirent 
rang dans la querelle, le comte François de Neufchâteau {*) 
et le célèbre Llorente, Tauteur de VHtstowe de Clnquni- 
tionD. 

Parmi les documents de toute espèce dont je viens de 
parler, et comme preuves du plagiat reproché à Le Sage, 
on cita le Guzman de Alfarache de Mateo Aleman ; le Dia- 
blo cojmlo de Luis Vêlez de Guevara ; Don Queruintide la 
Ronda; Estevanillo Gomaies, hombre de buen humor ; tous 
ouvrages traduits ou imités par lui, sans qu'il eût daigné 
ea nommer les auteurs» si ce n'est pour un seul et dans 
Tobscurité d'un avaiit-propo^. 

Jusque-là toutefois rien ne paraissait prouver que Gil 
Bla» fût une traduction ou une imitation ; mais, parmi 
cet amas de livres, on parvint à en découvrir un : la Vida 
delEscudero Marcos de Obregoriy dont Tauteur, Vicente 
Ëspinel, fut Tami de Cervantes. 11 demeura établi que 
Marcos de Obregon était le canevas d'une partie du GU 
Bios et que plusieurs épisodes du livre d'Espinel avaient 
été traduits par Le Sage. On ne s'arrêta pas en si beau che- 
min ; il s'agissait de la gloire nationale ; l'Espagne, qui 
voyait l'immense succès du roman nouveau, voulait en 
revendiquer sa part, et chacun, dans cette importante 
question, cherchait à fournir une preuve. 

C'est alors que, remontant aux origines de cette cu~ 

' Discours prononcé à rAcadémie française sur l'origine du Gil Blas. 
" Observations rrliiqnes soi' le roniiin de (lil Blas. ( Madrid, 1832. ) 

11. 



X LETTRE 

lieuse série de romans comiques nés en Espagne, on ar- 
riva au Tacaîk> de Queyedo. Il était tout naturel qu'on 
en ytnt là ; le Tacado était, Je l'ai dit, un des atnés de 
toute cette fkmille d'aventuriers ; et chaque écrivain venu 
après Quevedo lui avait emprunté non*seuIement le plan 
de son livre, mais çà et là une idée plaisante et un por- 
trait original. 

Je ne chercherai point à émettre une opinion sur cette 
question si controversée : ce n*est point le but de cette 
lettre ; il m'importait seulement de rappeler ici et le rang 
qu'occupait le Tacano parmi les preuves, et le degré de cé- 
lébrité qu'il a obtenu en Espagne. 

Don Francisco de Quevedo Villegas, l'auteur de ce 
joyeux ouvrage, fut l'un des trois grands génies du beau 
siècle littéraire de l'Espagne : il ne comptait pour rivaux 
que Cervantes et Calderon. Le savant Justus Lipsius l'ap- 
pelait magnum decns Ukpanorum , Lope de Vega le pro- 
clamait « le miracle de la nature, l'ornement du siècle, 
le premier des poëtes, le plus docte des savants, et le 
prince des lyriques à défaut d'Apollon. » 

Ce génie sublime méritait à juste titre les pompeux 
éloges que lui décernait l'ardente amitié de Lope de Vega ; 
et ses œuvres nombreuses, autant que le témoignage una- 
nime de tous ses contemporains, nous attestent que Que- 
vedo, le plus impétueux et le plus original des écrivains 
espagnols, fut satirique comme Juvénal, moral comme Se- 
nèque, historien comme Tacite, aussi spirituel que Cer- 
vantes, joyeux et plaisant comme nul ne le fut. 

Quevedo, en efTet, aborda tous les genres ; il fut poëte, 
et ses poésies sont nombreuses autant que célèbres ; il 



A M. CHARLES NODIER. xi 

écrivîl pour Thistoire une Vie de Mmeus Bruimi^ qui est 
restée comme modèle de style sévère et ooneis ; ses œuvras 
philosophiques et ascétiques sont dignes des Pères de 
rÉglise ; c'est à la fois la douceur angélique de sainte Thé- 
rèse et la puissante argumentation d'une démonstration 
mathématique ; enfin il a traité le genre comique et facé- 
tieux, la satire» la plaisanterie, avec une verve, un aban- 
don, une originalité dont nul après lui n*a su approcher. 
C'est en cela surtout que Quevedo est resté populaire en 
Espagne ; car tel est le sort commun : les grandes choses, 
les écrits sérieux, les études profondes n'obtiennent le 
suffrage que du petit nombre : des littérateurs et des sa- 
vants; et par des œuvres légères dont l'esprit seul a fait 
les frais, on émeut les masses, on obtient accès dans tous 
les entendements, on se popularise en un mot. 

Aussi des œuvres réellement remarquables de Quevedo, 
la Vie de Marcu» Brulus^ le Berceau et la Tombe, Vlnirih' 
duclion à la vie dévote, la Vertu nûlitarUe, il en est peu qui 
soient lues aujourd'hui, même par les hommes instruits ; 
et dans toute l'Eqpagne on citera sans cesse le Songe des 
têtes de mort, les Lettres du chevalier de l'Epargne, le Conie 
des contes, la Satire sur la descente d'Orphée aux enfers {*), 
les poésies burlesques et la Vie du gran Tacano. 

* En voici la tradoction très-littérale : 

Anx enfers le Thrace Orphée Le dien hrâlé, grandement offensé. 

Descendu rhercher sa femme; Y mit nue rifoenr extrême. 

Ne pouvait en pire lien Et ne troava ))as de peine pins grande 

Le pOQsser pire dessein. Que de le Mrcer à redevenir mari. 

Il cbanta; les toorments forent sospendas. Mais bien qu'il lui rendit sa femme 

La surprise fut partirai répandue. Pour peine de son péché, 

.Moins à cause de la douceur du chant , En récompense de ses chants 

Que de la nouveauté de l'invention. Il lui facilita le moyen de la iierdre. 



XH LETTRE 

Il est au milieu de tout cela un problème que n'ù 
cherché à résoudre aucun des commentateurs ou des bio- 
graphes de Quevedo et dont la solution est cependant fa> 
cile : c'est que, profond penseur, philosophe austère, 
écrivain sublime et pur, comme il Ta été dans toutes ses 
œuvres morales ou politiques, il ait pu, en même temps, 
devenir, dans ses œuvres burlesques, obscur, inculte, et 
souvent de fort mauvais goût. Au milieu des saillies les 
plus inattendues, des pensées les plus originales et les 
plus spirituelles, on rencontre souvent une foule d'idées 
incohérentes, d'expressions malsonnantes et sales plutôt 
encore qu'obscènes. 

Ces défauts, imperfections nécessaires d'un grand génie, 
qui abondent dans les œuvres facétieuses de Quevedo, et 
qu'il sait racheter chaque fois par l'originalité même 
de ses saillies , sont moins nombreux dans le Tacano. 
On peut reconnaître que, trouvant dans cette série d'aven- 
tures d'un vaurien l'application d'une pensée philoso- 
phique, il a voulu imposer encore quelque frein à ce flot 
de mauvaises pensées que repoussaient ses travaux 
sérieux et qu'il lui fallait à tout prix déposer quelque 
part. 

On peut en trouver une meilleure raison dans l'âge au- 
quel, selon le calcul que je ferai plus loin, il y a lieu de 
croire que Quevedo fit son livre ; ce n'est encore, en ef- 
fet, qu'une philosophie qui s'essaye ; on reconnaît en 
plusieurs eùdroits la touche d'un jeune homme, de l'en- 
fantillage , puis une grande timidité dans l'emploi d'ex- 
pressions peu licites qui, plus tard, dans les visions, par 
exemple, c'est-à-dire à un âge plus avancé de l'auteur, 



A M CHARLES NODIER, xiii 

arrivent en abondance et quelquefois avec un véritable 
dévergondage. 

Cependant, quoique rœuvre d'un jeune homme, le Ta- 
caâo dénote déjà une grande finesse d'observation ; c'est 
le jeu d'un homme de talent qui se repose d'études ^- 
rieuses par une œuvre d'imagination et d'esprit. Il est, 
comme Gil Blas et ses frères, mais à meilleur titre qu'eux 
tous, une critique amusante de tous les abus, de tous les 
défauts, de tous les ridicules de ce temps. Dans sa course 
vagabonde à travers l'Espagne, de Ségovie à Alcala, d'Aï- 
cala à Madrid, à Tolède, à Séville, Pablo l'aventurier ren- 
contre sur son chemin une foule d'originaux dont il nous 
dit l'histoire, les vertus, les vices, avec une verve des plus 
enjouées, avec une foule de mots piquants, de comparai- 
sons plaisantes dignes de Rabelais et de Scarron. Ici c'est 
un poète, seigneur de huit cent mille strophes; plus loin, 
un mattre d'école dont le docteur Canizarès de Gusman 
ilAlfarache n'est qu'une mauvaise copie ; là c'est un 
hidalgo gonflé de vanité, noble comme le roi, mais pauvre 
comme un gueux; plus loin, dix spadassins, tous plus ri- 
dicules les uns que les autres, mal vêtus, mal coiffés, mar- 
chant le nez au vent, la rapière relevée, les moustaches 
menaçantes; puis des chevaliers d'industrie, des men- 
diants, des filous', des pages, des nonnes, un bourreau, 
de beaux cavaliers, des comédiens et de belles dames. ^ 
Tout cela pourrait s'appeler à bon droit la comédie espa- 
gnole; c'est, comme on le dirait en français d'aujourd'hui, 
un recueil de piquantes physiotogies qui ont sur beaucoup 
d'autres le mérite de n'être point banales et d'être spiri- 
tuelles ; c'est une série de portraits frappants de vérité ; 



XIV LETTRE 

c'est, en un mot, une histoire intime des mœurs do nos 
voisins aux seizième et dix-septième siècles. 

Notre héros, Pablo le grand vaurien (el Tacaîio), passe 
au milieu de tout cela, essayant de tous les métiers, se 
moquant de tout, mendiant un Jour, semant For le len- 
demain, malheureux presque toujours, mais malheureux 
en plaisantant, en riant et en faisant rire. 

Jam trépidas frigore, jamque cales. 

Jura doces, suprema petis, medicamiiia curas , 

Dulcibus et niigis séria mixla doces. 
Duni carpisque alios, alios virtutibus auges , 

Goosulis ipse onmes, consulis ipse tibi.... 
Et modo divitiis plenus, modo pau{)ere cuitu, 

Tristibus et miseris dulce solamen ades. 
— Sic speciem humans vitse, sic praefero solus. 

Prospéra complectens, aspera cuncta fereos 



Me lege disertum, tuque disertus eris *). 

Tout en donnant du champ à sa plume et du Jeu à son 
imagination, Quevedo suit son héros pas à pas, ne le perd 
pas de vue un instai^t, et le conduit ainsi Jusqu'à la 
preuve de cette vérité morale et philosophique : que 
l'homme de basse extraction, nourri de mauvais exemples, 
et trop faible, trop insouciant pour s'amender d'une ma- 
nière sérieuse, ne peut jamais atteindre un but heureux ; 
qu'il doit nécessairement voir échapper tout ce qu'il dé- 
sire, tout ce qu'il espère, et que, « pour améliorer son 
sort, il ne suffit pas de changer de lieu , il faut aussi qu'il 
change de conduite et de principes. » 

Je n'ai trouvé chez aucun biographe des documents 

' VicBNTE ËsriifBL. Épignmffle à Gazuisn d'Alfarachc. 



A M. CHARLES NODIER. xv 

certains sur Tépoque à laquelle le Tacano fut écrit ; mais 
je crois pouvoir me servir, pour remplir cette lacune, 
d'un fait historique auquel il est fait allusion dans le cha- 
pitre Vf. 

Antonio Ferez, premier secrétaire d'État du roi Phi- 
lippe II, gravement compromis, dès ^578, dans un procès 
intenté par Tlnquisition à Escovedo, secrétaire de don 
Juan d'Autriche, fût arrêté, mis à la torture, et retenu 
pendant plusieurs années dans les cachots du saint ofQce. 
Il parvint à s'échapper en ^590, se réfugia en Aragon et 
plus tard en France, pendant qu'on le condamnait 
comme contumax et qu'on l'exécutait en eflQgie en 4592. 

L'Inquisition le poursuivit même au delà des Pyrénées ; 
quelques séides tentèrent de l'assassiner soit à Paris, soit 
à Londres ; puis enfin Henri IV l'ayant pris ouvertement 
sous sa protection, les persécutions cessèrent, et il mou- 
rut de mort naturelle en 461 4 , à Paris: 

Le héros du roman de Quevedo était à Alcala au mo- 
ment où l'inquisition, craignant quelque tentative d'An- 
tonio Perez ou de ses amis, le faisait poursuivre jusqu'à la 
cour de France, et recherchait partout ses prétendus émis- 
saires , c'est-à-dire de 4595 à 4597. 

Ce fait a, dans l'histoire de Pablo, une importance tel- 
lement négative, que si le nom d'Antonio Perez s'y trouve 
cité, ce ne peut être que pour cause d'aciualiié. Quevedo 
a parlé d'Antonio Perez, parce qu'il était à la mode; et 
s'il eût fait son livre en 4600, alors que l'ancien ministre 
de Philippe II vivait oublié à Paris, il n'en eût pas dit un 
mot. 

On ne pourrait faire ici qu'une objection, c'est la 



XVI LETTRE 

grande jeunesse de Quevedo à l'époque que j'indique ; il 
était né, en effet, en 4580. Mais l'abbé don Pablo Antonio 
de Tarsia, l'historien de cet écrivain célèbre, nous ap- 
prend qu'avant quinze ans ( i 594) il était déjà gradué en 
théologie à l'université d'Alcala. A vingt ans il savait le : 
latin, le grec, Thébreu, l'arabe, le français, l'italien; il 
avait obtenu tous ses degrés dans les lettres sacrées et 
profanes, en droit civil et canon et en sciences naturelles ; 
c'est en i 605, lorsqu'il n'avait que vingt-cinq ans, que le 
savant Justus Lipsius, dans une lettre datée de Louvain, 
le *iO janvier, l'appelait déjà magnum decus Hispa-- 
norum. 

Tout cela me semble établir que le jeune âge de Que- 
vedo ne peut être mis en cause ; et s'il avait à vingt ans 
autant de science et autant de génie, dont il n'avait que 
faire pour écrire le Tacano , il pouvait bien, avant cet 
âge, faire l'essai de cette verve originale à laquelle il doit 
une si grande célébrité, de cet esprit d'observation et de 
philosophie qui ont dicté tant d'écrits admirables. 

D'un autre côté, il règne sur toute l'œuvre de Quevedo 
une teinte réellement juvénile. Les détails du séjour de 
Pablo à Alcala sont de nature à prouver que l'auteur n'a- 
vait pas quitté depuis longtemps les bancs de l'université. 
Pablo est écolier, moqueur, bruyant, malicieux avec tant 
de naturel qu'un écolier seul peut raconter de la sorte. En 
amour il montre tant de timidité, tant d'hésitation, qu'on 
est obligé de reconnaître chez l'écrivain autre chose que 
la délicatesse d'un homme du^ monde : c'est toute 
l'inexpérience de l'adolescent. Quevedo a prouvé bien des 
fois, dans ses diverses œuvres burlesques, que son parti 



A M. CHARLES NODIER. xvii 

était pris quant à la délicatesse, et qu'il ne craignait pas 
Tobscénité. Ici ce n'est pas de même : il est ce que sont 
les jeunes gens, un peu ordurier, mais nullement licen- 
cieux. (Je crois inutile de dire que je n'aurais conservé 
dans ma traduction aucune expression de Tun ou l'autre 
genre. ) Il ne sait pas encore ce que c'est qu'une bonne 
fortune ; Pablo n'en a pas, et il trouve plus facile de nous 
laisser croire que son héros a toujours été malheureux, 
que de nous confier des détails d'amours qu'il sait à peine 
par Inî-môme. En un mot, il est inexpérimenté et craintif; 
ce n^est que plus tard, et quand les années l'eurent rendu 
moins scrupuleux, qu'il lâcha entièrement la bride à sa 
verve dévergondée. 

Quevedo fait preuve d'un talent d'observation, d'une 
finesse d'aperçus bien rares à cet âge ; mais on remar- 
quera que les originaux des portraits qu'il peint avec 
tant d'habileté sont de ceux qu'un écolier rencontre à 
tout moment, dont il entend parler sans cesse. 11 fait les 
portraits qu'on peut faire à son âge avec son génie ; ntais 
il ne touche pas à la société espagnole ; ce qui prouve 
non pas qu'il est hors d'état de la décrire, mais qu'il est 
trop jeune encore pour y avoir été introduit. 

C'est d'après tous les indices qui précèdent que je crois 
pouvoir établir que Quevedo avait environ dix-sept ans 
lorsqu'il écrivit le Tacano. Ce livre est, par consé- 
quent, antérieur au Don Quichotte dont Cervantes publia 
la première partie au commencement de 4605 ; au Marcos 
de Obregon de Vicente Espinel, qui fut imprimé en 4618 ; 
au Diablo cojuelo de Luis Vêlez de Guevara, qui ne parut 
qu'en 4641 ; mais il précède de bien peu le Guzman de 

m. 



vxiii LETTRE 

Alfarache, dont Mateo Aleman publia les premières édi- 
tions en -1600 et ^605. 

A l'époque où il parut, et ainsi que Tattestent, entre 
autres, deux éditions publiées en Espagne en \ 627 et en 
4629, le roman burlesque deQuevedo ne portait pas en- 
core le titre que je lui ai donné jusqu'à présent : il se nom- 
mait Historia de la vida del Buscon, Uaniado don Pabtos 
(Histoire de la vie du Buscon, surnommé don Pablos] ; ce 
n'est que plus tard et postérieurement à la mort de Que- 
vedo, arrivée en 4647, que des éditeurs imaginèrent, je ne 
sais pourquoi, le titre de Gran Tacano (*), qui fut con- 
servé dans toutes les éditions modernes. 

C'est en 4644 que fut publiée à Paris, par le sieur 
delaGeneste, une première traduction des -œuvres bur- 
lesques de Quevedo, comprenant six visions, l'Aventurier 
Buscon et les Lettres du chevalier de V Épargne. Peu d'an- 
nées après, en 4 647 et en 4 655, parurent à Rouen de nou- 
velles éditions de l'œuvre de la Geneste ; l'une d'elles était 
dédiée « à monseigneur le marquis deGourdon, capitaine en 
cbef de cent hommes d'armes écossais entretenus pour le 
service de Sa Majesté. » En même temps que M. de la Ge- 
neste, un anonyme faisait imprimer à Lyon (4644), puis à 
Paris (4 655), deux traductions dont je ne connais l'exis- 
tence que par le savant bibliographe Nicolas Antonio. Plus 
tard enfin, à Bruxelles, en 4748, un Parisien nommé Ra- 
clots publia une nouvelle traduction du Buscon et des Vi- 
sions de Quevedo, traduction qui n'est, à bien prendre, 

TttctM signiHc Viiiiiieii, Tmirbe, t;tqiiin. 




A M. CHARLES NODIER. xix 

qu'une copie de celle de la Geneste, tout au plus assez 
modifiée pour n'être pas traitée de plagiat. 

Malgré Textréme faiblesse de ces diverses traductions, 
qui ne pouvaient, en aucune manière, donner aux lec- 
teurs, nos compatriotes, une idée de toute la verve co- 
mique el de rextréme originalité de Quevedo, les œuvres 
burlesques de ce célèbre écrivain obtinrent un grand 
succès; le Bmcon surtout devint le livre à la mode, et 
certaine société de la Malice, dont les curieux statuts 
existent au cabinet des estampes de la Bibliothèque royale, 
et qui fût fondée, le ^^'^ janvier 1754, par « très-aimable 
et très-digne dame madame Agrippine de la Bonté- 
même, » décida, d'un commun accord, que le Busccn fi- 
gurerait en troisième ligne parmi les livres fondamen- 
taux de sa bibliothèque ; c'est-à-dire après f Espiègle et 
Richard-sans-Peur ^ et avant Guzman d*Alfarache elGil 
Bian. 

Il ne serait pas étonnant que ce fût le succès de C Aven- 
turier Buscon qui eût donné à Le Sage Tidée de rechercher 
et de traduire dans la littérature espagnole les divers ou- 
vrages écrits sur le même plan, et d'y puiser plus tard 
tous les éléments de son roman demi-traduit, demi-origi- 
nal, de Gil Blas. Toutefois il est fâcheux, selon moi, pour 
la mémoire de cet écrivain, qu'il ait négligé dans sa col- 
lection d'aventure!! espagnoles de payer aux auteurs origi- 
naux chez lesquels il puise à pleines mains, ainsi qu'à 
Quevedo, qui lui prêta plus d'une idée, et qui aida peut-- 
être à ses succès, le tribut de reconnaissance qu'il leur 
devait à tous; il est regrettable surtout, s'il n'a pas 
nommé Quevedo, auquel il n'était pas forcé d'avouer qu'il 



XX LETÏKE 

dût quelque chose, qu'en traduisant presque littérale- 
ment le Diable boHeuXj le Bachelier de Salamanque et 
Guzman d'Alfarache , il se soit borné à inscrire son nom 
seul sur le titre de ces livres. Vêlez de Guevara, Espinel 
et Mateo Aleman pouvaient, à bon droit, y réclamer une 
place. 

La dernière traduction que je connaisse des œuvres de 
Quevedo fut publiée par un anonyme à la Haye, en ^776. 
Elle ne comprend que le Tacano, les Lettres du cheva- 
lier de rÊpargnCf et une lettre fort plaisante xur les con- 
ditions du mariage^ lettre dont j*ai introduit une partie 
dans le chapitre XIX de ce volume. 

Cette traduction de la Haye est la meilleure de toutes 
celles que j'ai vues. Le hasard, qui m'a mis à même d'en 
découvrir chez un bouquiniste un volume dépareillé, m'a 
permis de ju^er que si elle n'est pas encore aussi rigou- 
reusement exacte que l'exige l'œuvre de Quevedo, elle en 
approche du moins par une grande clarté et une con- 
naissance complète de la langue et des mœurs espa- 
gnoles, qualités qu'on peut formellement dénier au sieur 
de la Geneste et au Parisien Raclots, son contrefacteur. 

Le traducteur de la Haye s'est servi, pour son travail, 
d'une dos éditions originales modernes ; c'est ce que sem-< 
ble indiquer le titre qu'il a pris. H a dédaigné le Buscon 
de la Geneste et de Raclots ; et traduisant littéralement le 
titre nouveau, il a nommé son livre : le fin Matois^ 
histoire du gran lACANOt ou du grand Taquin^ autrement 
dit Buscon ; enfin il a pris pour épigraphe l'éternel casti-- 
gat ridendo mores : aucune ne convient davantage aux 
cpuvres joyeuses de Quevedo. 





• A M. CHARLES NODIER. xxi 

Maintenant, monsieur, je vous dois compte, moi, qua- 
trième traducteur, de la manière dont j'ai envisagé le tra- 
vail que j*ai entrepris. Deux motifs sérieux m'ont empê- 
ché de faire une traduction complètement littérale. Le 
premier, c'est que j'ai voulu faire du Tacaôo un 
livre qui pût être lu de tous, et non pas seulement une 
œuvre littéraire. J'ai dû, pour atteindre ce but, et tout 
en reproduisant avec la plus grande religion et la plus ri- 
goureuse exactitude possible les saillies originales du 
texte, en retrancher souvent des passages de mauvais 
goût qui ne pouvaient être ni compris ni acceptés au- 
jourd'hui, et qui, selon l'esprit et le jugement éclairé de 
notre époque, ne pouvaient faire honneur à Quevedo ; je 
n'ai fait grâce à aucune saleté, à aucune expression incon- 
venante; elles n'étaient pas nombreuses, cette justice 
est due à l'auteur , mais par cette raison même elles dé- 
paraient son œuvre. J'ai, dans cette unique occasion, re- 
léché les liens étroits qui, selon moi, doivent maintenir le 
traducteur; et reproducteur fidèle presque partout, je 
n'ai voulu être, en quelques endroits, qu'imitateur ou 
simplement interprète. 

Le second motif qui m'a guidé est la crainte d'encourir 
une seconde fois les reproches, injustes sans doute, que 
m'a valus une première traduction trop littérale. En ten- 
tant, il y a deux ans, de publier dans notre langue le plus 
remarquable peut-être des anciens chefs^l'œuvre de la 
littérature espagnole, je m'étais fait une loi, vous le sa- 
vez, monsieur, d'aborder franchement quelques-unes de 
ces expressions qui, depuis Rabelais, ne sont plus de 
bonne compagnie ; j'aurais cru, en remplaçant par des 



périphrases ces expressions très-positives, manquer à la 
vérité et détruire tout le caractère d'une œuvre du quin- 
zième siècle. Malheureusement pour moi, ce livre était le 
premier que je publiais ; je Tavais fait comme une étude 
comme un document utile pour Thistoire de ce bel art 
dramatique espagnol ; je pensais que des savants seuls 
consentiraient à le parcourir ; il s'est trouvé que des cu- 
rieux ont voulu le connaître, et ceux-là ne tenant compte 
ni de mes motifs, ni de mon respect pour un vieux mo- 
nument dont les défauts mêmes sont précieux, m*ont re- 
proché d*avoir fait un mauvais livre et d'y avoir conservé 
de gaieté de cœur des expressions obscènes. Une telle ac- 
cusation est terrible pour un jeune homme et pour un 
débutant; on est tant de fois jugé sur une première 
œuvre que, me trouvant aux 4)r}ses avec iin livre pres- 
que aussi célèbre et quelquefois un peu gai, je n'ai plus 
osé être aussi religieux ni aussi littéral. Je crains, mon- 
sieur que cette pudeur ne me soit imputée à crime par 
les rigoristes ; les Espagnols surtout me demanderont de 
quel droit, en traduisant leur chef-d'œuvre, j'ai porté sur 
ses pages une main profane, et changé de mon autorité 
privée plus d'un passage dont la honte ne peut rejaillir 
sur moi, humble reproducteur ; de quel droit enfin j'ai 
osé, moi chétif, mettre en certains endroits mon esprit à 
la place de celui du sublime Quevedo. 

Hélas 1 monsieur, que pouvais-je faire en cette occur- 
rence ? Placé entre la menace d'une déconsidération mo- 
rale, de la colère des mères de famille, du mépris des 
gens pudibonds, et la certitude de la malédiction castil- 
lane, j'ai hésité un instant, je l'avoue ; des uns j'èspèrc 



A M. CHARLES NODIER. xxrii 

quelques heures d'avenir littéraire, des autres quelques 
jours du bonheur de ce monde. J'ai été faible, la considé- 
ration morale Ta emporté sur la gloire, Thomme privé sur 
le traducteur, et dans un bel accès de vertu j'ai biffé im-> 
pitoyablement vingt lignes de Quevedo. Puisse ce crime 
m'ètre paf'dppné, puissent mes juges de Castille me faire 
grA^ en cpnsyidération du danger que j'ai couru, puisse 
le monde me donner quelques joies en payement du sacri- 
fice que lui a fait ma conscience de traducteur ! 

le n'ai donc été traducteur rigoureux que dans la pro~ 
portion de quatre*yiDgt-dix-huit pages sur cent; mais pour 
cesi^piatre-yingt-dix-huit pages, j'ai été fidèle autant que 
traducteur peut l'ôtre ; j'ai accepté courageusement le déft 
qui tm'avait ét^ porté de reproduire les originalités du Ta^ 
caôo, Qt je n'ai pas pris prétexte pour les éluder, de la fa- 
culté que je m'étais ^nnée de n'être quelquefois qu'imi- 
tateur.. 

J'ai profité cependant de cette faculté pour quelques 
augmentatipns peu importantes qui m'ont semblé pouvoir 
accroître l'intérêt du livre; ainsi, laissant intact à quel- 
ques conditions près d'ordre, de classement et de bienr 
séance^ te: Tacano de Quevedo, j'y ] 9À ^ajouté un pro- 
logue et un épilogue doi^t l'idée prise à une autre œuvre 
du 9»é(|q6 aut^iur, ia Fonyna eon sesp, m'a semblé se ratta* 
cher a la pensée philosophique qui domina dans tout l'ou- 
vrage* Pri^tant encore de l'exemple de Cervantes, d'Ës- 
pinel) deGu^vara et même de lé Sage, j'ai intercalé dans 
le courant du livre» une seule fois, et en place d'un récit 
de fort maiivais goût, un épisode plein d'originalité puisé 
dans U9. autre ouvrage de Quevedo et qui ne suspend que 



XXIV LEÏTRK 

pendant quelques instants et d'une manière amusante la 
série des aventures de Pablo. Ces épisodes jouent le rAie 
de pièces de marqueterie qu'on pourrait facilement enle- 
ver, sans nuire à l'intérêt du roman, si Ton voulait le ra- 
mener à sa composition primitive. 

Pour être original jusqu'au bout et pour suivre en cela 
Tusage généralement adopté par tous les écrivains de son 
temps, Quevedo a laissé inachevé le récit des aventures de 
son héros. Comme Cervantes avait fait pour dcn Quichotte, 
Rojas pour la Célentïne, Calderon et l.ope de Vega pour 
plusieurs de leurs œuvres poétiques, Quevedo s*est arrêté 
tout court, ennuyé sans doute de contraindre son génie 
vagabond à suivre une même pensée, un même sujet et 
un même homme pendant trois cents pages. Une telle 
manière de terminer un livre ne pouvait être du goût 
de nos jours ; la faculté que je m'étais donnée d'imiter, 
de retrancher, d'ajouter impunément, me faisait un de- 
voir de compléter les joyeuses aventures de Pablo, et fort 
heureusement pour ma paresse et mon insufflsance, j'ai 
trouvé dans le Buscon de M. de la Geneste une fin assez 
ingénieuse qu'il a oublié de ne pas attribuer à Quevedo 
et dont je me suis emparé, le n'ai toutefois accepté la res- 
ponsabilité de ce dernier chapitre que sous la condition 
de le traduire du français de 4644 au français d'aujour- 
d'hui, d'en supprimer d'interminables longueurs, et de le 
ramener à la pensée dominante du roman dont il me pa- 
raissait s'éloigner d'une manière trop heureusie pour 
Pablo. 

Voilà, monsieur, ce que j'ai fait. Dieu veuille, mais je 
crains le contraire, qu'un peu de succès vienne justifier 



A M. CHARLES NODIRR. \\\ 

tant de hardiesses et désarmer ta critique ; en cela votre 
bienveillant patronage me sera une égide derrière laquelle 
je craindrai moins le danger. 

Il me reste à traiter une question qui pourra paraître 
minime, mais qui cependant m'a longtemps et sérieuse- 
ment occupé, je yeux parler du choix d*un titre. 

J*aYais à me décider entre le premier titre donné à son 
Œuyre par Quevedo : V Histoire du BuMCon, surnommé don 
Pablos ; le titre pris par M. de la Geneste : Hûtoire diver- 
iissanle de l'aventurier Buscon ; celui des éditions espa- 
gnoles modernes : le grand Vaurien, le grand Taquin ou 
enGn le fin Matois, titre choisi par le traducteur anonyme 
de la Haye. 

Un instant je penchai pour V Histoire du grand Vaurien, 
mais on me fit craindre que ce ne fût pour mon liyre une 
cause.de réprobation. leBuseon me semblait d'une triste 
harmonie poqr oos oreilles modernes qui aiment rharmo- 
nie ayant tout et qui veulent un titre qui sonne bien ; 
Matois était bien vieux pour un livre nouveau; il me 
sembla enfin que don Pablo de Ségovie, titre noble et ron- 
flant, plaçait toutde suite mon livre dans sa véritable famille, 
à côté de GO Blas de Santillane« du seigneur Guzman d\41- 
farache et du bachelier don Chérubin de la Ronda. 

Mais tout n*était pas dit : après avoir ajouté, d*après 
votre conseil. Tancien titre français VAreniurier Buscon^ je 
me croyais quitte avec les exigences de couverture et 
d'affiche, lorsque des Espainiols sont venus, qui, sévères 
sur les convenances, se sont offensés de me voir attribuer 
à un aventurier le ^lon nobiliaire et au55i dp Inp^ffler fMhf'# 

IV. 



XXVI LETTRE A M. CHARLES NODIER. 

au lieu de Pablos, c'estrà-dire fils de Pablo, selon le commun 
usage, puisque son père s'appelait aussi Pablo. Il ni*a fallu, 
monsieur, mettre en œuvre, pour combattre de telles 
exigences, des moyens de persuasion que j*eusse voulu 
réserver pour une cause plus importante. Je démontrai 
que Pablo« eût formé avec Ségovie, surnommé et Buscon, 
une réunion de sifflantes fort désagréables ; je rappelai que 
notre héros déclarait quelque part qu'il voulait être seul 
de sa race, et n*étre le fils de personne ; enfin, j'ajoutai 
que Pablo n'était pas le premier vaurien, le premier picnro^ 
le premier fils de rien qui se fût octroyé lé^on. Mes rai- 
sonnements, soutenus pour ce dernier cas par Texemple 
de Quevedo, ont heureusement été acceptés. 

Me voici donc resté possesseur de mon titre, et grâces à 
lui, mon livre est achevé. Le voici, monsieur, bien com- 
plet, annoté, corrigé, augmenté et illustré; couverture 
élégante, titre orné, beaux caractères, spirituelles vignet- 
tes, aventures joyeuses, bons mots et boni\^ f^ilosophie, 

rien ne lui manque si fait pourtant, il n'y a là 

que la statue, il faut encore un souffle qui l'anime, un 
peu de feu d'en haut qui lui donne la couleur, le mouve- 
ment et l'existence, cela ; monsieur, ne peut lui venir que 
par vous. 

A.Germond de Lavigne. 

Paris, Sdëceuibrc 1W2. 



\ MiiHsieiir (irniionil <lr bn^nr. 



MONSIEUH , 



,1 lu avec beaucoup d'intérêt et beau- 

»ap de reconnoissance la Lellrt; que 

'0U8 m'aveï fait l'honneur de m'adres- 

, à l'occasion de votre nouvelle tra- 

ion de Quevcdo. C'est un grand plaisir 

moi que de voir de jeunes talents 

ayer, par de fortes études, à lutlei- 

contre les difficultés d'une langue admirable, 

et s'approprier, do droit de conquête, ce qu'il 

y a de plus original dans ses tours, de plus 



xxviii LETÏRK 

caractéristique dans son esprit , de plus naïf 
dans son génie. J'avois éprouvé ce bonheur à 
la lecture de votre Célestine, et je dois déclarer 
ici que je suis de ceux qui n'ont pas répu- 
gné aux hardiesses un peu cyniques d'une ver- 
sion consciencieusement littérale. Le respect des 
mœurs a été la règle principale de ma vie litté- 
raire, et je crois avoir manifesté cette religieuse 
pudeur de la parole dans le très-petit nombre de 
mes foibles écrits, dont quelques personnes peu- 
vent se souvenir encore ; mais je sais que tous les 
genres de livres ne sont pas faits pour tous les 
genres de lecteurs, et qu'un traducteur, par 
exemple, manqueroit essentiellement aux devoirs 
d'exactitude et de fidélité qu'un ministère exigeant 
lui impose, en atténuant sous les nuances fardées 
d'une phraséologie prude ou coquette, les cou- 
leurs crues, hardies et souvent grossières de son 
texte. Ainsi, la Célestine n'est certainement pas 
destinée à faire jamais partie de la Bibliothèque 
des collèges ou du Théâtre des jeunes personnes^ 
mais cet ouvrage est un des monuments les plus 
importants de la littérature moderne, et il n'est 
pas permis de l'altérer. Les scrupules d'un lan- 
gage timidement épuré sont aux licences ingé- 
nues du moyen âge ce qu'est le badigeonnage aux 



A L'AUTEUR. xxix 

vieux édifices. L'abbé de Marsy n'est parvenu 
qu'au ridicule en corrigeant Rabelais. 

Vous étiez plus à votre aise avec Quevedo^ esprit 
leste et audacieux, mais exercé par une éducation 
élevée aux bienséances d'un siècle plus avancé 
en civilisation, comme on dit aujourd'hui. Quevedo 
n'a pas moins de dévergondage dans les idées et 
dans les mœurs que l'auteur ou les auteurs de la 
Cékstiney mais il est un peu plus méticuleux dans 
l'expression 9 parce que l'époque où il écrit, et 
qu'il a parfaitement appréciée, commence à se sou- 
mettre au respect des convenances. L'effronterie 
de son franc-parler ne va jamais jusqu'à l'obscé- 
nité, ou n'y touche qu'avec réserve; il a donc 
contribué de ses propres efforts à rendre vo}rc 
traduction moins oseuse et, par conséquent, moins 
difficile ; mais quels autres obstacles n'a-t-il pas 
opposés à votre courage dans la lutte périlleuse 
que vous tentiez contre lui ! Quevedo, que l'Es* 
pagne rapproche trop de Cervantes, et que nous 
faisons descendre trop près de Scarron, est un 
écrivain tout à fait à part. C'est un homme du 
monde d'un génie excentrique , dédaigneux , nar- 
quois, qui parott merveilleusement organisé pour 
Tobservation , mais qu'un instinct particulier k 
son caractère, et probablfrncnt développa* par s^v 



XXX LKTTRt 

habitudes, porle à n^envisager les personnes et 
les choses que sous le point Je vue grotesque. 
Son style, c est lui-même, partout évaporé, vaga- 
lx>nd, entreprenant; souvent éblouissant de bril- 
lantes lueurs, de vives étincelles, de traits inat- 
tendus qui se traduisent sous la plume ivre en 
loi les hyperboles et en burlesques fantaisies, sail- 
lies fougueuses et désordonnées comme la verve 
qui s'allume ; plus souvent encore, traînant, fati- 
gué, presque lâche, vivant de redites au lieu d'in- 
spiralions, ne s'échauffant qu'aux dépens des sou- 
venirs d*une gaieté qui s'use, et pâlissant peu à 
peu comme la verve qui s'éteint. Voilà ce qu'il 
falloit sentir, voilà, chose bien autrement dange- 
reuse à essayer, ce qu'il falloit faire sentir au 
lecteur françois, pour lui donner une idée com- 
plettement satisfaisante des œuvres facétieuses de 
QaeveJo. ( Il est bien entendu entre nous que je 
ne parle pas des autres. ) 

Pour réussir dans une pareille entreprise, il 
falloit autre chose qu'une étude approfondie de 
cette belle langue espagnole qui nous est si clière 
:i tous deux. Il falloit se laisser entraîner à Tessor 
({uelquefoiè extravagant de Queieio^ et savoir vo- 
ler de ses ailes. Mon amitié vous a longtemps suivi 
d'un œil inquiet dans ce voyage aventureux ; vous 



A L'AUTEUR. xxxi 

en êtes heureusement revenu avec tout le succès 
que vous pouviez en attendre, et je suis heureux 
d'être le premier à conslater votre triomphe. 

Charles Nodier , 

clf l 'Académie (raïKliM- 



l'KOLOGlE. 



upiler, devenu vieux, se prit un jour d'une 
grande colère ; il criait à s'égosiller, et 
jamais l'Ulympe, à part les cris de l'oiseau 
de Junon , n'avait entendu des sons plus 
isgracieus. Le maître des bumains fit 
ner ordre aux dieux de se rendre au 
ieil, et tous accoururent en tumulte '. 
n première ligne venait Mars, le don Qui- 
chotte des dettes ; il était revêtu de ses armes, le morion en 
lète, et portait d'un air fanfaron ses jnsignesde garde cham- 
pêtre. A son c6té était Bacchus, le glouton de céans, coiiïé 



« DON PABLO 

tour, se nouaient et se dénouaient. Derrière la Fortune 
venait TOccasion, en manière de suivante. Les traits du 
visage de celle-ci étaient des plus gothiques ; sa tête était 
luisante et chauve comme un miroir, et portait au sommet 
du front une mèche unique de laquelle on n'aurait pu 
faire une moustache. 

— Mes )eux sont à Tombre, dit ta Fortune en prenant 
place ; ma vue est à l'aveuglette, je ne puis donc savoir qui 
vous êtes, vous ici présents; soyez ce qu'il vous plaira, je 
m'adresse à vous tous et à toi surtout, Jupin, qui ne fais 
plus gronder ta foudre que pour couvrir les quintes de ton 
asthme. ^ Di^moi, je te prie, par quelle fantaisie tu mv 
fais appeler, moi que tu as oubliée depuis tant de siècles ^? 

Le tout-puissant Jupiter se hâ(a de répondre. 

— Écoute-moi, ivrognesse, lui dit-il; tes folies, tes mé- 
chancetés et tes caprices sont au comble. Tu as laissé 
croire k la gent mortelle que, parce que nous t'avons mis 
la bride sur le cou, il n'y a plus de dieux, et tout marche 
en dépit du sens commun. Us prétendent, en bas, que tu 
accordes aux délits ce qui est dû aux mérites ; que tu 
donnes au péché les récompenses de la vertu ; que tu élèves 
sur les tribunaux ceux que tu devrais hisser à la potence ; 
que tu donnes les dignités à ceux dont tu devrais cou- 
per les oreilles; que tu appauvris ceux que tu devrais en- 
richir. 

La Fortune changea de couleur à cette apostrophe. 

— Je sais ce que je fais, répondit-elle avec colère ; dans 
toutes mes actions mon pied ne perd pas la boule. Je suis 
plus sensée que vous tous, et si les humains sont mé- 
chants, c'est pour avoir imité vos désordres. Toiquim'ap> 



DE SÉGOVIE. 



< 



pelles inconséquente et ivrognesse, souviens-toi que tu as 
fait le bec d'oie pour tenir conversation avec Léda ; que tu 
t'es répandu en petite monnaie pour Danaé ; que tu as 
beuglé comme un veau pour Europe — Inde tot^o palet* 
— que tu as fait mille autres folies, mille autres sottises ; 
que de tous ceux et celles qui renvironnent, il n'en est pas 
un qui n'ait fait le geai, la pie, le corbeau ou quelque autre 
sot oiseau pour contenter un besoin d'amourette. 

Toute l'assemblée chuchota. Vénus essaya de rougir et 
feignit de cacher son trouble derrière son éventail. Mars, 
par contenance, roula sa moustache ; et pendant que Bac- 
chus ronflait, Junon lança vers Ganimède son regard le 
plus haineux. 

— ^ M'en reprochera-t-on autant, continua la Fortune ; 
ai-je jamais été amoureuse? Amoureuse, moi ! Je suis 
aveugle, et le bandeau que vous m'avez mis sur les yeux 
me rend sourde à moitié ! S'il y a en bas des gens méri- 
tants mis à l'écart, des gens vertueux sans récompense, 
toute la faute n*en est pas à moi ; à beaucoup j'offre ce 
dont ils sont dignes ; s'ils refusent, ; qu'y puis-je faire ? Les 
uns ne se donnent pas la peine d'allonger la main pour 
prendre ce que je leur destine ; les autres me l'arrachent 
sans que je le leur offre ; ceux-ci ne savent pas conserver les 
biens que je leur donne, et m'accusent de les leur repren- 
dre ; ceux-là me reprochent d'accorder à leurs rivaux des 
faveurs qui, chez eux, seraient plus mal placées. Laissez- 
les dire : ma sœur la Justice leur mesurerait tout cela 
à la balance qu'ils trouveraient encore le moyen de se 
plaindre. 
— Je te voudrais un peu plus sévère et moins incon- 



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DE SÉGOVIE. 9 

chacun avec ce qu'il mérite. X'ai dit, choisis Theure et le 
jour. 

— ^ Pourquoi diflférer ce qui doit être? reprit la For- 
tune ; mettons-nous à Tœuvre séance tenante : quelle 
heure est-il ? 

— Nous sommes aujourd'hui au 20 Juin, lui dit d'un 
air boudeur le Soleil, prince des horlogers, il est trois 
heures trois quarts et quatorze minutes du soir. 

— Eh bien donc, repartit la Fortune, à quatre heures 
nous verrons ce quise passera sur terre. 

Là-dessus elle se mit à graisser Tessieu de sa roue et 
attendit. 

— 11 est quatre heures, sonna Phébus. 

— Allons donc ! cria la déesse, à chacun selon ses œuirres ! 
Et elle lâcha sa roue, qui, lancée dans Tespace comme un 
ouragan, tomba sur le monde, le parcourut en tourbillon- 
nant, et y mit tout dans une efllrayante confusion. 

Ce ne f^t pendant toute cette heure que chirurgiens 
saignés à blanc; alguazils battus et pendus ; apothicaires 
empoisonnés; parvenus renvoyés à leurs moutons; jolies 
femmes retournant en détail chez le parfumeur, chez le 
coiffeur, chez la couturière, chez le marchand de couleurs 
et restant à rien ; nobles d'emprunt désarmoriés ; palais bâ- 
tis par des fripons, démolis en un tour de main et rentrant 
pierre par pierre, meuble par meuble, chez leurs proprié- 
taires véritables ; avocats devenus bègues ; inquisiteurs 
brûlés vifs. Un tavernier fut mis à la question liquide avec 
du vin frelaté ; un cordonnier à la question du brodequin; 
un avare fut enfermé dans un coffre -fort vide; des tailleurs 
furent écorchés vifs et des bohémiens firent des tambours 

2 



10 DON PABLO 

avec leur peau ; un alguazil, qui de sa vie n'avait empoigné 
personne, fut berné; il fut remplacé par un procureur qui 
prétendait ne jamais prendre assez ; deux grands seigneurs 
qui se pavanaient dans un magnifique carrosse furent en- 
levés de leurs coussins moelleux et condamnés à décrotter 
ceux qu'ils avaient éclaboussés ; deux pauvres nègres qui 
passaient furent mis à leur place. 

On vit un âne qui rendait à son maître les coups de 
bâton qu'il en avait reçus ; un homme que des oies fai- 
saient danser pieds nus sur une plaque de tôle rougie au 
feu ; un autre que trois dindons engraissaient et engavaient 
comme ils avaient été engavés; un barbier qu*on rasait 
avec un couteau ébréché ; un entrepreneur de mariages 
qui, forcé d'épouser une de ses clientes, se pendit de dé- 
pit; un moine qui, condamné à la sobriété, aima mieux se 
laisiser mourir de faim ; un familier du saint-ofQce qui* 
n'ayant personne à dénoncer, se dénonça lui-même. 

Un gargotier fut réduit pour le reste de ses jours à 
vivre de vieux cuirs et d'eau salée ; un flatteur fut enfermé 
avec un sourd ; six parasites avec le gargotier ; une co- 
quette avec un idiot. On condamna une médisante à élever 
des perroquets ; un avare à n'avoir jamais plus de deux 
réaux à la fois ; un ambitieux à tondre les mules ; un gref- 
fier à écrire en fin ; un voyageur à dire la vérité. Deux rois 
cédèrent leurs trônes à un nouvelliste qui n'avait iigurié 
personne et à un médecin qui avait guéri tous ses ma- 
lades. 

On vit, — car la Fortune est bizarre même lorsqu'elle 
veut être juste, — un pauvre aveugle à qui échurent des 
tableaux de prix... Il les changea contre un bâton, une 



DE SÉGOVIE. H 

écuelie et un caniche ; les chevaux de selle d'un riche ama* 
teur échurent à un cul-de-jatte qui, n'en pouvant rien 
faire, les vendit et s'acheta une jatte et des manchettes 
neuves. On rencontra un homme parfaitement vertueux ; 
on lui donna le harem du Grand Turc afin de perpétuer sa 
race; on découvrit un procureur intègre; ne sachant 
quelle récompense donner à un tel mérite, on le donna... 
pour exemple *. 

L'heure avançait, et les dieux, qui avaient suivi avec 
grande attention les capricieuses évolutions de la roue de 
dame Fortune, paraissaient moyennement satisfaits; ils 
eussent voulu plus de scandale, et ces petits événements, 
faciles à prévoir, ne les amusaient pas. La Fortune s'en 
apercevait et riait sous cape ; elle se frottait les mains, et 
l'Occasion, qui pour la première heure de sa vie n'avait 
rien à démêler avec les humains, l'entendait marmotter 
tout bas et à chaque instant : « Je le leur disais bien... i à 
quoi bon tout ce désordre, les hommes en seront-ils meil- 
leurs?.... Laissons les choses comme elles sont.... tout est 
pour le mieux. » 

En ce moment cependant un nouvel épisode attira l'at- 
tention un peu endormie de la divine assemblée. Dans les 
rues d'une ville d'Espagne, c'était Ségovie, la capitale de la 
VieiUe-Castille, un triste cortège défilait. En tête marchait 
un crieur public ; il s'arrêtait de temps à autre, déployait 
un papier, et lisait une sentence qui commençait par cette 
invariable formule : 

— L'homme que voici a été condamné pour.... 

Ge crieur avait la voix éraillée, et les dieux, placés un 
peu trop loin, n'en purent entendre davantage. Un al- 



V2 DON PABLO 

4*. 

^azil suivait ; il était monté sûr An genêt fourbu, dirapc 
dans une cape trouée,^1itlt portait fièf€iiB6iit sa baguette 
blanche. A quelques pas en arrière, ilti jusqu'à la cein- 
ture, la tête couverte d'une capuche de laine, venait un 
pauvre diable qu'on menait pendre ; il était hissé sur un 
âne, les mains attachées sur la poitrine ; il paraissait jeune 
encore et fort peu affligé de se voir en si pénible extrémité. 
Le bourreau qui le suivait pas à pas, et qui, de temps à 
autre, lui chassait les mouches des épaules à Taide d'un 
fouet de cuir, était un homme de belle taille, mais vieilli 
avant l'âge. Son front était bas et sombre, son regarâ terne 
et méchant, ses lèvres pendantes, sa démarche avinée. C'é- 
tait la brute chargée d'exécuter passivement les volontés 
de l'intelligente justice. On lui avait dit de pendre, il y 
allait; de frapper, et il frappait •. 

Le peuple suivait en tumulte ; les enfants criaient au 
bourreau de frapper plus fort ; quelques vieilles femmes 
injuriaient le patient, lui jetaient des trognons de légumes 
et cherchaient à lui faire perdre un peu de sa sérénité. 

On arriva de la sorte à la potence. Les alguazils firent 
ranger les curieux en cercle ; l'échelle fut dressée ; le pa- 
tient sauta à bas de son âne ; on lui délia les mains ; il 
monta lentement suivi du bourreau, et arrivé sur la tra- 
verse, il s'y assit, prit la corde, en ajusta le nœud, et at- 
tendit. 

C'est alors que passa près de là la roue de la Fortune. 
L'heure de la volonté de Jupiter avait sonné pour Ségo- 
vie, et en un clin d*œil, comme par un coup de baguette, 
les rôles furent changés ; le bourreau se trouva pendu à la 
place du patient qui, debout sur le sommet de la potence. 



DK SÉGOVIE. ^5 

en costume de bourreau, regardait en pleurant son sup- 
pléant qui se débattait. 

Cette scène inattendue émut vivement la divine assem- 
blée ; cette étrange substitution de victimes, ces larmes du 
jeune homme au moment où il échappait au supplice, por- 
tèrent au comble la stupeur et la curiosité. Vulcain était 
béant comme au jour où il surprit Mars et Vénus ; Mars ju- 
rait ses grands dieux qu'il n'avait jamais rien vu de pa- 
reil, et offrait de se couper la gorge avec quiconque dirait 
le contraire ; Apollon promettait de faire un poëme là-des-' 
sus ; Bacchus ronflait un peu plus fort ; Vénus, Junon, Mi- 
nerve elle-même, avaient les yeux hors de tête, le cou 
tendu, les narines ouvertes, les lèvres pâles ; la curiosité 
n'embellit pas, et certes Paris, ce jour-là, n'eût donné la 
pomme à aucune d'elles. 

La Fortune, accablée de questions, répondit qu'elle n'é- 
tait pour rien dans l'aventure ; Jupiter, sollicité par tous 
et plus intrigué que chacun, décida que Mercure irait in- 
continent faire une enquête. 

Mercure disparut. 

Tout aussitôt un cavalier se fit jour à travers la foule 
d'un air d'autorité. 11 était mis avec grande élégance ; son 
haut-de-chausses et son pourpoint, relevés de crevés de 
satin blanc, étaient du velours le plus fin. H était armé 
d'une longue rapière, et sa main gauche, appuyée sur la 
garde, en faisait relever la pointe vers le ciel. 11 portait un 
collet à la grande mode, droit et empesé ; une chaîne d'or 
brillait sur sa poitrine, une boucle d'or retenait la plume 



44 DONPABLO 

de Bon chapeau; sa moustache était des mieux cirées et des 
plus relevées, et ses loogs éperons rendaient un son ai^n- 
tin. Il marcha en dandinant Jusqu'au milieu du cercle 
formé par le peuple : arrivé là, Il s'arrêta, se posa de l'air 



le plus spadassin du monde, le poing sur la hanche, la téU- 
inclinée, et dirigea vers le ciel un sourire et un geste des 
plus insolents. 



DE 8ÉG0VIE. * 15 

Jupiter, indigné, saisit sa foudre, la secoua, mais pas 
une étincelle ne jaillit de Farme impuissante. Le spadassin 
souleva son large chapeau, salua, et sa chevelure, en s'é- 
cartant, ayant laissé paraître un bout d'aile de pigeon, 
tout VOiympe reconnut Mercure et se laissa aller à un rire 
homérique. 

Le messager des dieux s'approcha de la potence, d'où 
le nouveau bourreau descendait en pleurant de plus belle. 
Mercure lui frappa sur Tépaule, lui dit quelques mots à 
Toreille, et tous deux, traversant de nouveau la foule que 
les alguazils dissipaient, s'engagèrent dans une rue déserte 
et sombre, au milieu de laquelle s'élevait une maison in- 
habitée. Ils frappèrent, la porte s'ouvrit, le bourreau passa 
le premier, puis. Mercure ayant fait un signe, l'Olympe 
tout entier descendit. 

Un instant après, dieux et déesses, vêtus en grands sei- 
gneurs et en grandes dames du temps, étaient assis en 
cercle dans la salle d'honneur de la maison inhabitée. Mer- 
cure attendait avec son compagnon dans une pièce voisine; 
dès que tout le monde fut placé, remplissant les fonctions 
d'huissier introducteur, il ouvrit la porte à deux battants, 
prit par la main le jeune bourreau auquel il recommanda 
de faire bonne contenance, et le conduisant au milieu du 
cercle, il annonça à haute voix : 

— Pablo de Ségoyie *® ! 

A ce nom, la Fortune se mit à rire. 

— Je te connais, s'écria-t-elle, c'est un de mes... 



(6 DON PABLO DE SËGOVIF.. 

— Silence, madame ! fit Jnpin du too d'un alcade-may or. 
Jeune homme, sojei le bienveoD . veuillei satisfaire la vive 
curiosité que tous aret eicilée, toute notre attention tous 
est acquise. 

Le jeune bourreau, revena de son émotion, salua «Tec 
aisance, prit place sur le siège que Hercure lui avait avancé, 
soutint même arec assurance te regard un peu penistant 
de Vénus ; puis, ayant un instant recueilli ses souvenirs, il 
toussa, et parla de la sorte : 



CHAPITRE I 



Dans 1e<tuel Pablo raconte ce qu'il est et il'où il ffeni. 



ElGNBUBS, je suis de Ségovie; mon père, 
nriginaire de la même ville — Dieu le re- 
tienne aux cieus — , se nommait Clément 
Pablo. Il était, selon l'expression vulgaire, 
irbier de son métier; mais ses pensées 
lient trop relevées pour qu'il se laisstt 
imer ainsi ; il se disait tondeur déjoues et 
9ur de barbes. C'était, dit-on, un homme 

grande capacité , et cela est croyable si 

l'on en juge par ce qu'il buvait '. Des mau- 
} langues assuraient qu'il était peu délicat sur les 



2« DON PABLO 

mo}ens d^acquérir, ot qu'il échangeait volontiers de très- 
petits enjeux contre de gros profits, ce qu'on appelle jouer 
le deux de trèfle contre Tas de carreau ; d*autres préten- 
daient qu'il avait dressé un mien frère, âgé de sept ans, 
à 8*approprier la substance des poches des pratiques qui 
venaient se faire raser. Hélas ! mon père ne put profiter 
longtemps des rayissantes dispositions de ce petit ange, 
qui mourut en prison et sous le bâton. Mon père lui- 
même, poursuivi peur ces enfantillages et quelques autres 
semblables, f\it arrêté ( mais Justice lui fut bientôt ren- 
due, et tiré de prison avec tous les honneurs de la guerre, 
il fut ramené chez lui en grande pompe. J'étais bien petit 
à cette époque ; je me souviens cependant qu'on le mit sur 
un âne pour lui épargner la fatigue du trajet, et que le 
cortège qu'on lui donna ne voulut le ramener qu'après 
l'avoir promené par la ville et après avoir proclamé à tous 
les carrefours de quel crime il avait été faussement accusé '. 
Aussi, depuis cette époque, on eut beau faire, il fut tou- 
jours sur ses gardes, 6t on ne put trouver aucun moyen de 
lui rien reprocher ). 

Ma mère se nommait Aldonza Saturne de Rebollo ; elle 
était fille d'Octave de Rebollo Codillo, et petite-fille de 
Lépide Ziuraconte '. Ainsi que tous les Espagnols, elle 
était très-fière des noms de ses ancêtres et prétendait des- 
cendre en ligne droite des triumvirs romains. Elle était fort 
jolie et fort célèbre surtout, car tous les chansonniers d'Es- 
pagne s'exercèrent sur elle ; ses manières étaient tellement 
gracieuses, qu'elle ensorcelait tous ceux qui avaient affaire 
à elle : cependant elle n'ensorcela pas complètement la 



À 



DE SÉGOVIE. 2i 

justice ; car, à propos de je ne sais quelle petite histoire 
scandaleuse, peu s'en fallut qu'on ne la fit paraître en 
public avec un vêtement de plumes *. On l'accusait, en 
un mot, de se mêler de sorcellerie, de faire des philtres 
pour les amants, de la teinture pour les cheveux blancs, et 
les savants du pays la surnommaient algébriste d'amour, 
pour dire que sa science en pareille matière égalait la per- 
fection de l'algèbre en matière mathématique ^. 

Quoi qu'il en soit de ces accusations, je puis certifier que 
ma mère s'imposait une pénitence sévère. Sa chambre, où 
seule elle entrait, — et moi quelquefois, car j'en avais la 
permission quand j'étais petit, — était remplie de têtes de 
mort, et vous savez, seigneurs, qu'il n'est pas une dame 
espagnole qui n'en ait une sur son prie-Dieu ; elle disait 
que si elle en avait en si grande quantité, c'était pour ne 
pas perdre un seul instant le souvenir de notre fin der- 
nière. Son lit était soutenu par des cordes de pendus, et 
elle me disait quelquefois : 

— i Vois-tu? c'est à l'aide de cet exemple permanent 
que je donne des conseils à ceux à qui je veux du bien ; 
je leur dis que, pour se garantir d'un collier de cette es- 
pèce, ils doivent vivre sans cesse la barbe sur l'épaule ^, se 
conduire avec une prudence excessive et ne pas laisser le 
plus petit indice pour donner prise sur eux. 

Quand je devins grand, 11 fallut me choisir un état, et 
mes parents ne purent s'accorder. Je m'étais senti dès 
Tenfanee des idées relevées et indépendantes, et le métier 



de moB père, aussi bien que celai de ma mère, quand je 
les connus, ne me séduisirent nullement. 

— HOD enfant, disait mon père, l'état de Toleor n'est 
pas un art mécanique, c'est une profession libérale ; oeloi 
qui dans ce monde ne se sert pas de ses mains pour voler, 
ne peut y vivre. ^ Sais-tu pourquoi les alguaiils et les al< 



cades nous aiment ri peu? Ils nous pourchassent, ils nous 
battent, — et le brave homme avait la larme à l'ceil an 
souvenir des rades épreuves supportées par ses cdies, — 



DE SÉGOVIË. 25 

ils nous pendent même sans s'enquérir si notre dernière 
heure est venue : ^sais-tu pounfuoi? c'est qu'ils ne vou- 
draient pas que là où ils sont il y eût d'autres voleurs 
qu'eux et leurs dévoués ; mais heureusement notre pru- 
dence nous garde de leurs griffes. Quand j'avais ton âge, 
mon enfant, je travaillais déjà, j'exploitais les rues, les 
places, les promenades, et je fré€[uentais surtout les églises, 
— non pas cependant que je fusse bon chrétien. — J'ai été 
pris plus d'une fois, les bourreaux m'ont fait chevaucher 
de temps à autre sur le chevalet de la torture, et l'âne ne 
m'eût pas manqué si j'eusse avoué quelque chose ^ ; mais, 
grâce à Dieu, je n'ai jamais rien confessé, si ce n'est selon 
les principes de la sainte mère Église, et c'est autant en 
agissant de la sorte qu'à l'aide des petits profits de mon 
métier, que je suis parvenu à soutenir ta mère aussi ho- 
norablement que possible. 

— Vous m'avez soutenue I s'écria celle-ci avec colère, et 
redoutant déjà que, séduit par mon père, je ne préférasse 
son métier à celui de sorcellerie ; ^ comment m'avez-vous 
soutenue? ^N'est-ce pas moi qui vous ai fait vivre, moi qui 
TOUS ai tiré de prison à force de ruse et d'adresse, qui vous 
y ai entretenu d'argent? ^Si vous ne confessiez rien, était- 
ce par courage, ou plutôt grâce aux philtres que je vous 
donnais ? Si je ne craignais qu'on ne nous entendit dans la 
rue, je vous rappellerais ce jour où j'entrai dans votre 
prison par la cheminée et où je vous fis sortir par le toit. 

Elle en eût dit bien davantage, tant elle était en colère, 
si, par les mouvements qu'elle se donnait, elle n'eût dés- 



2f DON PABI.O DR SÉGOVIR. 

enfilé son rosaire : — c'était une collection df donts de 
pauvres diables auxquels elle avait procuré ta paix de 
l'autre monde. 

Je dis à mes parents que Je voulais positivement ap- 
prendre à être vertueux et cultiver mes bonnes disposi- 
tions ; que Je les priais de me mettre à l'école, parce qu'on 
ne pouvait rien faire dans ce monde si on ne savait lire et 
écrire. Ils grognèrent un peu entre eux et finirent par ap- 
prouver mes projets. Ma mère se mit à renfiler ses dents, 
et mon père s'en alla, — ainsi qu'il nous le dit lui-même, 
— couper à quelqu'un soit la barbe, soit la bourse. Je 
restai seul, remerciant Dieu de m'avoir donné des parents 
si habiles et si jaloux de mon tmntieur. 



M^:^^ 




4 



CHAPITRE II. 

Couiraeni Pablo ail* t l'école at c« qui II 



E leademaln, on m'avait acheté un abécé- 
daire, et le magÎBter était prérmu. J'allai 
donc à l'école ; le magister me reçut très- 
gracieusement , en me disant que J'arab la 
ne d'un garçon d'eqirit et d'intelUgeoce. 
si , pour ne poiDt le démentir , j'appris 
bien mes leçons. Le mattre m'avait placé 
auprès de lot; Je gagnais des bons points presque tous 
4fl8 Jours en venant le premier, et je m'en allais le der- 
nier afln de faire quittes comniisaiong pour madame, 
— c'était la femme du maître. — Mes gwtBlesm me ga- 



iK DON PÂBLO 

gnnicnt les bonnes gréées de tout le monde ; cela alla 
même trop loin, car les autres enfants devinrent Jaloux de 
moi, et unirent par me déclarer une guerre acharnée. On 
me fit d*abord un crime de la simplicité du nom de mon 
père, et je fus baptisé de vingt sobriquets empruntés aux 
habitudes de son métier. Ainsi on m'appela don Pablo du 
Rasoir et don Pablo de la Ventouse. L*un prétendait que 
ma mère était une sorcière et qu'elle avait de nuit sucé le 
sang à deux petites sœurs qu'il avait perdues. L'autre di- 
sait à qui voulait l'entendre que mon père allait de maison 
en maison pour en chasser les rats, ce qui n'était pas vrai ; 
mais cela lui servait de prétexte pour appeler mon père 
chat et ratière vivante, ce qui veut dire, en langage popu- 
laire, escroc et filou. Puis d'autres encore, brochant sur 
le tout, et disant que j'étais le fils d'un chat, m'appelaient 
minet ou miaulaient quand Je passais près d'eux. Quel- 
ques-uns feignaient de vouloir prendre ma défense, et sou- 
tenaient que ma mère était une sainte femme, digne d'être 
canonisée et de porter le bonnet d'évèque *. En un mot, 
tous se donnaient le mot pour me ronger les talons ' et 
m'abreuver d'amertume. J'y étais certes sensible, mais Je 
dissimulais. Je supportai tout cela avec courage, jusqu'au 
Jour où un gamin eut l'audace de m'appeler fils de. . . ( par- 
don, mesdames I )... fils de sorcière. { 

S'il m'eût dit cela tout bas. Je ne m'en serais pas fâché ; 
mais il le cria d'une manière si claire et si précise, que Je 
ne dus pas me contenir. Je ramassai une pierre et lui fen- 
dis la tête ; puis, courant me réftigier auprès de ma mère, 
je lui contai l'aventure. 




DE SÉGOVIE. 29 

— Tu as bien Tait, me dit-elle, bon sang ne peut men- 
tir; tu aurais dû seulement demander à ce gamin d*où il 
savait cela. 

— Ma mère, repris-Je, les camarades qui étaient pré- 
sents m*ont dit que j'avais tort de m'offènser ; ^ ont-ils 
parlé de la sorte i cause du jeune Age de Tinsolent ? Une 
chose me tourmente encore ; ^ pouvais-je lui donner un 
franc démenti? Ma venue en ce monde, ainsi que plusieurs 
me Font reproché, serait*elle le fruit d'un pique-nique '? 
Suis-je, en un mot, le fils de mon père^ 

* 

— Malepeste I s'écria-t-elle en riant ; ^ en sais-tu déjà 
tant? Tu ne seras pas un sot; tu es charmant, en vérité ; 
tù as bien fait de casser la tête à ce vaurien. De telles 
choses ne sont pas bonnes à dire, lors même qu'elles sont 
vraies. 

Je restai comme mort de honte à cette réponse. Je for- 
mai un instant le projet de m'emparer de tout ce que je 
pourrais et de quitter la maison de mon père ; mais je me 
contins : mon père alla soigner le blessé, le guérit, le cal- 
ma, et me renvoya à Técole, où le mattre me reçut fort 
mal. Mais, dès qu'il eut appris la cause de la querelle, il 
me tint compte du sentiment qui m'avait fait agir, et me 
fit meilleure mine. 

J'avais pour camarades plusieurs fils de gentilshommes, 
et entre autres celui de don Alonso Coronel de Zuniga ; 
j'étais son copain, c'est-à-dire que nous mettions en com- 



50 DON PABLO 

mun nos provisions de bouche. Don Diego m'aimait véri- 
tablement ; il est vrai que je changeais de toupie avec lai 
quand la mienne était meilleure ; Je lui donnais souvent 
des images, je lui enseignais à lutter, je jouais avec lui aa 
taureau *, enfin, je Tamusais toujours. Aussi, très-souvent 
les parents du jeune cavalier, voyant combien ma compa- 
gnie lui était agréable, faisaient demander aux miens de 
me laisser aller avec lui dtner, souper et quelquefois cou- 
cher. De la sorte, j'allais passer chez lui toutes les ftttes 
et Je le conduisais jusqu'à sa porte chaque Jour. 

Un des premiers jours d'école après Noël, il passa par la 
rue un homme nommé Ponce d'Aguirre, qu'on disait 
être conseiller. Le jeune don Diego m'appela : 

— - Écoute, me dit-il, appelle-le Ponoe-Pilate et sauve- 
toi. 

.Moi, pour foire plaisir à mon ami, j'appelai le passant 
Ponce-Piiate. Il se mit tellement en colère, qu'il s'élança à 
ma poursuite, un couteau a la main, de sorte que je fus 
forcé de fuir et de me réfugier dans la maison du mattre. 
L'homme entra après moi en vociférant ; le mattre s'inter- 
posa, le pria de ne pas me tuer et lui promit de me châ- 
tier. En effet, à l'instant même, il me fit mettre culotte 
bas, et, tout en me donnant le fouet, il me demanda : 

— Diras-tu encore Ponce-Pilate? 

— Non, monsieur, lui répondis-Je. 



DE SÊGOVIE. 51 

— Dira»4u encore Ponce-Pilate ? reprit-il une seconde 
fois. 

— Non, monsieur, non, monsieur, m'écriai-je à chaque 
coup. 

Dès cet instant, J*eus si grande peur de dire Ponce««Pi- 
late, ce séyère châtiment me fit une telle impression, que 
le lendemain, lorsque le mattre m*ordonna de réciter, selon 
Tusage, les prières aux autres écoliers, je m'arrêtai tout 
court «n arrivant au Credo, Remarquez l'innocente malice, 
j'avais à dire : il a souffert sous Ponce^PiUue^ je me sou** 
vins que j'avais promis de ne plus dire Pilate, et je dis : il 
a souffert sons Ponce d'Âguirre. Le mattre s'amusa telle- 
ment de ma simplicité et de la crainte qu'il m'avait inspi- 
rée, qu'il m'embrassa et me donna une exemption pour les 
deux premières fois que je mériterais le fouet. 

A quelque temps de là, vint le carnaval : le mattre, vou- 
lant amuser ses écoliers, décida qu'on ferait un roi des 
coqs ^. 11 désigna douze d'entre nous ; nous tirAmes au 
sort, et le sort me nomma roi. J'en donnai avis à mes pa- 
rents, afin qu'ils me procurassent un équipage conve- 
nable. 

Le jour venu, je me mis en marche sur un cheval étique 
et fourbu, qui faisait des révérences à chaque pas, non par 
excès d'éducation, mais parce qu'il était boiteux. Il avait 
une croupe de singe, la queue absente, un cou de cha- 
meau, plus long encore ; il n'avait qu'un œil, mais de pru- 



52 DON PABLO 

nelle point. Od devinait, en le voyant, à combien de péni- 
tences, de Jeûnes et d'humiliations le soumettait son 
maître pour lui faire gagner sa ration. Ainsi monté et lou- 
voyant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, comme le Pha- 
risien à la procession *, suivi de tous mes camarades en 
grand costume, j'arrivai à la place du marché (je frémis 
quand j'y pense ). En passant près des étalages des frui- 
tières, — Dieu m'en préserve à l'avenir ! — mon cheval 
vola un chou à Tune d'elles, et, sans être vu ni entendu, 
l'expédia vers son ventre, où il parvint en un instant en 
dégringolant par la gorge. La fruitière, sans pudeur 
comme elles le sont toutes, se mit à crier. Les autres ac- 
coururent, et avec elles une troupe de vauriens, et tous, 
saisissant des carottes grosses comme des bouteilles, des 
navets monstrueux et d'autres légumes, ils se mirent à en 
faire pleuvoir sur le pauvre roi. Moi, voyant à cette abon- 
dance de navets qu'il s'agissait d'une bataille navale, et 
qu'elle ne pouvait se livrer à' cheval, je voulus mettre pied 
à terre ; mais ma monture reçut un tel coup à la tète, 
qu'elle se mit à se cabrer, et nous allâmes rouler ensemble 
dans un égoul. Je vous laisse à imaginer dans quel état 
je fus mis. Mes compagnons s'étaient armés de pierres; ils 
donnèrent sur les marchandes et en blessèrent deux à la 
tète... La justice accourut, arrêta fruitières et enfants, re- 
cherchant tous ceux qui avaient des armes et les leur en- 
levant, car quelques-uns portaient des dagues et de petites 
épées pour compléter l'ornement de leur costume. On vint 
à moi, je n'avais plus rien, on m'avait tout enlevé avec ma 
cape et mon chapeau pour les mettre à sécher dans une 
maison voisine ; on me demanda mes armes, à quoi je ré- 



pondis, tout... crotté, que Je n'en avais pas d'autres que 
des armes offensives à l'encontre du nez. L'alguazil voulut 



n prison, et ne m'emmena pas, parce qu'Une 
sut par^ù m'empoiirner, tant j'étais. . . embourbé. 

Chacun s'en alla de son c6té, et moi Je quittai la place 
pour rentrer à la maison, mettant au supplice tous les nez 
que Je rencontrais sur mon chemin. Une fois au logis. Je 
contai à mes parents ce qui m'était arrivé, et ils se mirent 
dans une telle colère de me voir en pareil état, qu'ils vou- 
lurent me maltraiter. Je rejetai la faute sur cette éternité 
de rosse desséchée qu'ils m'avaient fournie ; je comptais 
qu'ils se tiendraient pour satisfaits de mes raisons ; mais, 
voyant qu'ils ne s'en contentaient pas, je sortis et- allai 
voir mon ami don Diego, que Je trouvai la tète cassée et 
ses parents décidés h ne plus l'envoyer à l'école. Là, J'ap- 



Si liON PABLO DE SÊOOVII-:. 

priRique ma rosse, se voyaDtclans un cas dlllidle, avait es- 
sayé de lancer deux ruades, mais elle était tellement dés- 
organisée, qu'elle se démit les hanches et resta dans la 
Fange, iidemi morte. 

Au résultat, j'en étais avec une Kte manquée, toute une 
population scandalisée, mes parents furieux, mon ami 
blessé, mon cheval mort ; je résolus donc de ne )ilus re- 
tourner à l'école ni à \a maison paternelle, et de rester à 
servir don Diego, ou, pour mieux dire, à lui tenircompa- 
gnie. Celte détermination fit grand plaisir k sa rnmille, car 
Diego paraissait fort content de mon amitié. J'écrivis 6 mes 
parents que je n'avais plus besoin d'aller i l'école, parce 
que, quoique je ne sussi; pas encore bien écrire, j'en sa- 
vais assez pour être un cavalier accompli, ta première con- 
dition étant d'écrire mal'; que, par conséquent, je re- 
nonçais à l'école pour ne pas leur causer de.dépen#es, et à 
leur maison pour leur éviter tout souci. Je leur jis où je 
restais, en quelle ([ualité. et enfin, que je ne les n 
que lorsqu'ils m'en dnnnpraienl la permission. 



CHAPITRE III. 



Comment Pablo «Dira dans uu peDsioiinal en qualité du doinasKque 
de doD Diego Coroiwl. 



N AloDBO prit un Jour le parti de mettre son 
)b en pension, autant pour l'éloigner des 
ouceurg de la maison palernelie, que pour 
'épargner le soin de son éducation, Inrormé 
y avait à Séf ovie un certain licencié nommé 
1, <|ui faisait profession d'élever les fils de 
le, il y envoya son fils, auquel 11 m'attacha 
comme compagnon et comme serviteur. 

Ce rot le premier dimanche de Carimeque noua devîn- 
mes les pensioniuilres de la faim personnifiée; je necon- 



r,s DON PABLO 

liais pas d'autres termes pour mieux dépeindre la ladre- 
rie de notre nouvel hâte. Cétait un roseau ambulant ; il 
n'avait qme de la longueur ; il avait la tète petite et les 
cheveux roux. Il est inatile d^en dire davantage àquicoB- 
que sait le proverbe : « Ni bon chat ni bon chien de pa- 
reille couleur. » Ses yeux étaient tellement logés au fond 
de la tète, qu*il avait Tair de regarder par des soupiraux 
de cave ; on eût prisces sombres orbites pour des boutiques 
de marchands ^ Son nez était à Tétat de problème... Sa 
barbe était pâle, par crainte du voisinage de la bouche, 
qui. affamée qu'elle était, semblait vouloir Tavaler. 11 lui 
manquait je ne sais combien de dents ; elles avaient été ren- 
voyées, je pense, comme fainéantes et vagabondes. 11 avait 
un cou d'autruche, et la noix tellement saillante, qu'elle 
semblait vouloir s'en aller pour cherc^r nourriture ail- 
leurs ; ses bras étaient desséchés, et chaque main pareille à 
une poignée de sarments. Vu de la ceinture jusqu'aux pieds, 
il ressemblait k une fourchette à deux d^its ou bien à un 
(pompas ; il marchait très-lentement, et, s'il venait à pren- 
dre la course, ses os sonnaient comme des cliquettes de 
ladre. Sa voix était exténuée, sa barbe longue, car, par 
économie, il ne se faisait jamais raser ; il disait, à ce pro- 
pos, qu'il éprouvait de telles nausées quand il sentait les 
mains du barbier sur son visage, qu'il se laisserait plutôt 
tuer que de consentir à cette opéra tf^n. C'était le serviteur 
d'un de ses pensionnaires qui lui coupait les cheveux. 

Les jours où il faisait du soleil, il portait un bonnet où 
les rats avaient fait mille chatières, et qui était rehaussé 
de garnitures de graisse. Ce bonnet était fait de quekiue 



DE SÉGOVIE. S9 

chose quiavaUéléârap. etdontladoublm-eétajtde crasse. 
Sa soutane, écourtée, râpée jusqu'à moitié de la corde, 
n'arait ni ceinture, ni col, ni poignets, e( lui-donnait l'air 
d'un croque-mort. Chacun de ses souliers eût pu servir de 
tombe à un Phitistio. Et son appartement I On n'j trou- 
vait pfts même une araignée... Son Ht était par terre, et il 
se couchait toujours sur un niénie c4té. de peur d'Oser ses 
draps; en un iriot. il était archipauvre, ^ te prMolypo 
de In misère. 



Tel était l'homme sous le pouvoir duquel je tombai en 



40 DON PÂBLO 

compagnie de don Diego. Le soir où bous arrivAmes, il 
nous montra notre logement, et nous adressa une courte 
allocution, qu'il ne fit pas plus longue, dans la crainte de 
dépenser du temps; il nous indiqua ce que nous avions à 
faire : nous y travaillâmes jusqu'à l'heure du repas, et 
nous descendîmes. Les maîtres mangeaient les premiers, 
et nous autres, les domestiques, nous les servions. Le ré- 
fectoivB était une pièce grande comme un demi-boisseau ; 
la table pouvait contenir jusqu'à cinq gentilshommes. Je 
commençai à regarder s'il y avait des chats, et, comme je 
n'en vis point, j*«n demandai la raison à un ancien domes- 
tique du logis, dont la maigreur portait témoignage de la 
triste chère de la pension. 

— Des chats! me dit-il d'un air désolé. Et qui vous a 
dit, à vous, que les chats fussent amis du jeûne et de la 
pénitence? A votre embonpoint, on reconnaît aisément 
que vous êtes nouveau ici. 

Cette réponse m'afQigea beaucoup, et je m'effrayai en- 
core davantage quand j'eus remarqué que tous ceux qui 
m'avalent précédé dans la pension étaient effilés comme 
des alênes, et qu'il semblait qu'ils se fussent fardé le vi- 
sage avec du diachylon Le licencié Cabra prit place et dit 
le bénédicité ; on apporta dans des écuelles de bois un 
bouillon si clair, que Narcisse, en voulant le boire, eût 
couru plus de dangers qu'à la fontaine; et tout aussitôt 
chaque convive mit ses doigts décharnés à la nage à la 
recherche de quelques poischiches, orphelins et solitaires, 
égarés au fond des écuelles -. 




DE SÉGOVIE. 44 

— 11 est certain, disait Cabra à chaque gorgée, que rien 
n'est comparable aupot^u-feu; qu'on dise ce qu'on vou- 
dra, tout le reste est vice et gourmandise. 

Puis, quand il se fut mis toute son écuelle sur Testo- 
mac, — Tout cela,. ajouta-Ml, est salutaire et développe 
Tesprit. 

Alors entra un jeune domestique demi-fantôme et si des- 
séché, qu'il segiblait que la viande qu'il apportait eût été 
enlevée sur lui-même. Un seul navet errait à l'aventure 
autour du plat 

— Comment, voilà des navets I dit le mattre ; il n'y a pas 
pour moi de perdrix qui vaille ce légume ; mangez, mes 
amis, je suis joyeux de vous voir à l'œuvre. Il partagea la 
viandeoentre tous en si petite quantité, que tout fut con- 
sommé par les ongles et par les dents creuses, et les en- 
trailles des CQ^vives restèrent excommuniées ^. 

— Mangez, mangez, disait Cabra en les regardant ; vous 
êtes jeunes, et j'ai grand plaisir à voir vos bonnes dispo- 
sitions. 

Hélas 1 quel régal pour de pauvres jeunes gens, que la 
faim faisait bâiller jusqu'aux oreilles ! 

Le repas achevé, il resta sur la table quelques rogatons, 
et dans le plat, de$ morceaux de peau et des os. 

— Ceci, dit le mattre, restera pour les domestiques, car 



42 DOIS PABLO 

ii faut aussi qu'ils maugent, et nous ne roulons pas tout 
prendre. Allons, cédons-leur la place ; et vous autres, allez 
prendre de Texercice Jusqu'à deux heures^ afin que ce que 
vous avez mangé ne vous fasse pas de mal. 

A ces mots, je ne pus m'empècher de rire à gorge dé- 
ployée. 

Le maître se mit en grande colère, me conseilla d'ap- 
prendre à être modeste, me débita trois oii^quatre vieilles 
sentences, et s'en alla. 

Nous primes place. Voyant la table si mal garnie et sen- 
tant mes entrailles demander justice, j'attaquai le plat en 
même temps que les autres, et, en ma qualité de plus grand 
et de plus fort, j'engloutis> deux rogatons sur troîs^ et un 
morceau de peau. Les autres s'étant mis à grogner, Ca- 
bra accourut, attiré par le bruit : « 

— Mangez en frères, nous dit-il, puisque Dieu vous 
donne de quoi ; ne vous querellez pas, il y en a pour tout 
le monde. Il retourna se promener au soleil, et nous laissa 
seuls. 

Il y avait parmi nous un Biscayen, nommé Surre, qui 
avait tellement oublié par où et comment on mangeait, 
que, s'étant emparé d'une croûte de pain, il la porta deux 
fois à ses yeux, et ne parvint pas, en trois fois, à l'ache- 
miner de la main à la bouche. 

Vous n'ignorez pas que, dans chaque maison, grande ou 





DE SÉGOVIE. 45 

petite, il existe une pièce qa*il importe à tout le monde de 
connattre et qu'on demande tout bas dès le premier Jour. 
Je me gardai d'oublier cette obligation, et je priai un an- 
cien de me faire les honneurs du logis. 

— Je ne sais ce que vous me demandez, me dit-il; cette 
pièce est inconnue dans cette maison de pénitence et de 
jeûne ; croyez-moi, pour une fois que cette curiosité vous 
viendra, faites com^ie vous voudrez ; voilà deux mois que 
je suis ici, et je n'ai eu cette idée que le jour où je suis en- 
tré, comme vous aujourd'hui, parce que j'étais encore fi- 
dèle aux usages de famille ; et, depuis, elle ne m'est plus 
revenue. 

Comment vous dépeindre ma peine et ma tristesse ? Con- 
vaincu qu'à l'avenir il devait eijjtrer si peu de chose dans 
mon corps, je n'osai, quelque envie que j'en eusse, en rien 
laisser sortir. Pour me distraire, j'allai trouver mon mattre. 
Nous causâmes jusqu'à la nuit ; don Diego me demandait 
ce qu'il devait faire pour persuader à son ventre qu'il avait 
mangé, parce qu'il n'en voulait rien croire. Cette maison 
était peuplée de défaillance autant qu'une autre le serait 
de hoquets. 

Vint rheure du souper ; le goûter s'était passé en blanc. 
Nous mangeftmes beaucoup moins ; on ne nous servit point 
de mouton, si ce n'est quelque chose d'aussi desséché que 
le mattre *. 

— H est fort salutaire et fort profitable, nous dit Cabra* 



44 DON PABLO 

de souper légèrement, afin de tenir restomac libre. Il nous 
cita à oe sujet une kyrielle de médecins d'enfer, il chanta 
les louanges de la diète, il ajouta qu'il avait en horreur les 
gens qui faisaient des réres. Hélas ! c'est qu'il sarait bien 
que chez lui on ne rêvait qu'à manger. 

Or donc on soupa ; nous soupâmes tous et nui ne soupa. 
Nous allâmes nous coucber, et pendant toute la nuit, ni 
don Diego ni moi ne pûmes dormir ; lui projetait de se 
plaindre à son père et de lui demander de le retirer de là ; 
moi je lui conseillais de le faire. 

— Seigneur, lui dis-je enfin, ^ savez-vous » nous sommes 
réellement en vie? L'idée me vient que nous avons été tués 
dans la bataille contre les fruitières, et que nous sommes 
maintenant des âmes en purgatoire ; il me semble donc 
inutile de prier votre pèie de nous tirer d'ici, si en même 
temps quelqu'un ne récite une ou deux neuvaines de ro* 
saire et ne fait dire pour notre délivrance une messe sur 
un autel privilégié. 

Partie en discourant de la sorte, partie en dormant, 
nous arrivâmes au moment de nous lever ; six heures son- 
nèrent, et Cabra nous appela pour la leçon ; nous nous y 
rendîmes et l'écoutâmes tous. Déjà mes épaules et mes flancs 
nageaient dans mon pourpoint, mes jambes laissaient de 
la place pour sept autres paires de chausses, mes d^nts 
étaient couvertes de tartre jaunâtre ( vêtement de déses- 
poir ). Je fus chargé de lire aux autres la première décli- 
naison, et ma faim était si grande, que je déjeunai avec 
la moitié des mots que j'avalai en passant. 



DE SÉGOVIE. 45 

On ne voudra pas croire ce que je vais dire, et cepen- 
dant c'est la pure vérité ; Je la tiens du valet de Cabra, qui 
en a été témoin lorsqu'il venait d^entrer chez le licencié ; 
c'est Teiemple le plus positif que je puisse donner des ré- 
sultats du régime d'abstinence adopté dans le logis. Cabra 
reçut un jour en garde deux chevaux frisons ; en peu de 
temps As devinrent tellement légers, qu'ils eussent pu vo- 
ler d«|)s les airs; deux énormes mfltins devinrent en trois 
jours i^us élanoés et -plus açiles que des lévriers. Tout se 
desséchait ou mourait de faim dans cette maison : je vis 
pendant l'hiver des pauvres étaler à la porte du logis \ew» 
pieds, leurs mains, leurs corps même ; il y avait affluence. 
J'en demandai la raison, et Cabra lui-même, tout en se fâ- 
chant de ma question, daigna me dire que ces malheureux 
étaient dévorés d'engelures et de pires maladies, dont ils 
se débarrassaient en les apportant cbez lui, où elles mou- 
raient de faim ^. Rien n'est plus vrai que ceci. Je le répète, 
et je demande en grâce qu'on ne m'accuse pas d'exagé- 
ration. ^ <• 

Au bout de quelques jours, Cabra changea notre ordi- 
naire ; on Tavaitappelé juif,' et, pour prouver le contraire, 
il ajouta au pot-au-feu un morceau de salé. Il avait pour 
cela une petite botte en fer percée de trous comme une 
poudrière; il l'ouvrait, l'emplissait de salé et la suspendait 
aune corde dans la marmite, afin qu'il s'échappât quelque 
peu de jus par les trous et que le salé pût rester pour un 
autre jour. Il lui sembla par la suite que ce mode en usait 
beaucoup, et U se contenta de faire voir le salé à la mar- 
mite. Je laisse à penser combien le bouillon était meilleur. 



46 DON PABLO 

1)011 Diego et moi nous fAmes enfin tellement à bout, 
que, ne sachant plus que devenif, nous cherchâmes un 
prétexte pour ne plus nous lever matin ; nous songeâmes 
à dire que nous avions quelque mal. Nous ne parlâmes pas 
de la fièvre, parce que, comme nous ne l'avions pas^ Tim* 
posture eût été facilement découverte ; un mal de tête ou 
un mal de dents ne pouvant être une excuse suffisante, 
nous déclarâmes enfin que nous soufhions des entailles, 
et que nous étions malades de n'avoir pas été à la selle de- 

f 

puis trois jours. Nous pensions que, dans la crainte de dé- 
penser un demi-réal, Cabra se garderait de chercher à nous 
guérir. Le diable en ordonna autrement; notre homme 
avait une recette que lui avait léguée son père, apothicaire 
de son vivant. Averti de notre maladie, il composa une 
médecine, et appelant une vieille de soixante-dix ans, sa 
tante, qui remplissaitau logis les fonctions d'ipflrmièi« , 
il la chargea de nous donner à chacun... ^. 

On commença par don biégb; le bon garçon #ait tout 
interdit et se laissa faire... ; mais, moi, J'avais moins de 
patience ; la plaisanterie n'était nullement de mon goût, et 
je me conduisis fort mal : la vieille en suA quelque chose. 

Cabra s'emporta, me dit qu'il me mettrait hors du logis; 
mon malheur voulut qu'il oubliât sa menace. Nous nous 
plaignîmes à don Alonso, ef le Cabra, en lui faisant croire 
que notre maladie n'était qu'une feinte pour éviter les le- 
çons, rendait nos plaintes inutiles. La vieille fut installée 
gouvernante du logis et chargée d'alimenter et de servir 
les pensionnaires ; le domestique fut renvoyé, parce que le 



DE SÈGOVIE. 47 

mattre lui troura, un vendredi matin, quelques miettes de 
pain dans les poches. 

Ce que la vieille nous fit souffrir. Dieu le sait! Elle était 
tellement sourde, qu'elle n'entendait que par signes ; elle 
y voyait à peine, et priait Dieu et lés saints si souvent, 
qu'un jour son rosaire se désenfila au-dessus de la mar- 
mite. Cela nous valut le bouillon le plus chrétien qw j'aie 
jamais pris. 

— Des pois noirs, disaient les uns ; ^ ils viennent sans 
doute d'Ethiopie? 

— Des pois en deuil, r^renaient les autres ; ^ quels pa- 
rents ont-ils perdus? 

Mon mattre don Diego en goba un grain, voulut le mâ- 
cher, et se cassa une dent. Prendfe la pelle à feu pour la 
cuiller à pot, servir une écuelle de bouillon pavée de char- 
bons, étaient choses fort ordinaires à la vieille. Mille fois je 
rencontrai dans la soupe des insectes, des morceaux de 
bois, des débris de l'étoupe qu'elle filait; je laissais tout 
passer, cela occupait l'estomac et y faisait volume. 

Le Carême s'avança au milieu de toutes ces horreurs, 
et, vers la fin, un de nos camarades tomba malade. Cabra, 
craignant toujours la dépense, tarda tellement d'appeler 
un médecin, que le pauvre enfant eut plutAt besoin de con- 
fession que d'autre chose. Enfin, il fit venir un aspirant- 
chirurgien, qui tâta le pouls au malade, et déclara que la 
faim avait pris les devants sur lui pour tuer cet homme. I^e 



48 DON PABLO DE SËGOVIE. 

pauvre garçoD mourut, en dTet ; nous lui f1me§ de pauTres 
hiDérailles, car il était étranger, et nous rertomes de là, 
prorondémeBt émus. 

Toute la *Ule f\it inrormée de ce triste événemeot. et 
don Alonso Coronet l'apprit comme les autres. Il n'aTait 
pas d'autre fils que don Diego ; il cessa de donl«r des 
cruautés de Cabra, et commença k ajouter plus de foi aux 
rapports des deux spectres ; car nous étions arrivés à ce 
pitoyable état. Il vint pour nous retirer de la penHioo, et 
nous étions devant lui, qu'il nous demandait encore. En- 
fin, il nous reconnu ; et, hds plus de méiagement, il 
traita, fort mal le licencié Vigile-Jeûne. Il nous fit trans- 
porter chez lui dans deux chaises à porteurs, et nous pri- 
mes congé de nos camarades, qui nous suivaient du regard 
et du désir, le cœur plus gros que le captird' Alger qui voit 
partir ses compagnons lacfaetés. 



CHAPITRE IV. 



De la UJDvalesceDce de Pablo et d« Di^n. Leur départ pour aller 
étudier i Alcala de Henarte. 



RKivés au logis de don Atonso, on nous mit 
chacun dans un lit avec grande précaution, 
de crainte que dos os, disloqués par la fa- 
mine, ne Tinssent A se répandre. On fit venir 
» gens tout exprès pour nous chercher les 
!Ux par le visage, et comme mes aoninances 
ent été les plus grandes, et que j'avais en- 
i une Taim impériale, — car enfin J'avais été 
- «u.^ comme domestique, — on fut un bon 
bout de temps avant de trouver les miens. Les médecins 
vinrent et ordonoère nt qu'on nous ehassAt la ponsnère de 



52 DON PABLO 

la bouche a^ec des queues de renard, oomme Ton fait 
pour épousseter les tableaux, et nous étions, en effet, de 
véritables tableaux de misère. Ils défendirent qu'on parlât 
haut dans notre chambre pendant neuf jours, flUrce que, 
nos estomacs étant creux, chaque parole y faisait écho. 

Enfin, on nous fit apporter des consommés et des mets 
substantiels. Oh ! quel feu de joie allumèrent nos boyaux 
au premier lait d'amandes, au premier oiseau qu*ils virent 
arriver I Tout était nouveau pour eux. Mais que de peine 
on eut le premier jour à séparer nos mâchoires! nos 
gencives étaient ridées, nos dents noires et scellées entre 
elles. 

Entourés de soins, nous revînmes peu à peu à nous et 

• 

nous réprimes haleine. Au bout de douze jours, nous nous 
levâmes pour faire quelques petits pas, et nous avions en- 
core Fair d*ombres. A notre maigreur extrême et à notre 
teint jaune, on nous eût pris pour de la graine des soli- 
taires é» ia 1 hébalde ^ . 

No^s passions \à journée à remercier Dieu de nous avoir 
raohet^ de la captivité du féroce Cabra» et nous lui de- 
nmn^MH)^ de ne pas permettre qu'un cbrétiea tombât dans 
sas HiAiM cruelles. Sî^par baaard?^ mangeant, nou»nous 
rappalJKMisia t^l^ de ce bourceau, notre fwn s'augmentait 
de teHe sorte, (fue ce jour-là 1# dépense diU logis s'en res- 
sentait* Nous raconti<ms trouvent à don Alonso que le H- 
eeniaé se mettait vareinent à table sans nous faire un loog 
discours contre la gourmandise, qu'il ne cottnaiaaail ce- 



DE 8ÉG0VIE. 55 

pendant que de nom, et don Alonso riait l)eaueoi^> quand 
Dons lui disions que dans ie commandeaienldeDieu : Tu 
ne tuerof pag^ il comprenait les perdrix, les chapons et 
toutes les choses qu'il ne voulait pas nous donner ; il y 
eomprenait même la foim ; c'eût été un péché que de la 
tuer, c'était une vertu que de l'entretenir. 

Trois mois se passèrent, au )K)ut desquels don Alonso 
projeta d'envoyer ^on Bis à Alcala, pour apprendre ce qui 
lui manquait de grammaire. 11 me demanda si je voulais 
y aller, et je répondis que je ne désirais pas autre chose que 
de sortir d'un pays où j'entendrais sans cesse le nom de ce 
maudit persécuteur d'estomacs : je m'offris à servir son fils 
du mieux que je pourrais. II lui donna un de ses valets 
comme majordome, .avec mission de diriger sa maison et 
de lui rendre compte de l'argent qu'il nous assignait pour 
la dépense et qu'il noua remit en mandats sur un nommé 
Julian Merluza. 

INoùs chargeâmes notre mobilier sur la voiture d'un cer- 
tain Diego Monge ; il se composait d'une demi-couchelte 
pour mon mattre, de deux lits de sangle pour moi et le 
majordome, qui se nommait Aranda, de cinq matelas, 
buU draps, huit oreillers, quatre tapis, un coffre plein de 
Uw^ blano et des autre» ustensiles d'ua ménage. 

Nous nous plaçâmes dans un carrosse et nous parttnes 
sur le soir, une heure avant la fin du jour. II était près de 
minuit lorsque nous arrivâmes à réterneUement maudite 
hAMIerie de Viveros. L'hMelier était Moriaqua et fripon^ et 



54 UON PABLO 

de ma vie je n'ai vu <AaX et otaien en aiusi bonne harmo* 
nie '. Il nous Stgrande Mte, s'approcha du oantMM, ooiu 
donna la maÎD pour nous aider k descendre, et août de- 
manda Hi nous alUons étudier. Après notre réponse, il noua 
condoiut dans l'IiAteUerie où se trouvaient deax sao^nts 
avec des filles de Joie, uo curé qui lisait son brftrioire è la 
fumée, un vieux marchand avare qui cbercbait à oublier 
de souper, et deux étudiants à petit collet, pique-assiettes 
avisant aux moyens de se rassasier à bon compte. 



— Seigneur hdte, fit mon maître, comme un jeune 
homme peu haUtué à se trouver Aans une hdiellerie, ser- 
vez-nous ce que vous aurez pour moi et deux domes- 
tiques. 

— Nous sommes tous les vAtres, s'écrièrent à l'instant 
les dem Bacripanta. et nous nous mettons ii votre service. 



DE SÉGOVIE. 55 

VMk I l'hôte, songez que ce cavalier vous tiendra bon 
compte de ce que vous ferez : allons! buffet sur table. 

Sur ce» l'un d'eux vint à mojn mettre, lui Ata son man- 
teau, le posa sur un banc, et ajouta : 

— Reposez-vous, seigneur. 

J*étais tout fier de cet accueil et me ôroyais déjà le mattre 
de ThAtellerie. 

— Quelle jolie tournure de cavalier ! s'écria à son tour 
une des nymphes. ^ Il va étuditr? Êtes^vous son domes- 
tique? 

— Nous le sommes tous deux, lui dis-je, en désignant 
Aranda. 

. — 4 Et comment se nomme-t-il? 

— Don Diego Goronel. 

Je n'eus pas plutôt prononcé ce nom, qu'un des étudiants 
courut à mon mattre la larme à l'œil et le serra étroite- 
ment dans ses bras, - 

— Oh! seigneur don* Diego, lui dit-il, qui m'aurait pu 
faire prévoir, il y a dix ans, que je vous rencontrerais de 
la sorte I Malheureux que Je stfis, d'être changé au point 
que vous ne pouvez me reconnaître I 

Don Diego restait tout étonné, et moi autant que lui, ju- 



' 



56 DON PÀBLO 

rtfit ioQs deux que nous ne l'afions vu de notre vie. 
L*autre étudiant regardait don f>iép^o. 

— ^ Esirce là, ditHl à son ami, œ jeune seigneur dont 
vous m*av0a tant de fois nommé le père? Cesi «m grand 
bonheur pour nous que de le rencontrer et de faire la con- 
naissance d*un jeune cavalier d'autant de mérité ; que Dieu 
le conserve ! 

En parlant de la sorte il se signa. 

;Qui n'aurait pas cru que ces jeunes gens avaient été 
élevés avec nous? Don Diego fit de grandes politesses au 
premier, et il allait lui demander son nom, lorsque sur- 
vint rhAtelier, qui flaira de suite la mystification et trpuva 
bon d'Y aider quelque peu. 

— Laissez cela, seigneur, s'écria-t-il en mettant la nappe ; 
vous causerez après le souper, il se refroidit. 

Un sacripant approcha des sièges pour tout le monde et 
un fauteuil pour don Diego, un autre apporta un plat. 

— Mettez-vous à table, seigieur, dirent les étudiants à 
don Diégo^ et, en attendant qu*on^ous prépare ce qu'on 
trouvera pour nous , nous aurons l'honneur de vous 
servir. 

— Jésus! reprit don Diego, prenez place, je vous en 
prie, faitesr-moi Thonneur de partager avee m^i. 



DESÉGOVIE. 57 

— Tout à rheure, répondirent les sacripants, quoi- 
qu'on ne leur parlât pas ; tout n'est pas encore prêt. 

Quand je vis les uns invités, les autres qui s'invitaient 
eux-roèmes, je m'affligeai, et je pressentis ce qui allait 
arriver. Les étudiants s'emparèrent de la salade qui for- 
mait un plat assez copieux ; et, regardant mon maître : 

— > Il n'est pas convenable, firent-ils, que dans un lieu 
où se trouve un cavalier si distingué, ces dames restent 
sans manger. Ordonnez, seigneur, qu'elles prennent une 
bouchée. 

Don Diego invita ces dames avec un compliment des 
plus galants ; elles vinrent s'asseoir^ et, aidés des deux 
étudiants, elles expédièrent le tout en quatre bouchées, ne 
laissant qu'un cœur de laitue que mangea don Diego. 

~ Seigneur, lui dit le maudit étudiant en le lui présen- 
tant, vous avez eu un aVeul, oncle de mon père, qui se 
trouvait mal quand il voyait des laitues. C'était un homme 
de grand mérite I... 

Pendant qu'il parlait, les sacripants vinrent s'installer, 
portant à eux deux la moitié d'un chevreau rdti, deux 
longes de cochon et une paire de pigeons en ragoût, que 
le curé, resté dans son coin, dévorait du regard. 

— Eh bien, père, lui dirent-ils, allez-vous rester là? 
Venez, approchez*vous; le seigneur don Diego nous traite 
tous. 

8 



5S DON PABLO 

Le bon père ne se le fit pas dire deux fois, et quand don 

Diego vit qu'ils s'étaient tous impatronisés à sa taMe, il 

commença à s'attrister. Les convives se partagèrent le menu 

et lui donnèrent je ne sais quoi, des os et des ailerons ; le 

reste fut avalé en un clin d'œil. 

— Mangez peu, seigneur, disaient les sacripants ; cela 
pourrait vous faire mal . 

— 11 est bon, ajoutait le maudit étudiant, de peu man- 
ger pour s'accoutumer à la vie d*Âlca1a. 

Âranda et moi, pendant tout ce temps, nous deman- 
dions à Dieu de leur mettre dans le cœur de nous laisser 
quelque chose. Quand ils eurent tout fait disparaître et 
que le curé eut repassé les os des autres, Tun des sacri- 
pants se leva. 

— Pécheur que je suis I s'écria-t-il, nous n'avons rien 
laissé aux domestiques I Venez ici, amis» Holà I seigneur 
hôte, donnez-leur tout ce que vous aurez, voici un dou- 
blon. 

Le maudit parent de mon maître, Técolier, je veux dire, 
s'élança aussitôt vers lui. 

•— J'en demande pardon à Votre Grâce, seigneur cava- 
Her, lui dilril ; mais il me semble que vous n'êtes pas fort 
en fait de courtoisie ; ^ ne connaîssea-feus pas le seigneur 
mon cousin ? 11 donnera pour ses serviteurs et aussi bien 



DE SÉGOVIË S9 

pour les nAires, û nous en avions, comme il nous a donné 
à nous-^mémes. 

— Ne vous fâcbez pas, répondit Tautre, Je ne te connais- 
sais pas. 

J'étais hors de moi ; je les maudissais tous à voix basse, 
et peu s'en fallut que je n'éclatasse. On enleva la table, et 
tous conseillèrent à don Diego de s'aller coucher. 11 vou- 
lait payer le souper ; on lui répondit qu'il en serait temps 
le lendemain. On eausa quelques instants, et l'étudiant, à 
qui don Diego demanda son nom> répoodil qu'il s'appelait 
don Carlos Coronel. 

Au moment où, bien repus et bien lestés, les convives 
improvisés de mon maître se disposaient à gagner leurs 
chambres, le prétendu don Carlos s'aperçut que Tavare 
dont j'ai parlé était endormi dans un ooln. 

— 4 Voulez-vous rire, seigneur? dit-il à don Diego ; nous 
allons jouer quelque tour à ce vieux, qui, tout riche qu'il 
est, n'a mangé qu'une poire pendant tout te chemin. 

— Bravo le licencié ! dirent les sacripants ; faites-lui ce 
que vous dites. 

l^'étudiant s'approcba du pauvre vieillard, qui dormait 
toujoura, lui enleva une besace sur laquelle U avait tes 
pieds, il en délia tes cordons, et y trouva une botte 4e con- 
fitures sèches. U en tira tout ce qu'elle renfermait, mit à la 
place des |4errps, des n^orceaux de bois et tout ce qu'il 
trouva, puis te referma. 



m DON PABLO 

— Cela ne suffit pas, ajouta-i41 ; voici une outre. 

Il en vida le vin, sauf quelques gouttes, et j fourra de 
la laine et de la bourre qu'il prit à Tun des oreillers de 
notre carrosse. 11 remit Foutre et la botte dans la besace^ 
fourra une grosse pierre dans le capuchon du gaban du 
vieux, et tout le monde s'en alla dormir pendant une 
heure ou une demi-heure qui restait. 

Lorsque nous descendîmes, le vieux donnait encore ; on 
rappela ; mais, quand il voulut se lever, il se sentit retenu 
par le capuchon de son gaban ; il regarda quelle en pou- 
vait être la cause, et Thôtelier feignit de loi chercher que- 
relle. 

— Corps-Dieu, mon père, s^écria-t-il, ^n*avez-vous donc 
trouvé autre chose à emporter que cette pierre? Seigneurs, 
je vous prends à témoin, Je ne céderais pas cela pour cent 
ducats, car c*est un excellent spécifique contre les maux 
d'estomac. 

L'assistance se mit à rire, et le pauvre vieux jurait et pro- 
testait que ce n'était pas lui qui avait mis la pierre dans 
son capuchon. 

Les sacripants, qui s'étaient offerts pour régler la dé- 
pense, firent un compte auquel Juan de Leganos lui- 
même ' n'eût rien compris et qui se trouva monter à 
soixante réaux. Mon mattre paya, nous mangeâmes un 
morceau, et le vieux, pour faire comme nous, prit sa be- 
sace. De peur que nous ne vissions ce qu'elle renfermait et 
afin de ne partager avec personne, il l'ouvrit en cachette, 



DE SEGOVIË. 64 

sous son gaban, et, saisissant un plAtras, il le porta à sa 
bouche et y enfonça les deux seules dents qui lui restassent 
et qu'il faillit briser. Il se mit à cracher et à donner des 
signes de douleur et de dégoût. Nous accourûmes tous au- 
près de lui, et le curé, le premier, lui demanda ce qu*il 
avait. Le pauvre homme se démenait comme un beau 
diable ; Fun des étudiants vint droit à lui en lui présentant 
une croix et en criant : « Arrière, Satan ; • l'autre ouvrit 
un bréviaire; on lui dit qu'il était possédé, il le crut sans 
peine, et demanda qu'on lui laissât se laver la bouche 
avec un peu de vin. On le laissa faire ; il prit son outre, 
rouvrit, en approcha un vase et y versa une espèce de vin 
sauvage mêlé de laine, d'étoupe, et si velu, si barbu, qu'on 
eût pu le croire contemporain de Noé. A ce nouvel événe- 
oaent, le vieux acheva de perdre patience ; mais, voyant 
tous les visages décomposés par le rire, il prit sagement 
le parti de se taire et de rejoindre les sacrixmnts et les fllles 
dans le coche qui les avait amenés. Les étudiants et le curé 
se bûchèrent chacun sur un âne, et nous remontâmes dans 
notre voiture. Nous ne fûmes pas plutût en route, que les 
uns et les autres se mirent à nous faire la nique et à se mo- 
quer de nous tout à leur aise. 

— Seigneur élève, criait Thûtelier, pareilles leçons vous 
feront vieux. 

— Je suis prêtre, disait le curé, je dirai pour vous une 
messe. 

— Seigneur mon cousin, hurlait Tétadiaot maudit, c'est 
quand il en cuit qu on se gratte, et non après* 



63 DON P\BLO DE SËGOVIE. 

— Je vous Bouboita plus de prudence, Higneur don 
Diego, a}ouUit l'autre *. 

Noos felgatmes de ne pas entendre, mais Dieu sait com- 
bien nouB étions furieux. La peofée de cette aventure nous 
conduisit Jusqu'à Alcala, oii nous arrivâmes k neuf tieures; 
nous descendtmeB à l'subwge, et nous passâmes le reste 
du jour à relbire le compte du souper de la veille sans par- 
venir à le tirer à clair. 



CHAPITRE V. 



Pablo hii son pnirée à l'université d'Alcali. Il paye sa bienvenu*^ 
en (ribubitons de lou(« «sp^oe. 



ODS qiuttAmes l'hAlellerie avant la nuit pour 
nous rendre au It^is qu'on avait loué pour 
nous. C'était en dehors de la porte de San- 
tiago et daos une maison où il ne logeait que 
des étudiants. L'tiAte était du nombre de 
: qui croient en Dieu par courtoisie ou d'une 
ièrc inexacte; le peuple les appelle Horis- 
I, et il y a encore à Alcala bon nombre de ces 
gens-là aussi bien que de certains autres qui ont de grands 
nez et qui n'en manquent que pour sentir le porc. Notre 
hAtedonc, en me recevant, me fil plus mauvaise mine que 



66 DON PABLO 

si J'étais curé et que si je venais loi réclamer son billet de 
confession ^ Je ne sais s'il voulut, par cette réception, nous 
inspirer dès Tabord un certain respect pour sa personne ; 
je croirais plutôt que de telles manières sont d'usage entre 
ses pareils ; il n'est pas surprenant de trouver mauvais ca- 
ractère chez ceux qui ne suivent pas une bonne loi. Noos 
déballâmes notre bagage ( et après avoir donné audience 
au tailleur ordinaire des écoles ), nous dressâmes nos lits 
et nous couchâmes. Nous avions besoin de sommeil, et 
notre première nuit fut excellente. 

11 faisait à peine jour, que nous fûmes éveillés par tous 
les étudiants de ThAtel, qui vinrent en chemises réclamer 
à mon mattre la bienvenue. Il n'y comprenait rien, et me 
demanda ce que c'était , pendant que, par précaution de 
ce qui pouvait arriver, je m'établissais entre deux matelas^ 
ne laissant voir que la moitié du visage, de sorte que j'a- 
vais l'air d'une tortue. Mon mattre leur ayant donné, sur 
leur demande, deux douzaines de réaux, ils se mirent à 
chanter et à pousser des cris du diable. 

— Vive le camarade ! disaient-ils ; qu'il soit des nôtres, 
qu'il ait droit aux privilèges des anciens, qu'il ait la gale, 
qu'il soit honni, qu'il meure de faim comme nous tous ! 
Les beaux privilèges, sur ma foi ? 

Kt là-dessus ils dégringolèrent par l'escalier. 

( Le tailleur que nous avions mandé la veille arriva, nous 
enveloppa de deux sacs de drap noir, qu'il intitula des 



sfHitanelles, et dégormaiB revêtus des insignes de la scieDce,) 
nous primes le chemin des écoles. 

HoD mattre, présenté par des collégiaux codous de son 
père, fut conduit k sa classe ; mais moi, qui devais entrer 
dans une autre où je ne connaissais personne, je me mis à 
trembler dès que je me vis seul. J'entrai dans la cour ; Je 
n' j eus pas plutAt mis les pieds, que du plus loin qu'ils me 
virent, tous les écoliers se mirent k crier : 

— Un nouveau 1 un nouveau ! 

(Je clierchai à Taire bonne contenance, et je me mis à 
rire comme si tous ces cris ne m'eussent pas inquiété ; mais 
rien ne pouvait me préserver du martyre qui m'attendait. 
Les étudiants s'étaient groupés en silence à vingt pas de 



moi; l'un d'eui s'avança gravement, m'examina froide- 



68 DON PABLO 

ment, tourna autour de moi et rejoignit ses camarades ; 
un second, un troisième, l'imitèrent avec le même sang- 
froid ; puis, petit à petit, un à un; tous se mirent en marche 
à la file comme les ficjlèles qui vont è ToiTrande, et tous 
défilèrent autour de moi. Cette première cérémonie ne 
m'effraya guère, et je cherchais à faire meilleureeontenance, 
lorsque je m'aperçus qu'une seconde épreuve se préparait: 
trois étudiants, qui paraissaient diriger toute la l3t>upe, 
vinrent se placer devant moi et me firent sur mon nom, 
mon origine et mes premières études, plusieurs questions 
auxquelles je répondis de manière à me donner aux yeux 
de mes nouveaux compagnons au moins une grande répu- 
tation de franchise, si je n'en pouvais obtenir d'autre. 

— i Quel est ton nom ? 

— Pablo, répondis-je du ton le plus bref. 
-— i Quel est ton père ? 

— Un homme investi de la confiance de ses concitoyens; 
il n'en est pas un qui ne consente à lui livrer sa tète ; ils 
n'ont pas un cheveu qui ne lui appartienne. 

— i Son métier? 

— Barbier. 

— Bravo le nouveau ! hurlèrent les étudiants. 

— i Que sais-tu le mieux? 

— Supporter la faim et maudire les maîtres. 



DE SÉGOVIË. 69 

J*eatendis autour de moi un murmure approbateur. 

— 4 Quelles sont les qualités nécessaires d*un loyal étu- 
diant? 

— Se rire de tout, mener joyeuse vie, ne rien savoir et 
n'étudier rien. 

— Ce n'est pas mal, dit le président. 

— ^ Es-tu superstitieux, orois-tu aux augures? 

— En certaines occasions. 

— i Lesquelles? 

~ Quand Je vois un médecin, je m'attends à la mort ; un 
alguazil, à être molesté ; un tailleur, à être volé ; un apo- 
thicaire, à être empoisonné ; une femme, à être dupé ; un 
étudiant, à tout. 

— Bien dit! cria toute la bande ; donnons-lui les preuves. 

— Un instant, fit le président. — ^ As-tu peur? 

— Je n'en sais rien. 

— i Pourquoi n'en sais-tu rien? 

— Si Je le savais, Je connaîtrais la peur. 

— ; Oains-tu les épreuves auxquelles nous allons te sou- 
mettre? 



70 DON PABLO 

— Aucunement. 

— ^ Consentirai^tu cependant à les racheter? 

— Non. 

— i Pourquoi cela V 

— Parce que, pour me racheter, il faut de l'argent et je 
n'en ai pas. 

Je n'eus pas plutôt répondu, qu'un bandeau me tomba 
sur les yeux ; je me sentis enlevé et emporté je ne savais 
où par tous les étudiants, qui criaient à faire crouler les 
murailles. Ils me tenaient suspendu au-dessus de leurs 
têtes, et mon pauvre corps, passant de mains en mains, 
était tantôt à une extrémité, tantôt à Fautre du groupe 
formé par mes persécuteurs. 

Enfin, nous arrivâmes au terme de ce triomphe impro- 
visé ; on me fit asseoir sur une planche que soutenaient 
deux étudiants ; le président réclama le silence, me de- 
manda si je voulais être un loyal camarade ; Je protestai 
dejmes bonnes intentions. Il reprit que ces bonnes inten- 
tions ne suffisaient pas et que je devais payer ma bien- 
venue. 

Je répondis de nouveau que j'étais hors d'état de le faire, 
et là-dessus le président ayant dit amen, toute l'assistance 
poussa un cri de joie, et un immense jet d'eau, provenant 
d'une pompe voisine, vint m'arroser tout le corps. La sur- 
prise me fit chanceler ; la planche sur laquelle j'étais amis 



DE SÉGOVIE. 7^ 

chavira, les étudiants qui la supportaient la laisisèrent tom- 
ber, et je donnai de trois pieds de haut dans un vaste bas- 
sin où je barbottai de mon mieux aux hurlements de toute 
la multitude. 

Quand tout ce bruit Tut calmé, le président reprit la 
parole. - 

— 11 a bien répondu, dit-il, je le tiens quitte du reste. 
Qu'on le tire de là et qu'on le laisse libre ; il sera des nôtres 
demain. 

Làniessus les bourreaux me repêchèrent transi de froid, 
fls me remirent sur pied et s'éloignèrent à la hâte. Resté 
seul, j'arrachai mon bandeau et me mis à chercher notre 
logis, laissant sur mon chemin des traces ruisselantes de 
mon passage^.) Heureusement pour moi qu'il était matin, 
et je ne rencontrai que deux ou trois gamins ; ils avaient 
sans doute de bons caractères, car ils se contentèrent de 
me lancer deux ou trois anguillades ^ et ils s'en allèrent. 

Je montai en courant dans la chambre de mon maître ; 
en un tour de main je jetai bas ma soutanelle, mon man- 
teau et mes chausses, je les pendis au balcon, et, m'enve- 
loppant dans une couverture, je m'étendis sur un tapis où 
je ne tardai pas à m'endormir. 

m 

Quelque temps après^ mon mattre arriva de l'école ; il 
fut tout surpris de me voir là, et ne sachant rien de mon 
( humide ) aventure, il se mit en colère et me tira les che- 



7J DON I^^BI.0 

Mais les coaps pleuvaient sur moi si mena, que j« n'eus 
•cr autre remède que de me cadier sous mon Itt. 

Aussitôt que je fus à !\ibri, j'entendis mes camarades de 
chambre qui criaient à leur tour, et je pensai que quelque 
étranger s était introduit parmi nous pour nous administrer 

de la sorte. 

iOnfin, au bout d'un instant, les coups cessèrent; mes 
quatre camarades se mirent à crier vengeance ; puis, j'en- 
tendis la porte s'ouvrir, se refermer, et Tun d'eux se lever 
pour en pousser les verrous. J'étais, moi, toujours blotti 
sous mon lit, me plaignant comme un chien pris dans une 
porte ; les coups avaient cessé ( mais j entendais toujours 
mes camarades se plaindre, et craignant que mon retour 
sur mon lit ne Tùtle signal d'une nouvelle attaque^ je n'osai 
sortir de ma cachette. 

Cependant les camarades, après s être plaints encore quel- 
ques instants et après avoir chuchoté quelque peu à voix 
basse, paraissaient s'être endormis ; la nuit était d'ailleurs 
fort avancée ; je me levai donc petit à petit ; je tâtai mon 
lit, où je reconnus avec joie que personne n'avait pris mji 
place ; et tout engourdi par la fatigue, par le besoin du 
sommeil et par mon bain forcé de la journée, je m'em- 
pressai de m'y étendre de nouveau ; je levai donc une 
jambe, puis l'autre, je soulevai la couverture, me glissai 
tout d'une pièce dans Fintéricur, puis tou| aussitôt j'ei> 
.«sortis d'un seul bond en poussant des cris alTreux. J'étais 
complètement réveillé, mes camarades font de même ; ils 
m'entourent pendant que je me démenaiscommc un écor- 



DE SÉGOVIK. 75^ 

ché dans laicool ; toute la maison se met sur pied ; on ap- 
porte de la lumière ; mon mattre accourt, m'accable de 
questions auxquelles je réponds en criant de plus belle. 
KnRn, on soulève ma couverture, on découvre mon lit, et 
Ton reconnaît que, pour me faire pièce, et après m'avoir 
c-ux-mémes vertement flagellé, mes camarades avaient 
trouvé fort plaisant, pendant que j*étais blotti sous mon 
lit, d'en saupoudrer l'intérieur de rognures de crin, de 
crains de sable et d'épingles.. 

On m'examina, et dès qu'on eut reconnu que j'avais eu 
plus de peur que de mal, on se mit à rire, les camarades, 
surtout*). 

Le jour venu, on me laissa seul, et une fois sans témoins, 
je me mis à pleurer de rage. Je reconnus avec douleur 
qu'il m'était arrivé plus de tribulations en un jour à Ai- 
<'ala qu'en trois mois chez le licencié Cabra. 

A midi, je rue levai ; ma soulanellie était à peu près 
sèche, je m'habillai et je rejoignis mon maître, qui me de- 
manda comment je me trouvais. 

On déjeuna; puis les autres valets m'entourèrent, et 
comme j'avais bravement pris mon parti sur toutes mes. 
tribulations de la veille, je me mis à on rire avec eux. 

— Alerte, Dablo, me dis-jc loutbas; alerte (il faut te 
faire ici une vie nouvelle et ne pas oublier le meilleur pré- 
cepte de ta mère, aie l'œil au guet ; et, en attendant la, 
barbe, tiens-toi du moins le menlcm sur l'épaule. 



7« IKh\ l'ABI.O l>F. SI^COVIK. 

O parti une fois pris, je tendis la miiiii ii n»'s |>ersi'cu- 
teurs. ) 

Aussi, à parlir de ic jour, Je n'eus au tofcis <)u« des 
frères, e| je ne rencontrai dans les lours de Iwole que de 
francs camarades. 



CHAPITRE VI. 



Palilo dfvienl n>aiiv»it: garnement, lli^Uiiiv dp sos pif mii'ii>« 



Ais «■ommti lu vorras fairo, — iitn lonin 
v'utrcs -— dit le proverbe, et le proverbe a 
raison ; à force d'y songer, je Tonnai la réso- 
lution d'être vaurien ave* les vauriens, et 
plus vaurien que tous, s'il était possible. Je 
siiissij'en suis venu à bout, mais je puis vous 
urcr, niesseigncurs, que j'ai fait en cela tout 
lue mes moyens m'ont permis. Je comnien- 
^. par condamner ii la peine de mort tous les 
|H'tiU cochons qui entreraient dans la maison ( et l'étatde 
litierté dont jouit cet animnl en la ville d'Alcala rendait ces 



80 DON PABLO 

visites très-fréquente». Je jurai le massacre de ) tous les 
poulets do notre gouvernante qui oseraient quitter la 
basse-cour pour pénétrer dans ma chambre, et Je dois dire 
que je mis tous mes soins à leur faciliter ce passage. 

Un jour, deuK porcs de la plus belle venue s'introdui- 
sirent au logis ; j'étais k jouer avec les autres valets ; j^n- 
tendis grogner. 

— Allez donc voir, dis-je à Tun d'eux, qui ose s'expri- 
mer de la sorte en notre demeure. Vrai Dieu ! ajoutai-je 
quand il m'eut dénoncé les coupables; c'est bien de l'inso- 
lence et bien de l'audace ! 

Je me mis, là-dessus, dans une grande colère, et cou- 
rant fermer la porte, je marchai vers les deux insolents 
l'épée haute, et je la leurengainai dans la poitrine. Ils se 
mirent à faire les cris que vous savez rmais les camarades 
et moi, pour couvrir le bruit, nous nous mimes h chanter 
à tue-téte jusqu'à ce qu'ils eussent expiré entre nos bras. 
L'exécution faite, noas nous mîmes à l'œuvre, et en un 
clin d'œil nos victimes furent flambées à un feu de paille, 
dépecées et mises en quartier. Tout était fîni, quand vin- 
rent nos maîtres, si ce n'est toutefois le boudin, qui n'était 
pas des mieux préparés, attendu que, pressés comme nous 
l'étions, nous avions laissé dans les boyaux In moitié de ce 
qu'ils renfermaient. 

Don Diego et notre majordome crurent toutefois qu'il 
était de leur devoir de me semoncer vertement ; mais les 



DE SÉGOVIE. 81 

habilants du logis et les amis de mon mattre riaient de 
telle sorte, qu'ils obtinrent bientôt ma grâce. 

— ^ Que diras^u, me demanda don Diego, si on porte 
plainte et si la justice s'empare de toi? 

— J'accuserai la faim, répondis-je, c'est la protectrice 
des étudiants ; si l'excuse ne suffit pas, je dirai qu'à l'air 
familier avec lequel ces messieurs étaient entrés, j'avais 
cru qu'ils étaient de la maison. 

Tout le monde se mit à rire. 

— Bravo ! Pablo, ajouta mon maître ; vous commencez 
à merveille. 

Don Diego et moi nous étions les deux extrêmes, lui la 
vertu, moi le vice ; il était le garçon le plus calme et le plus 
religieux du monde ; nul n'avait d'aussi grandes disposi- 
tions que moi à la turbulence, et cependant nous vivions 
ensemble dans la plus parfaite harmonie. J'avais aussi ob- 
tenu les bonnes grâces de la gouvernante du logis ( et pour 
me les conserver, j'avais renoncé à la mort de ses vo- 
lailles ). Mon mattre et ses amis, qui vivaient ensemble, 
m'avaient nommé le dépensier de la communauté, et j'a- 
vais hérité de Judas, qui avait rempli de semblables fonc- 
tions, un goût fort prononcé pour l'anse du panier. La gou- 
vernante et moi nous nous entendions comme bohémiens 
en campagne, et, grâce à nous, la dépense allait bon train. 

Elle disait souvent à mon mattre quand j'étais présent : 

f 

>— On ne trouverait pas, seigneur, un serviteur comme 



82 DON PABLO 

ce petit Pablo, s'il n'était aussi espiègle. Gardez-le bien, 
seigneur, car on peut lui passer ses espiègleries en fareur 
de sa fidélité. Il n'y a pas au inonde un pourroyeur plus 
intelligent. 

J'en disais d'elle tout autant de mon côté, de sorte que 
nous en faisions accroire à toute la maison. Quand nous 
achetions ensemble de Thuile, du charbon ou du lard*, 
nous en mettions de côté une bonne moitié, que nous re- 
vendions à nos mattres quand la provision était épuisée...; 
puis nous leur disions qu'ils étaient prodigues, qu'ils al- 
laient trop vite et qu'à pareil train le bien du roi ne suf- 
firait pas. Quand il m'arrivait d'acheter quelque chose au 
marché à sa juste valeur, nous nous donnions le mot pour 
nous quereller. 

— i Comment) Pablo, me disait-elle, voudrez-vous me 
faire croire qu'il y a là pour un demi-réal de salade? 

Je feignais de pleurer, je criais, j'allais me plaindre à 
mon maître, je le priais d'envoyer le majordome aux en- 
quêtes et de faire taire la gouvernante qui me querellait à 
plaisir. L'enquête se faisait, et le majordome revenait con- 
vaincu, ainsi que mon maître, de ma probité autant que 
du zèle de la gouvernante. 

— Ahl disait don Diego, si Pablico était aussi vertueux 
qu'il est fidèle ! 

6 JQ gagerais, messeigneurs, que vous vous effrayez d'a- 
vance à la pensée de la somme que nous économisâmes en 
une année? Elle dut être forte, en effet, mais nous ne 



DE SÉGOVIE. 85 

nous crûmes pas obligés à en faire profiter nos mattres. La 
gouvernante se confessait d'ailleurs tous les huit jours, et 
jamais je ne vis en ejle pensée ou apparence de restitution, 
ni même le plus petit scrupule, et cependant c'était une 
sainte. Elle portait sans cesse au cou un rosaire de telle 
taille, qu'il eût été plus commode de porter sur les épaules 
une charge de bois ; des poignées d'images, de croix, et 
de médailles d'indulgence y étaient suspendues, et elle 
assurait que chaque nuit elle priait sur tout cela pour ses 
bienfaiteurs. Elle comptait une centaine de saints pour ses 
avocats, et, en bonne conscience, il lui en fallait bien au- 
tant pour se faire pardonner ses péchés. Elle les priait en 
latin pour faire l'innocente et composait une multitude de 
mots inconnus à Cicéron et qui nous faisaient mourir de 
rire. Elle avait bien quelques petites industries dont on ne 
parle pas en bonne compagnie; (en duègne consommée, 
elle savait à merveille conduire une intrigue, transmettre 
un message, et je crois que, comme ma mère, elle aspirait 
au surnom d'algébriste d'amour. Si ce sont là des crimes et 
des défauts, elle les avouait du moins avec une extrême 
franchise ) ; elle assurait qu'ils lui venaient de famille, 
comme aux rois de France le don de guérir les écrouelles. 

Il était dans notre intérêt de vivre toujours en bonne 
intelligence; mais nul n'ignore que deux amis, lorsqu'ils 
sont également avides, finissent par se tromper l'un Tautre . 
( Sachant qu'il en devait être ainsi entre nous, je tins à 
honneur de n'être pas devancé. Voyez où nous mènent 
Tamour-proprè et le génie du mal ! 4 Peut-on calculer le 
nombre d'associations utiles qu'ils ont rompues ici-bas?) 



»4 l>0^ PABLO 

La gouveroante élevait des poules dans la cour, et j'a- 
vais bien envie de lui en manger une ; elle avait aussi douze 
ou treize poulets déjà forts, lin Jour qu'elle était à leur 
donner à manger, je Tentendls leur dire pie^ pte, à plu* 
sieurs reprises. A cette manière d'appeler les poulets, je 
jetai les hauts cris. 

— Corps de Dieu ! voisine, lui dis-je, que n'avez-vous 
tué un homme, ou détourné Fargent du roi, choses que je 
pourrais taire, plutôt que d'avoir Tait ce que vous venez 
de faire et qu'il me sera impossible de cacher ! Malheur à 
vous et à moi I 

A ces exclamations, que Je fis avec le plus grand sérieux, 
la gouvernante fut toute troublée. 

-- iQu'ai-Je donc fait, Pablo? me dit-elle; si tu veux 
plaisanter, ne m'effraye pas davantage. 

— Plaisanter ! Ah ! plût à Dieu I mais Je ne puis cacher 
tout cela à Flnquisition, sous peine d'être excommunié ! 

— L'Inquisition ! fit-elle, et elle se mit à trembler : ; ai- 
Je donc fait quelque chose contre la foi ? 

— C'est là ce qu'il y a de pis ; ne badinez pas avec les in- 
quisiteurs, dites que vous avez péché par sottise, que vous 
avez regret de vos paroles, mais ne niez pas ce blasphème 
et votre irrévérence. 

— i Pablo, reprit-elle avec effroi, si Je dis que J'ai regret 
de mes paroles, me puniront-ils? 



DE SÉGOVIE. 85 

— Non, ils vous absoudront. 

— Alors j'ai regret, l mais de quoi? Dites-le moi, car jo 
ne le sais pas, aussi vrai que je désire le repos éternel pour 
ceux que j'ai perdus. 

— ^ Est-il possible que vous ne le sachiez pas? Je ne sais 
comment vous le dire, car Tirrévérence est telle, qu'elle 
me fait trembler. 4 Ne vous souvenez-vous pas que vous 
avez dit à vos poulets pie, pie? Pie est le nom de plusieurs 
papes, vicaires de Dieu et chefs de FÉglise ; ce péché vous 
semble-t-il peu de chose ? 

La pauvre femme resta comme morte. 

— Pablo, me dit-elle, c'est vrai, jç Tai dit ; mais puisse 
Dieu ne pas me pardonner si je l'ai dit avec malice ; j'en ai 
regret ; vois s'il y a quelque moyen qui puisse me sauver 
d*étre accusée, car je mourrai si je me vois à l'Inqui- 
sition. 

— Si vous jurez sur l'autel que vous n'y avez pas mis de 
malice, je pourrai assurément ne pas vous accuser, mais il 
est nécessaire que vous me donniez ces deux poulets qui 
ont mangé quand vous les avez appelés du très-saint nom 
des -pontifes, je les porterai à un familier pour qu'il les 
brûle, parce qu'ils sont damnés, et après cela vous jurerez 
de ne plus recommencer d^aucune manière '. 

— Eh bien, Pablo, me dit-elle toute joyeuse, emporte- 
les tout de suite; demain je jurerai. 

— (]o qui est le pis, ajoutai-jc pour la persuader encore 



86 DON PABLO 

plus, ce qui est le pis, Cyprienne — elle se nommait ainsi 
— c'est que je cours des dangers, car le familier me de- 
mandera si c'est moi, et il pourra me faire quelque avanie; 
portez-les vous-même, car en vérité j'ai peur. 

— Pablo, reprit-elle en entendant cela, aie pitié de moi 
pour Famour de Dieu, porte-les, il ne peut rien l'arriver. 

Je me fis prier beaucoup, et enfin, — c'était ce que je 
voulais, — je me déterminai ; je pris les poulets, j'allai les 
cacher dans ma chambre, je feignis de sortir, puis je re- 
vins. 

— Gela s'est mieux passé que je ne croyais, lui dis-je ; 
le bon petit familier voulait venir avec moi pour voir la 
femme, mais je l'ai gentiment entortillé et j'ai arrangé l'af- 
faire. 

Elle me donna mille embrassades et un autre poulet 
pour moi. J'allai avec lui rejoindre ses compagnons, et je 
fis faire chez un pâtissier une fricassée que je mangeai avec 
les autres valets. La gouvernante.et don Diego apprirent 
la plaisanterie, et toute la maison s'en amusa fort; la pau- 
vre Cyprienne en eut à la fin tant de chagrin, qu'elle en 
pensa mourir, et, dans sa colère, elle fut à deux doigts de 
dévoiler mes rapines ; mais son propre intérêt la retint. 

Une fois brouillé avec elle, je ne pouvais plus la trom- 
per ; je cherchai donc quelque autre moyen de m'amuser, 
et, pour cela, je m'étudiai à ce qu'on appelle, en termes 
d'étudiants, courir quelque chose. C'est une honnête tra- 
duction de voler. 



DE SEGOVIE. 87 

Il m'aniva en ce genre les aventures les plas plaisantes. 
Passant un soir vers les neuf heures dans la grande rue, et 
il s'; trouvait peu de monde à ce moment, J'aperçus une 
boutique de confiseur, et sur l'étalage une petite botte de 
raisins. Je prends mon vol, je m'approche, je saisis la boite 
et me mets à courir ; le confiseur s'élance à ma poursuite ; 
avec lui ses serviteurs et ses voisins. J'étais chargé, et bien 
que j'eusse de Pavanée, je vis qu'ils allaient m'atteindre. 
Au détour d'une rue je jette la botte à terre ; je m'assieds 
dessus, j'enveloppe rapidement ma jambe avec mon man- ^ 
teau, et je me mets à crier en la tenant à deux mains : 



— Holà ! Dieu lui pardonne, il m'a Toulé aux pieds. 

Ils m'entendirent et accoururent ; alors, je me dis ù dire : 

— Très-salDte mère de IMeul et le reste de la prière 

du soir. 



8H DON PABLO 

Le confiseur et les autres avaient Tair furieux, et criaient 
à tue4éte. 

— ^ Frère, me dirent-ils, un homme n*a-t-il point passé 
par ici ? 

— 11 est en avant, répondis-je ; il m'a marché sur la 
jambe ; mais loué $oit le Seigneur! 

Ils gagnèrent au pied là-dessus, et s'éloignèrent. Resté 
. seul, j'emportai la botte au logis, et je racontai Taflaire. Les 
camarades me félicitèrent beaucoup, mais ne voulurent 
pas croire que cela me fût arrivé de la sorte ; je les invitai 
donc à venir le lendemain soir me voir courir quelque 
autre boîte. 

Ils vinrent au rendez- >rous; ils remarquèrent que les 
bottes étaient dans Tintérieur de la boutique, et qu*on ne 
pouvait les prendre avec -la main ; ils jugèrent donc la 
chose impossible. D'ailleurs, le confiseur, averti par ce qui 
était arrivé à son confrère aux raisins, se tenait sur ses 
gardes. J'arrive, et, à douze pas de la boutique, je mets à la 
main mon épée, qui était un fort estoc. Je m'élance vers la 
boutique en criant : Meurs! et je porte une pointe vers le 
confiseur ; il se laisse tomber, je pique une botte, je l'enfile 
de mon épée et je m'en vais. Les camarades étaient ébahis 
de mon adresse, et mouraient de rire de voir le confiseur 
qui demandait qu'on l'examinât; disant que sans doute je 
l'avais blessé ; que j'étais un homme avec lequel il avait eu 
une querelle. Mais en levant les yeux, et en reconnaissant le 
désordre que l'enlèvement d'une botte avait mis parmi les 



DE SÉGOVIE. 89 

autres^ il devina la ruse, et se mita se signer de telle sorte, 
qu'on crat qu'il n'en finirait pas. J'ayoae que Jamais succès 
ne me fit plus de plaisir. Les camarades disaient qu'à moi 
seul je pouvais soutenir la maison avec ce que je eourats^ ce 
qui est la même chose que voler, à mot couvert. 

J'étais jeune, et les éloges qu'on donnait à mon adresse 
m'excitaient chaque jour à de nouvelles espiègleries. (Que 
de fois la nuit j'ai décroché et changé de place les enseignes 
des marchands ; que de fois j'ai mis en campagne les algua- 
zils et le guet ; que de fois j'ai mis en émoi les bons habi- 
tants d'Alcala en criant au feu au milieu de la nuit! A 
l'université, j'étais le bourreau des nouveaux, le mauvais 
démon des recteurs^ le tyran des garçons de salle. ) J'ai 
volé aux couvents de nonnes je ne sais combien de tasses et 
de petits pots, et quand j'allais y demander à boire, je ne 
rendais jamais le vase dans lequel on me servait ; c'est à 
cause de mes larcins que ces dames ne donnent plus rien 
maintenant sans gage '. 

Enfin, je promis à don Diego et à tous ses amis d'enlever 
un soir lesépées de la ronde elle-même. Nous convînmes 
d'un jour, et nous nous rendîmes tous ensemble au lieu 
choisi. Je marchais en avant, et, dès que j'avisai la justice, 
j'allai à elle avec un autre valet du logis. 

— i Est-ce la justice ? demandai-je d'un air fort agité. 

— C'est elle, répondit-on. 

— i Est-ce le corrégidor? 

42 



90 DON P\BLO 

— C'est lui. 

Je me jetai à genoux . 

-^ Seigneur, lui dis-j^f n^on salut, ma vengeance, et 
rintérêt de l'État sont entre vos mains. Si Voire Grâee 
veut faire une grande capture, qu'elle> daigne me per- 
mettre de lui parler un instant à Técart. 

Il fit ce que je lui demandais, et déjà les archer^ empoi- 
gnaient leurs épées, et les alguazils leurs baguettes. 

— Seigneur; continuai-je, je viens de Séville à la^uitede 
sii^ hommes, les plus criminels du monde, tous voleurs et 
assassins. L'un d'eux a tué ma mère et un mien frère pour 
les voler; j'ai la preuve de ce fait. Avec eux, selon ce que 
j'ai ouï dire, est un espion français, et, à leur^ propos, je 
soupçonne - ici je baissai la voi^i — qu'il appartient à An- 
tonio Ferez ^. 

 ces mots, le corrégidor fît un saut en avant. 

— Où sont-ils? 

— Seigneur^ dans la maison publique ; que Votre Grâce 
se hâte : les âmes de ma mère, de mon frère, vous le paye- 
ront en prières ; et le roi !... 

— Sus donc, Jésus ! ne perdons pas de temps ; suivez- 
moi tous ; donnez-moi une rondache. 

— Seigneur, repris-je en l'attirant de nouveau à l'écart. 
Votre Grâce va se perdre si elle agit de la sorte. 11 est im- 
portant que vous entriez tous sans épées, un à un, car ils 



DE SËGOVIE. 94 

sont dans des chambres, ils ont des pistolets, et s'ils tous 
voient entrer avec des épées, comme la jDstke seule a le 
droit d'en porter, ils feront feu. Il vaut mieux n'aToirque 
des dagues^, et leur saisir les bras par derrière : nous som- 
mes assez nombreux pour cela. 

Le moyen plut au corrégidor et la capture à faire Tallé- 
cha. Nous approchions; le corrégidor, prévenu, ordonna 
à ses gens de cacher leurs épées sous Therbe dans un champ 
qui était presque en face de la maison. Ils le firent et pas- 
sèrent outre. J'avais averti mon camarade que voir dépo- 
ser les épées, les prendre et gagner le logis devaient être 
tout un. Il n'y manqua pas ; quand les re^rs entrèrent, 
je passai le dernier, et dès qu'ils furent mêlés pat'mt les 
gen^ qui étaient là, Je leur faussai compagnie, j'enjllatune 
petite rue qui conduit à la Yietoire, et un lévrier ne m'eût 
pas atteint. (lue fois entrés et ne voyant rien que des étu- 
diants et des libertins, c'est tout un, le^ recors me cher- 
chèrent et ne me trouvèrent pas ; ils se 'doutèrent de la 
ruse, oourun^nt à leurs épées et n'en virent pas la moitié 
d'une. 

^ Qui pourrait dire les recherches que firent cette nuit- 
là le corrégidor et le recteur ? Ils aUèrenl ()ans toutes les 
cours, visitèrent to0s les Kts. Ils vinrent à notre maison. 
Pour ne pas étrç reconmi, je m'étais étendu sur mon lit, 
un mouchoir autour de la tète, un cierge d'une main et un 
cruciflx de l'autre ; près de moi un camarade vêtu en clerc 
m'aidait à mourir, et les autres récitaient les litanies. Le 
recteur vint et avec lui la justice, et ils sortirent aussitôt, 
ne pouvant |penser qu'ils trouveraient là ce qu'ils cher- 



92 DO.N PABLO DK SÉGOVIE. 

chùeat. Ils ne regardèrent rien, et mieux, le recteur me dit 
un répoDB. Il demanda si j'avais déjà perdu la parole, on 
lui répondit que oui ; et li-dessus ils s'en altèrent, déses- 
pérant de trouver quelque iodice. Le recteur Jura qu'il li- 
vrarait le coupable s'il le découvrait, le corrégidor jura de 
le pendre, rât-ll le flis d'un grand, et moi je me levai. 

Si vous allez à Alcala, ntesseigneurs, vous y entendrez 
parler de cette mystification, on s'en souvient encore. Je 
ne vous dirai pas comment je .rendis la place du marché 
aussi peu sAreque le carrefour d'une forêt, comment Je 
frappai d'impAts les boutiques de drapiers, les magasins 
d'orfèvres, voire mèâfle les étalages des fruitières, car je ae 
pus Jamais oublier l'alTront que j'avab reçu de celles de 
Ségorie, quand je fus roi des coqs; les jardins, les vignes, 
les vergers d'alentour me payaient tous la dtme. Aussi, ces 
bagatelles et quelques autres me donnèrent la réputation 
d'un homme actif et subtil entre tous. J'étais le favori dœ 
jeunes cavaliers amis de mon maître ; ils se disputaient mes 
services et à peine me laissaient-ils à don Diego, k qui j'ac- 
cordai toujours cependant le respect que je lui devais et 
le dévouement que méritait son affection pour moi. 



CHAPITRE VIL 



Dea B«^ tateane à SêgMic. Pabto ifpfnwl b Mori de si 

et se Rut une règle de (.'oodoïle poor Tainur. 



ir koal de qoclqae leaps, don Mégn reçvt 
éi MB pèfv Bue Mm ^ci es renfermait nne 
seronde pew ■»!. Cette lettre Hait (Tofi 
■ieii oarle, «n^Mé Aloaso ttaatpina, fvt>- 
epmnrt de lo«le» les fert» pomiMes ', el 
rt eoam à SéfavieT rà il tenait de tr^»-^<hi 
Jartie e . Le fail est que de toole» le» rénrtln' 
» as pen ea yîla lca ffn'efc svirit prùm depoi» 
Ereaae, pw «k neï'étiil «Anit^MtM loi. 
ithwnmi». yaÉiqB'ilbiilitir«tti vérité, mimwiaHtto 



CHAPITRE VII. 



Dou Diego Ktounie à Ségovie. Pablo appreod la mort de ses parents 
et se f^iinne règle de conduite pour l'avenir. 



u bout de quelque temps, don Diego reçut 
de son père une lettre qui en renTermak une 
Beeonde pour moi. Cette lettre était d'un 
mien oDcle, nommé Alonso Ramplon, pro- 
e parent de toutes les vertus possibles ' , et 
rt connu & Ségovie, où il tenait de très-près 
Justice. Le fait est que de toutes les résolu- 
g un peu capitales qu'elle avait prises depuis 
, treans, pas une ne s'était exécutée sans lui. 
Il était boorreou, puisqu'il faut dire la vérité, mais un aigle 



96 DON PABLO 

parmi ceux du métier. A le voir à Tœuvre, on avait l'eau 
à la bouche de se laisser pendre. 

Voici le contenu de la lettre qu*il m'adressa de Ségovie à 
Alcala : 

• Mon fils Pablo, — c'est ainsi qu'il m'appelait, tant il 
avait d'affection pour moi, — les grandes occupations que 
me donne, dans la place que Je remplis, le service de Sa 
Majesté, ne m'ont pas permis de vous écrire plus tôt ; si le 
service du roi a des désagréments, c'est surtout par l'excès 
du travail, et encore j'en suis bien dédommagé par l'obscur 
honneur d'être au nombre de ses serviteurs. J'ai le chagrin 
d'avoir à vous donner des nouvelles peu agréables. Votre 
père est mort, il y a huit jours, plus courageusement 
qu'aucun homme en ce monde ; je puis le dire, car c'est 
moi qui l'ai guindé '. Il monta sur son âne sans mettre le 
pied à rétrier; la jaquette du supplice lui allait comme si 
elle eût été faite pour lui ; en un mot, il avait si bonne 
prestance, que tous ceux qui le voyaient passer précédé de 
la croix, le jugeaient digne de sa future élévation. Il allait 
d'un air délibéré, regardant aux fenêtres, saluant tous 
ceux qui quittaient leurs travaux pour le voir ; deux fois 
même il se fit la moustache. Il engageait ses confesseurs à 
se reposer et approuvait ce qu'ils disaient de bon. Arrivé à 
la croix de bois ^, il mit le pied sur l'échelle, ne monta ni 
trop lentement ni comme un chat, et, rencontrant un éche> 
Ion brisé, il se retourna vers la justice et la pria de le 
faire remplacer pour la prochaine occasion, attendu que 
d'autres n'auraient peut-être pas autant d'assurance que 



DE SÉGOVÎE. 97 

lui. Je ne puis vous exprimer Jusqu'à quel point il plut à 
tout le monde. 

« Arrivé au haut, il s'assit, rejeta en arrière les plis de 
son vêtement, prit la corde et se la mita la gorge. Voyant 
en ce moment que le théatin voulait le prêcher, il se re- 
tourna vers lui. 

« — Frère, lui fit-il, je le prends pour dit; donnez-moi 
un peu de Credo et finissons promptement, je ne voudrais 
pas paraître long. 

« Ainsi fut fait ; il me recommanda de lui mettre son 
chaperon sur le côté, de lui essuyer la bave, ce que je fis. 
Il tomba sans ramasser ses jambes et sans faire de contor- 
sions. Il se tint, en un mot, très-gravement ; on ne pouvait 
demander davantage. Je le mis en quatre et lui donnai 
pour sépulture les grands chemins. Dieu sait quelle peine 
je ressens de le voir là, tenant table ouverte pour les cor- 
beaux ; mais j'espère que les pâtissiers du pays nous con- 
soleront en en mettant quelque peu dans leurs pâtés à 
quatre réaux "*. 

« Quant à votre mère, bien qu'elle soit encore vivante, 
je puis presque vous en dire autant. L'inquisition de To^ 
lède Fa fait mettre en prison, parce qu'elle déterrait les 
morts. Il parait qu'elle faisait la sorcière, et on a dit que 
chaque nuit elle embrassait un bouc sur l'œil sans pru- 
nelle. On a trouvé dans son logis plus de Jambes, de bras 
et de têtes qu'il n'en faudrait à une chapelle de miracles, 
et Ton prétend que, comme la vieille Célestine^ On 

\5 



dit enAn qu'elle a Hguré dans un aaio-de-fé, le jour de la 
Trinité, avec quatre cents condamnés à mort. 

« J'en suis bien chagrin, car elle nous déshonore tous, 
moi surtout, qui suis ministre du roi. De semblables pa- 
rentés ne me vont pas. 

" Vos parents, mon (Ils, ont laissé ici je ne sais qu^le 
somme cachée, cela peut monter en tout à quatre c«nts 
ducats. Je suis votre oncle, ce que j'ai sera pour vous. Cette 
lettre reçue, vous pourrez venir ici ; avec ce que vous savez 
de latin et de rhétorique, vous serez un homme unique 
dans l'art du bourreau. Itépondez-moi de suite, et d'ici là 
que Dieu vous garde. 

Cl De Ségovle, etc.. » 



Je ne puis nier que cette nouvelle honte me Bt un 
Impression, et cependant je me consolai en partie ; 



DE SÉGOViE. 99 

est Teffet des vices chez les parents ; les enfants y trouvent 
une consolation à leurs peines, quelque grandes qu'elles 
soient. — Je courus trouver don Diego ; il lisait la lettre 
de son père qui le rappelait auprès de lui, et qui, informé 
de mes espiègleries, lui mandait de ne pas m'emmener. 
Don Diego me prévint qu'il allait partir, et me témoigna 
tout le chagrin qu'il avait de se séparer de moi. Celui que 
j'éprouvai n'était pas moins grand. 11 m'offrit de me 
mettre au service d'un gentilhomme de ses amis, mais je 
le remerciai. 

— Seigneur, lui difrje en souriant, j'ai maintenant une 
autre ambition et d'autres projets, je vise plus haut ; je 
suis, à dater de ce jour, chef de famille, seul maître de 
mon nom, et je dois songer à en faire quelque chose. 

Je lui appris comment mon père était mort aussi hono- 
rablement que Thomme le plus haut placé, comment il 
avait été découpé, comment on lui avait octroyé une no- 
blesse à quatre quartiers ^, et dans quels termes tout 
cela m'avait été écrit par mon seigneur et oncle le bour- 
reau, ainsi que la nouvelle de l'emprisonnement de ma- 
man ; j'figoutai enfin qu'il me connaissait assez pour que' 
je pusse lui dire tout cela sans honte. 

Don Diego prit une vive part à mes malheurs et me de- 
manda ce que je comptais faire; je lui communiquai mes 
projets, qu'il approuva. 11 partit le lendemain fort triste- 
ment pour Ségovie, et je restai à la maison sans rien laisser 
entrevoir de ce que j'éprouvais. Je brûlai la lettre de mon 



JOO DU^ PAULU DE SÉGOVIE. 

oDcle, de crainte qu'elle ne tombât entre les n>aiDS de quel- 
qu'un, el Je commençai mes préparatifs pour me rendre 
moi ausïi et seul à Ségovie, où je voulais recueillir mon 
héritage et connaître ma famille, afin de l'éviter. 






4114 DON PABLO 

cordonnier pour les créances que je lui emportais, les gé- 
missements de la gouvernante pour ses gages que je rete- 
nais, la colère de Thôte pour le loyer de la maison? 

L'un disait : 

— Mon cœur Tavait deviné. 

L'autre : 

— On m'avait bien dit que c'était un mattre fourbe et 
un escroc. 

Enfin je partis, tellement aimé de tous, que mon absence 
en laissa une moitié en larmes et l'autre moitié riant de 
celle qui pleurait. 

Je cheminais en songeant à tout cela, lorsqu'au delà de 
Torote, je rencontrai un homme monté sur un mulet de 
bât. Il causait tout seul avec une grande volubilité, et il 
était tellement occupé de son sujet, que j'étais à côté de 
lui qu'il ne me voyait pas. Je le saluai et il me salua ; je lui 
demandai où il allait, et dès que nous eûmes échangé quel- 
ques questions, nous notis mtmes à parler de la descente 
du Turc et des fbrces du roi. Il prétendit m'exposer com- 
ment on pourrait conquérir la terre sainte et comment on 
prendrait Alger ; à tout ce qu'il me dit je reconnus que 
cet homme était un fou politique. Nous continuâmes 
à causer assez joyeusement, et, d'une chose à Tautre, nous 
tombâmes sur la Flandre. Arrivé là, il se mit à soupirer. 

— Ce pays, s'écria<-t-il, me coûte plus qu^au roi ; voici 
quatorze ans que je médite un expédient qui pacifierait 
tout en un instant s'il n'était aussi impossible. 



DE SÉGOVIE. 105 

~ ^ Quelle peut être, lui dis-je, cette chose impossible 
qui pourrait produire un si important résultat? 

— Quand je dis impossible, seigneur, reprit-il, ce n'est 
pas ma pensée bien réelle, car rien n'est plus simple. Cette 
chose n'est impossible que parce qu'on ne voudra pas la 
faire. Si je ne craignais de vous ennuyer, je vous dirais ce 
que c'est; du reste, on le saura plus tard, car je compte 
la faire imprimer avec quelques autres mémoires dans les- 
quels j'indique au roi deux moyens de réduire Ostende. 

Je le priai de me les faire connaître ; il tira alors de sa 
poche un rouleau de papier sur lequel il me montra le plan 
<Iu fort de l'ennemi et celui du nôtre. 

— Vous voyez, me dit-il, que la difficulté en celte ai- 
faire consiste dans ce pelit bras de mer ; eh bien , je don- 
nerais l'ordre de le supprimer en le desséchant avec des 
épongrs. 

Cette extravagance m'arracha un grand écla| de rire, et 
mon homme me regarda en face. 

— Je n'ai dit cela à personne qui n'ait ri comme vous, 
tant ce projet fait de plaisir à tout le monde. 

— Je n'en doute pas, répiiquai-je, c'est l'effet tout na- 
turel d*une pensée aussi neuve et aussi judicieuse ; mais 
songez, je vous prie, qu'à mesure que vous épongerez l'eau, 
la mer en rapportera tout autant. 

— La mer ne fera point cela, j'y ai mûrement réfléchi; 



^06 DON PABLO 

j'ai imaginé, pour obvier à cet inconvénient, d*en creuser 
le Tond de douze stades sur ce point-là. 

Je ne répliquai rien, de crainte qu'il ne me dtt qu'il avait 
aussi un expédient pour faire descendre le ciel ici-bas. Ja- 
mais de ma vie je ne connus un pareil insensé. Il me disait 
que Juaneio n'avait rien fait de bien ', qu'il se chargerait 
de faire monter toute l'eau du Tage à Tolède d'une ma- 
nière plus facile. Quand je lui demandai ce nouveau 
moyen, il me répondit que c'était par enchantement. 

— ^Avez-vous jamais rien entendu de semblable? 

— Du reste, ajouta-t-il, je n'exécuterai rien de tout 
cela que le roi ne me donne d'abord une commanderie ; 
je suis très-capable de la régir, et j'ai des titres de noblesse 
fort honorables. 

Âu milieu de ces propos et de ces extravagances, nous 
arrivâmes à Torrejon où il s'arrêta, parce qu'il y venait 
visiter une parente. Je continuais seul ma route, riant 
comme un fou des singulières occupations decetoriginni, 
lorsque Dieu et ma bonne étoile me firent apercevoir de 
loin une mule paissant en liberté l'herbe du grand chemin 
et près d'elle un homme à pied qui feuilletait un livre, fai- 
sait des raies dans la poussière et les mesurait avec un 
compas. 11 passait d'un côté, il sautait de l'autre, et, de 
temps en temps, mettait ses doigts en croix, puis dansait 
autour de son ouvrage. J'avoue que je n'osai d'abord le 
regarder que de loin, pensant que c'était un enchanteur, 
et j'avais peine a me déterminer à passer près de lui. Je me 



DE SÉGOVIE. <07 

hasardai enfin, et quand je m'approchai il m'entendit. Il 
ferma son livre^ alla chercher sa mule, et, en mettant le 
pied à rétrier, il glissa et tombé. Je courus le relever. 

— Je n'ai pas bien pris, me dit-il, le milieu de la propor- 
tion pour faire la circonférence en montant. 

Je n'y compris rien et Taidai à se remettre sur sa béte. A 
quelques pas de là, il me demanda si j'allais à Madrid par 
une ligne droite ou par un chemin circonflexe. Je ne savais 
ce que cela signifiait, et je répondis que je suivais la voie 
circonflexe. 11 me demanda encore à qui était Tépée que je 
portais ; quand je lui eus dit qu'elle était à moi, il la prit 
et l'examina. 

— Ces branches de la garde, fit-il, devraient être plus 
inrandes, afin de mieux parer les coups de taille qui se for< 
ment sur le centre des estocades. 

Là-dessus, il entama une démonstration si pompeuse et 
si diffuse, que force me fut de lui demander quel métier 
il professait. 

— Je suis, me dit-il, un escrimeur habile par excellence, 
ot je puis le prouver en toute occasion. 

— Mais en vérité, repris-je en retenant un nouvel éclat 
(Je rire, à ce que je vous ai vu faire sur le grand chemin, 
dos cercles, des angles, des lignes, je vous aurais pris plu- 
tôt pour un enchanteur. 

— C'est, me répondit-il, que j'étudiais avec mon grand 



40» DON l'ABLO 

compas une f^nte par le quart de cercle, dont le résultat 
doit être la mort instantanée de l'adversaire, et je m'occu- 
pais à la rédiger en termes de mathématique. 

— ; Kst-ii possible qu'il } ait de la mathématique là 
dedans? 

— Kon-seulemont de la mathématique, mais encore de 
la théologie, de la philosophie, de la musique et de la 
médecine. 

~ Quant à cette dernière science, répliquai-je, je n'en 
doute pas, puisqu^il s'agit de tuer ^. 

— Ne vous moquez pas, me dit-il, je vous enseignerai 
tout à l'heure un coup superbe ; parade, riposte à coups 
détaille en concentrant les sptrales de l'épée. 

— Je ne comprends rien à tout ce que vous me dîtes, 
grand ou petit. 

~ Ce livre vous en instruira, répondit-il ; il est intitulé 
les Grandeurs de rÈpce ; il est très-bon et il enseigne des 
miracles. Je vous le prouverai ce^ir ù Rejas, à la cou> 
chée; nous prendrons deux broches, et vous me verrez 
faire des merveilles. N^en doutez pas, quiconque lira ce 
livre tuera tous ceux qu'il voudra. 

— Ou ce livre, lui dis-je, enseigne à procurer la poste 
aux hommes, ou bien 11 a été composé par quelque doc- 
teur. 

— Comment, docteur! Bien entendu, c'est un grand sa- 
vant, c'est même plus qu'un grand savant ^ 



bE SÉGOVIE. ^09 

En causant de la sorte, nous arrivâmes à Kejas, et nous 
nous arrêtâmes devant une hôtellerie. Au moment où je 
descendais de ma mule, mon compagnon poussa de 
grands cris. 

— Faites un angle obtus avec les jambes, ramenez-les 
en deux lignes parallèles cl laissez-vous aller perpendicu- 
lairement sur le sol- 

L'hôtelier, qui me vit rire, en fit autant et me demanda 
SI ce cavalier qui parlait de la sorte était Indien. Mon escri- 
meur s*approclia de Thôte. 

— Seigneur, lui dit-il, donnez-moi, je vous prie, deux 
broches pour deux ou trois angles, je vous les rendrai sur- 
le-champ. 

— Jésus ! fit Fhôte, donnez-moi plutôt vos angles, ma 
femme les embrochera ; je n'ai jamais entendu prononcer 
le nom de ces oiseaux. 

— Ce ne sont pas des oiseaux, répondit mon original; 
voyez un peu, ajouta-t-il en se'tournant vers moi, ce que 
c'est que de ne pas saviflir! Donnez-moi les broches je ne 
les veux que pour escrimer, et peut-Atre ce que vous me 
verrez faire aujourd'hui vous vaudra-t-ii plus que tout ce 
que vous avez gagné en votre vie. 

Les broches se trouvant occupées, il nous fallut prendre 
deux cuillers à marmite. Jamais on ne vit rien de plus ri- 
sibleau monde. Mon homme faisait un saut et disait : 

— Avec ce mouvement, j'atteins plus loin et j'arrive aux 
degrés du profil. 



10 l)0!N PABLO 

Il Taisait un nuire saul, elil ajoutait : 

— Maintenant j'emploie un mouvement ralenli pour tuer 
j naturel : ceci est d'estoc, et cela de (aille. 



Il ne m'approchait pas d'une lieue et tournait autour àe 
moi avec sa cuiller ; comme je n'étais pas Tort tran<)uille, 
on eût pris cette comédie pour un assaut contre une mar- 
mite qui bout et qui s'enltiit. 

— Voilà seulement le bon sjsième. me dit-il enfin en 
s'iirrétant, plulAt que toutes les niaiseries qu'enseignent ces 
misérables maîtres d'escrime qui ne savent que boire. 

Il avait à peine aciievé ces mots, que nous vîmes si. ilii' 
de l'hAtellerie un mulâtre qui montrait les dents. Il avait 
un cliapeau rabattu en forme de parasol, un plastron de 
bulHe sous un pourpoint déboulonné et Karni de rubans ; 
il avait le.s jambes raKneuiîes conmie Viiigle impérial, le vi- 



I)K SÉGOViE. H« 

sage traversé d*estafilacles, la barbe fourchue, les mousta- 
ches en fuseau, et une dague garnie de plus de grilles et de 
plus de traverses qu'un parlofr.de nonnes. 

— Je suis examiné, nous dit-il en regardant la terre, et 
je porte mon brevet ; par le soleil, qui échauffe les mois- 
sons, je mettrai en morceaux quiconque pariera mal de 
tout bon fils qui professe les armes *. 

Redoutant quelque fâcheux événement, je me mis entre 
eux deux, disant au nouveau venu qu'on ne parlait pas do 
lui et qu'il avait tort de s'olTenser. 

— Qu'il mette Tépée à la main, s['il en a une, continua- 
•il, qu'il laisse là sa cuiller à pot, et nous verrons quelle 

est la vraie science. 

— Cet ouvrage l'apprend, dite haute voix mon pauvre 
compagnon, en ouvrant son livré ; il a été imprimé avec 
permission du roi, et je soutiendrai avec la cuiller et sans 
la cuiller, ici ou ailleurs, que ce qu'il dit est la vérité. 
Mesurons, si vous en doutez. Là>dessus, il prit son com- 
pas, tira des lignes, et nous dit : — Cet angle est obtus. 

— Je ne sais ce que c'est qu'angle et obtus, dit le matlre 
en tirant sa dague, je n'ai entendu prononcer pareils mots 
de la vie ; place, et avec cette arme je le mettrai en mor- 
ceaux. 

Il attaqua le pauvre diable, qui se sauva en sautant par 
toute la maison. 



112 DON PABLO DE SÉGOVIE. 

— Il ne me blessera pas, nous cria*t*il en passant près 
de nous ; je lui ai gagné les degrés du profil. 

L*hAto et ses gens furent obligés de slnterposer et de 
mettre la paix entre eux ; je les laissai faire, car je me pA- 
mais de rire. On soupa, puis on nous mit dans une même 
chambre, le fou et moi, et nous nous couchâmes. 

A deux heures du matin, il se leva en chemise et se mit 
à parcourir la chambre à tâtons, sautant et disant une 
foule d'extravagances en langue mathématique. Il me ré- 
veilla, puis s'en alla trouver Thôte et lui demanda de la 
lumière, en lui disant qu'il avait trouvé pour Testocade 
un terme de proportion qui était le segment de la subten- 
dante. I/hôte était furieux et le donnait à tous les diables 
pour ravoir réveillé ; il le traita de fou et le mit à la porte. 
Mon homme revint me trouver ; il me dit que si je voulais 
me lever, il me ferait voir la ruse si fameuse qu*il avait in- 
ventée contre le Turc et SOS cimeterres; il disait qu'il vou- 
lait aller l'enseigner au roi comme chose très-importante 
pour les catholiques. Le Jour venu, nous nous habillâmes 
tous et payâmes notre gîte. On réconcilia le fou avec le 
raattre d'armes, qui partit en convenant que te système 
de mon compagnon avait du bon, mais qu'il ferait plus de 
fous que d'adroits, parce que la plupart n'y éntt^ndaicnt 
rien. 



CHAPITRE IX. 



Fïl)lo rL'uuonlri' un |im1«. 



E pris le chemin de Madrid, et le Tou me dit 
adieu, parce qu'il suivait une route difTé- 
rente. J'étais déjà à quelque distance, lors- 
qu'il revint en courant et en m'appelant de 
utes ses forces. Nous étioas au milieu de la 
impagne, où personne ne pouvait nous en- 
Ire ; il s'en vint me parler à l'oreille. 
- Sur votre vie, seigneur, me dit-il, ne par- 
à personne des admirables secrets que je 
vous ai confiés en matière d'escrime ; gardez4es pour vous 



H6 DON PABLO 

seul, vous avez de rintelligenee, ils vous profileront. Je lui 
en fis la promesse^ et il s'en retourna. 

Je fis plus d'une lieue sans rencontrer personne, son- 
geant aux nombreuses diffiottltés que Je trouverais pour 
vivre en honnête homme et en homme vertueux ; car j*a- 
vais d'abord à dissimuler le triste patrimoine que me lais- 
saient mes parents et ensuite à me conduire de telle ma- 
nière que ceux qui me connaissaient fussent forcés d'oublier 
de qui j'étais issu. J'étais tout heureux d'avoir des pensées 
aussi sages, et Je me disais : Si Je suis vertueux, on devra 
m'en savoir plus de gré, à moi qui n'ai personne pour m'ap- 
prendre à l'être, qu'à tout autre qui aura reçu la vertu 
comme héritage de famille. 

J'allais discourant de la sorte, lorsque Je rencontrai un 
clerc, déjà âgé, qui suivait sur une mule le chemin de Ma- 
drid. Nous liâmes conversation, et il me demanda tout aus^ 
sitôt d'où Je venais. 

— D'Alcala, luidis-je. 

— Que Dieu maudisse d'aussi méchantes gens, s'écria- 
t-il ;il n'y a pas entre eux tous un seul homme d'esprit. 

— i Comment, lui demandai-Je, pouvez-vous dire pa- 
reille chose d'un lieu qui réunit tant de savants ? 

— Des savants! répliqua-t-il, ides savants! Voici qua- 
torze ans, seigneur, que je fais à Majalahonda, où j'ai été 
sacristain, des noëls, des chansons de Fête-Dieu , et ils 
n'ont pas daigné en couronner une seule. Je veux vous 



DE SÉGOVIE. U7 

convaincre de rinjusiice qu'ils m'ont faite, et vous donner 
un échantillon de mes œuvres. 

( Alors il fira de ses chausses un petit papier tout cras- 
seux, et me lut quelques strophes si extravagantes, si ri- 
diculement rimées, que je ne crois pas qu'il en existe de 
plus pitoyable dans la collection des noëls passés et pré- 
sents '. ) 

— l Peut-on faire mieux? me dit-il. Croirez-vous que 
chacune de ces strophes me coûte plus d*un mois de tra- 
vail et d'étude? 

— Sans nul doute, répondis-je en étouffant une nou- 
velle envie de rire ; de ma vie je n'ai rien entendu de plus 
gracieux (Funiversité d'Âlcala n'est qu'une sotte, et ces 
couplets méritent toute sorte de récompenses ). 

— Ceci n'est qu'un jeu, seigneur ; veuillez écouter main- 
tenant quelques pages d'un petit livre que j'ai fait en l'hon- 
neur des onze mille vierges, et dans lequel j'ai consacré à 
chacune cinquante huitains ^. 

Je reculai d'épouvante à l'approche de ce demi-million 
de strophes, et je le suppliai de me donner en place quel- 
que chose dans le genre divin ^. 11 se mit alors à me ré- 
citer une comédie qui comptait plus de journées que le che- 
min de Jérusalem. 

— Je rai fait en deux jours, me dit-'il , en voici le 
brouillon. 

Il me montra une liasse qui n'avait pas moins de cinq 



120 DON PABLO 

— Après le sonnet du lièvre, disait-îK je voas dirai le 
trentième, dans lequel je TappeUe étoile. 

J'étais au désespoir de penser que je ne pouvais rien 
nommer qui ne lui eût fourni matière à quelque disparate, 
et je me crus sauvé lorsque nous approchâmes des fau- 
bourgs de Madrid, espérant que la crainte d*étre entendu 
lui imposerait silence. Ce fut tout le contraire; dès que 
nous fûmes dans la rue, il éleva la voix pour faire con- 
naître ce qu'il était. Je le suppliai de se taire, lui disant 
que si les enfants sentaient le poète, il n'y aurait pas de 
trognon de chou qui ne vint à notre adresse. Je lui dis en 
confidence qu'il fallait éviter de se faire connaître pour 
poëte, parce que depuis peu de temps un poëte renégat, 
qui avait renoncé aux muses pour mener une vie raison- 
nable, avait lancé contre ses confrères une pragmatique 
qui les déclarait fous ^. ( Cette fois j'avais touché la bonne 
corde. Notre homme n'avait fait de vers ni sur ce mot ni 
sur cette idée, et ma confidence l'effraya beaucoup. 11 me 
demanda tout bas si cette pragmatique était promulguée ; 
je lui répondis qu'elle le serait bientôt, qu'on n'attendait 
pour cela que quelque nouvelle impertinence de messieurs 
les poëtes. Dès ce moment il ne dit plus rien et se tint 
coi. ) 

Nous arrivâmes de la sorte à une hAtellerie où il avait 
coutume de descendre. A la porte se trouvaient plus de 
douze aveugles, qui reconnurent à l'instant le sacritain, 
le» uns à l'odeur, les autres à la voix. Ils poussèrent de 
grands cris pour lui souhaiter la bienvenue, et le brave 



DE SËGOVIE. )2I 

homme los embrassu tous. L'un lui demanda une orsison 
pour \ejuiiejugcen vers graves et sentencieux, prêtant aux 
gestes et à l'action-, d'autres lui demandèrent des com- 
plaintes pour les tmes du purgatoire, etchacun lui donna 
huit réaux pour arrhes. 

— Savez-vous, me dit-il quand il les eut congédiés, que 
«es aveugles vont me rapporter plus de trois cents réaux : 
aussi, avec rotre permission, je vais me retirer pendant 
quelques instants pour leur faire une partie de ces orai- 
sons ; puis, après dîner, nous serons libres et nous cause- 
FOns tout k l'aise. 



in DON PÂBLO 

— (jcaod Dieu, me répondit lé pauvre homme, ne sa- 
chant s'il devait se mettre en colère, peut-on Iraiterun 
poëte de la sorte ! — Marchandise ! — Ce que j'en fais, 
seigneur, n*est que par amour de Part et non par esprit 
mercantile. ^ Ne vaut-il pas mieux entendre nos aveugles 
réciter de bonnes stances, des cantiques convenablement 
rimes, plutôt que ces psaumes sans rime ni raison, ces 
canciones estropiées et ces vers boiteux nés du cerveau de 
quelque pauvre hère de nos provinces? — Marchand, moi! 
— Oh! seigneur, quel mot! ) Moi, propriétaire de huit 
cent mille couplets efTectifs ; moi qui ai demeuré dans la 
même hôtellerie que Lignan et qui ai dtné plus de deux 
fois avec Espinel; moi qui me suis trouvé à Madrid aussi 
près de Lope de Vega que Je le suis de vous ; qui ai vu 
don Alonso de Ercilla plus de mille fois ! ^ Savez-vous que 
j'ai chez moi un portrait du divin Figueroa et que j'ai 
acheté les grègues que quitta Padilla lorsqu'il se fit moine *? 
Je les porte encore, ces grègues , quelque mauvaises 
qu'elles soient, les voici. 

l'iR parlant de la sorte, le brave sacristain nous exhiber 
ses culottes avec une gravité qui fit rire aux éclats tous les 
habitués de l'hôtellerie. (Il en f\it tellement déconcerté, 
qu'il se leva de table sans ajouter un seul mot, et retourna 
s'enfermer dans sa chambre pour achever les stances de 
ses mendiants. ) H était, du reste, près de deux heures; 
J'avais du chemin à faire avant la couchée; je dis adieu au 
sacristain, et, mon écot payé, Je me remis en route. 

Je eheniinais paisiblement sur le chemin qui conduit au 



j 



OË SÉCOVIE. t27 

Puerto,-iDrsque Dieu, qui craignait atns doute que l'isole- 
ment ne me donnât de mauvaises pensées, me 51 rencon- 
trer un soldat. Nous nous saluâmes avec la plus grande 
politesse, et In connaissance ne fut pas longue. Il me de- 






manda si Je venais de la ca|Htale ; je lui répondis que Je 
n'avais Tait qu'y passer. 

— C'est tout ce qu'elle mérite, me dit-il aussitôt : <-(.' 
pays ne convient qu'à des gens de rien. J'aime mieux, j'en 
jure par leChriM, étreà un siège comptant teabeuresdans 
la neige Josqa'è la ceinture et maitgeànt do. bois, que de 



1 



42S DON PABLO 

supporter les injustices dont on «d^reuve les gens de bien 
en ce pays-là. 

— 11 y a de tout à Madrid, seigneur soldat, lui répon- 
dis-je ; on sait y faire grand cas des gens de mérite. 

~ Grand cas! reprit--il d*un ton courroucé; voilà six 
mois que j'y sollicite inutilement une enseigne, après 
vingt années de service, après avoir perdu mon sang au 
service du roi, comme ces blessures en font preuve. 

En même temps, il me découvrit sa cuisse droite pour 
me faire voir une cicatrice d'un pouce de long» à laquelle 
je reconnus plutôt les traces de quelque furoncle et le 
bistouri du barbier que le fer é^ Tenneoii. Il m*en mon- 
tra ensuite deux autres à ses talons, en me disant que c'é- 
taient des coups de feu ; fen avais deux semblables pro- 
duites par des engelures. Il Ata son chapeau et me flt voir 
une estafilade qui lui partageait le nez, puis trois autres 
balafres qui se dessinaient sur sa figure commejies degrés 
d'une mappemonde. 

— J'ai reçu tout cela à Paris, me dit*il, pour le service 
de Dieu et du roi ; et pour toutes ces taillades de ma face, 
je n'ai obtenu que de belles paroles, ce qui ne vaut pas 
plus que de mauvaises actions. Lisez ces papiers, seigneur; 
par la vie du licencié! jamais homme, vive Dieul jamais 
homme aussi signalé, j*en adjure le Christ I n'a fait sem- 
blables campagnes. 

Jamais aussi signalé^ le soldat disait vrai, car il Tétait à 
coups de couteau. Alors il me tira d'une botte de fer -blanc 



DE SÉGOVIK. 429 

des papiers qui sans doute avaient appartenu à un autre 
dont il prenait le nom. Je les lus et lui fis mille compli- 
ments, jurant que ni le Cid ni Bernardo n*avaient rien fait 
en comparaison de lui.^ 

— Comment en comparaison! Dites encore, par Dieu! 
ni Garcia de Paredès, ni Julian Romero, ni tant d'autres 
braves. En dépit du diable, il n'y avait pas d'artillerie 
alors, et je jure Dieu que Bernardo n'en aurait pas pour 
une heure de ce temps-ci. Si vous allez en Flandre, mon 
jeune seigneur, faites-vous raconter les exploits du Brèche- 
Dent, et vous verrez ce qu'on vous dira. 

— ^ E6t>ce donc vous ? lui demandai-je, 

— Eh ! ^ qui donc serait-ce si ce n'était moi? ^, Ne voyez- 
vous pas cette brèche dans ma mâchoire? IN'en parlons 
pas davantage, il ne sied pas à un homme de chanter ses 
propres louanges. 

En discourant de la sorte, nous rencontrâmes un er- 
mite monté sur un âne et portant une barbe qui lui des- 
cendait jusqu'aux genoux ; il paraissait exténué et était 
vêtu de drap gris. Nous le saluâmes avec le Deo grattas 
accoutumé. Il nous fît admirer les blés de la campagne, et 
prit texte de là pour louer la miséricorde du Seigneur. 

— Ah! mon père, interrompit le soldat en sautant, j'ai 
vu venir sur moi les piques plus épaisses que ces épis ; je 
jure le Christ que j'ai fait tout ce que j'ai pu au sac d'An- 
vers ; oui, certes, je jure Dieu ... 

17 



no DON PABLO 

l/ermite le pria de ne pas jurer autant. 

— On reconnaît bien, mon père, que vous n*ayez pas 
été soldat, puisque vous me blâmez d*une chose qui est 
inséparable de mon état. 

J'éclatai de rire en voyant en quoi il Taisait consister Fart 
militaire, et je ne doutai plus que ce ne fût quelque co- 
quin, car il n'est point d'habitude plus détestée parmi les 
soldats de cœur et de mérite si elle ne Test parmi tous. 

Nous arrivâmes aux gorges du Puerto ; Termite récitait 
ses prières sur un chapelet qui valait son pesant de bois 
et qui ressemblait à un jeu de boules ; le soldat, de son 
côté, comparait les rochers aux châteaux qu'il avait vus; 
il en examinait le côté fort et le côté faible, et désignait les 
points les plus convenables pour y placer de rarttllerie. Je 
les regardais tous deux et je craignais autant le rosaire de 
Termite avec ses grains énormes, que les mensonges du 
soldat. 

— Oh! disait celui-ci, comme je ferais sauter avec de la 
poudre une grande partie de cette gorge 1 Quel grand ser- 
vice je rendrais aux voyageurs! 

A Cerecedilla, où nous arrivâmes au sortir des gorges et 
à la chute du jour, nous entrâmes tous les trois dans une 
hAtellerie où nous demandâmes à souper. C'était un ven- 
dredi. 

— Amusons-nous un peu en attendant, dit Termite, car 



DE SI^GOVIE. 454 

Toisiveté est la mère de tous les vices ; jouons des Ave 
Maria. 

m 

Et laissant tomber son rosaire, il tira de sa manche un 
jeu de cartes. 

— Jouons un peu d'argent plutôt, dit le soldat, cela 
nous amusera davantage; j*aicent réaux, je les risquerai. 

—J'en risquerai autant, m'écriai-je, alléché par Tespoir 
du gain. 

L'ermite ne voulait pas nous désobliger, 

— J'accepte, répondit-il, j'ai sur moi Thulle de la 
lampe ^ qui monte à environ deux cents réaux. 

Je me flattai d'être la chouette qui lui boirait son huile , 
mais je souhaite au Turc que tous ses projets réussissent 
de la sorte. Nous choisîmes le lansquenet, et, ce qu'il y 
eut de bon, c'est que l'ermite feignit de ne pas le con- 
iiattre et nous pria de le lui enseigner. L'innocent homme 
nous laissa faire deux levées, après quoi il nous mena de 
telle sorte, qu'il fit en peu d'instants table nette C'était 
pitié de voir comme le fripon raflait tout du creux de sa 
main et recueillait de notre vivant notre triste héritage ; il 
avait perdu une bagatelle pour nous la reprendre ensuite 
avec tout le reste, â chaque coup le soldat lâchait un tor- 
rent de jurons, de malédictions et de blasphèmes ( et l'er- 
mite ne se donnait même plus la peine de l'empêcher de 
jurer ). Moi, je me rongeais les ongles pendant que le 



452 DON PABLO 

frère luaii les siens sur la table, et il n'y avait pas de saint 
que Je n'invoquasse. 

L'honnête homme nous pluma complètement; il m'en- 
leva six cents réaux, tout ce que j'avais, et au soldat les 
cent qu'il avait offerts. Nous lui proposâmes de continuer 
sur gages ; il répondit que ce n^avait été qu'un passe- 
temps, que nous étions son prochain et qu'il ne voulait pas 
nous gagner davantage. 

^ Je vous donnerai maintenant un conseil, ajoula-t-il» 
ne jurez plus; voyez, je me suis recommandé à Dieu, et cela 
m'a porté bonheur. 

Nous ne soupçonnions pas l'habileté de ses doigts et 
nous le crûmes ; le soldat jura^ mais de ne plus jouer ja- 
mais, fît je fis comme lui. 

— Vive Dieu! disait le pauvre sergent, — il me confia 
que c'était là son grade, — je me suis vu au milieu des lu- 
thériens et des Maures, et jamais je n'ai été dépouillé de 
la sorte. 

L'ermite se mit à rire et retourna son rosaire ; moi, qui 
n'avais plus un maravedis, je lui demandai de nous faire 
souper et de nous défrayer tous les deux jusqu'à Ségovie, 
puisque nous n'en avions plus le moyen. Il me le promit 
et commanda soixante œufs pour notre souper. 

On nous fit loger dans une salle commune parce que les 
chambres de rhôtellerie étaient occupées. Je me couchai 
fort triste ; le soldat appela ThAte, le pria de lui garder ses. 



DE SKGOVItL ^55 

papiers avec la botte de fer-blanc qui les renferiuait et uu 
paqaet de chemises liors de service. L'eroiite se recom- 
manda à Dieu pendant que nous le recommandions au 
diable, et s*endormit. Je restai éveillé quelques instants 
encore, cherchant un moyen de lui reprendre mon argent, 
et le sergent ronfla bientôt, rêvant à ses cent réaux. 

Avant le Jour, le sergent, éveillé le premier, demanda 
de la lumière, appela ThAte et lui réclama ses papiers ; 
mais voici que ThAte ne pouvait se rappeler où il les 
avait mis et lui rendit seulement son paquet. Ce fut une 
scène terrible autant que comique. Le pauvre sergent, 
en chemise, Tépée à la main, remplissait la maison de ses 
cris et poursuivait ThÔtc en menaçant de le tuer ; Termite, 
craignant que ce ne fût un coup monté contre ses réaux, 
se tenait bien tranquille dans son lit en jouant avec son 
rosaire. Enfin, on retrouva les papiers ; le soldat se calma 
et acheva de s'habiller; l'ermite en fit autant, paya pour 
nous, reprit son ftne, et nous continuâmes ensemble notre 
route, fort mécontents, le Brèche-Dent et moi, de n'avoir 
pu reprendre notre fortune.... 

Nouft. arrivâmes sans nouvelle aventure jusqu en vue de 
Ségovie ; mes yeux s'en réjouirent, mon cœur battit à l'ap- 
proche de ma patrie, mais en cela ma mémoire ne fut pas 
d*accord avec mon cœur, et le souvenir du martyre souf- 
fert chez Cabra diminua un peu ma satisfaction. J'arrivais 
du reste un peu méconnaissable de ce que j'étais en par- 
tant; j'avais grandi, j'étais bien vêtu, et ma barbe com- 
mençait à poindre. 

A la porte de la ville mon cœur se serra, je venais de 



^54 DON PABLO 

passer près du lieu où Ton expose les restes des suppliciés, 
et mon père sans doute était au milieu d'eux attendant la 
sépulture. Je continuai mon chemin en me signant, et, 
pour éviter des témoins des émotions de toute espèce que 
j'allais éprouver, je pris congé de mes compagnons de 
route et je m'acheminai seul à travers la ville, ne sachant 
auquel de mes concitoyens, à part le gibet, je pourrais de- 
mander des renseignements sur mon oncle. Je m'adressai 
à plusieurs, et personne ne put me répondre; Alonso Rani- 
plon leur était inconnu. J'éprouvai un instant de bonheur 
de rencontrer à Çégovie autant d'hommes de bien. 

J'étais dans un assex grand embarras, lorscjue, dans une 
rue voisine j'entendis le précurseur des hautes œuvres qui 
jouait du gosier'; je pressentis que mon oncle n'était pas 
loin et qu'il faisait des siennes. Je vis venir en effet une 
procession d'hommes nus Jusqu'à la ceinture et sans ca- 
puchon, marchant devant mon oncle> qui, un fouet à la 
main, chantonnait une chaconne en s'accompagnant sur 
le dos de cinq de ces malheureux instruments à corde *. Je 
regardais défiler ce cortège, avec un individu auquel je 
m'étais donné pour un noble cavalier , l'oncle lève les} eux 
en passant auprès de moi, il me voit, s'avise de me recon- 
naître et se Jette à mon cou en m'appelant son neveu. Je 
crus que j'allais mourir de honte, et je n'osai me retourner 
pour prendre congé de mon voisin. 

— Viens avec moi, me dit mon oncle, et quand j'en au- 
rai flni avec ces gcns-là, nous renlrerons ensemble et tu 
dtncrasavec moi. 



hE SEGOYIE. 135 

JenelemisaDciuMairatà b« jotodrr i u sailr oq â soo 
entourage, etje hii rtpondis que j'ûnaîs mimx l'atteodrr: 
il me qaiUa et me promit de me reprendre en passant. 
J'étais si ronfkis de cettr rencontre, qne si le recoaTremenl 
de OMHi bien n'anit pas dépendn de lai. je ne l'aurais 
revQ de ma Tir. ( Hais j'allais Mre ricbe le lendemain, r'r~ 
tait nn dentier calice d'ameitame à aTaIrr. et j'attmdîs. ) 
Mon onde acheva de donner le connple à ses patients, re- 
vint me chercher et me coodiiisit chez loi. 



■f** 




48 



CHAPITRE XI. 



»t parfiitemeDl rtçn par son oncle qui le pfésente à tes ai 
Il recueille soa bériUge 
ei reprend le cbemin de la capitale des Espagues. 



r dans la maison d'un porteur d'eau, 
de l'abattoir, que demeurait mon bon 
; nous entrâmes. 

Mon logis n'est pas un palais, me dit- 
aïs je vous assure, neveu, qu'il convient 
[lent à mes alTaires. 

nontAmeg par un escalier semblable aux 
chemins de la potence et dans lequel Je m'engageai avec 
inquiétude, ne sachant ce qui m'adviendrait en haut. 



^40 DON PABLO 

Nous pénétrâmes dans une chambre si basse, qu'il fal- 
lait presque y maroher dans la posture des gens qui re- 
çoivent la bénédiction. L'oncle pendit son fouet à un clou 
au milieu de cordes, de liens, de couteaux, de crochets et 
d'autres instruments du métier. J'étais tout honteux d'une 
semblable réception et d'un aussi triste spectacle ; je n'é- 
tais pas au bout. 

— ^Tu n'ôtes pas ton manteau? me dit mon oncle. 
Âssieds-toi donc. 

— Merci, mon oncle, lui répondis-je tout préoccupé, je 
n'en ai pas l'habitude. 

— ^ Sais-tu que tu as du bonheur de m'avoir rencontré 
en semblable occasion ? Tu dîneras bien, j'ai des amis que 
je traite aujourd'hui, de bons vivants avec lesquels tu se- 
ras enchanté de faire connaissance. I 

£n ce moment la porte s'ouvrit, et je vis entrer l'un des 
amis de mon oncle. C'était un de ces hommes qui s'en 
vont par les rues quêtant pour les âmes du pq^gatotre ; il 
était vêtu d'une grande robe violette qui lui descendait 
jusqu'aux pieds et portait à la main une tirelire qu'il fai- 
sait sonner. 

<■ 

— Mes âmes vont bien, dit-il à mon oncle, elles m'ont ^ 
autant rapporté aujourd'hui qu'à toi tes fouettés ; nous *« 
pouvons nous donner la main. 

Us se prirent tous deux la barbe, et l'homme aux âmes, ^ 

retroussant sa robe et montrant des jambes cagneuses > 



DE SÉGOVIE. U\ 

couvertes de grègues de toile, se mit à danser en deman- 
dant si Clémente étatt venu. 

— Pas encore, dit mon oncle. 

Au même instant parut, enveloppé dans uo capuchon et 
chaussé de sabots, un chansonnier de glands, je veux dire 
un porcher. Je le reconnus, — pardonnez-moi le mot, — 
à la corne qu'il portait à la main au lieu de ravoir à la 
'tète, la seule chose qui lui manquât pour être selon Tusage. 
Le porcher nous salua à sa manière. 

Derrière lui venait un mulâtre manchot et louche ; il 
avait un chapeau plus large qu'un parasol, plus élevé 
qu'un clocher de paroisse, une épée à embrocher dix 
hommes à la file et un justaucorps de buffle. On pouvait 
dire qu'il avait un visage de marque, car il était tout fau- 
filé d'estafilades. Il entra, salua tout le monde et prit place. 

— Sur ma foi, Alonso, dit-il à mon oncle, vous avez 
reçu ce matin bonne paye de deux de vos patients, le man- 
chot et le filou. 

— J'avais, parbleu, bien donné quatre ducats * à Fre- 
chilla, le bourreau d'Ocagna, dit en sautant le frère quê- 
teur, pour^ qu^il aiguillonnât S3n âne et qu'il ne prit pas 
son fouet le mieux fourni, lorsqu'il fut chargé de me ca- 
resser l'échiné. 

— Vive Dieu ! fit l'homme à la grande épée — c'était 
un recors — j'avais mieux payé que cela Lobresno à Mur- 
cic ; mais la bourrique n'en imitait pas moins le pas de la 



1 



t 



442 DON PABLO 

tortue, et le gueux m'appliqua ses coups de fouet de telle 
sorte, que J'en revins.couvert d'ampcmles. 

— C'est mal, dit mon oncle, et surtout ce n'est pas 
loyal. 

— Mes épaules, s'écria le porcher en les secouant, ont 
encore leur virginité. 

— A chaque porc vient sa Saint-Martin, répondit le frère 
quêteur. 

— Je puis me vanter, reprit mon bon oncle, que de tous 
ceux qui manient l'escourgée je suis le plus consciencieux; 
je ne donne que ce que je dois au patient qui se recom- 
mande à moi. Ceux d'aujourd'hui m'ont donné soixante 
réaux, et ils ont été fouettés en amis avec mon fouet le plus 
innocent. 

Quand j'eus reconnu quelle honorable société recevait 
mon oncle, je me mis à rougir, et il me fut impossible de 
le dissimuler. Le recors s'en aperçut. 

— ; Est-ce là. dit-il à mon oncle, le jeune clerc qui a 
pâti l'autre jour et à qui vous avez renfoncé les épaules? 

Je répondis que je n'étais pas homme à être traité de la 
sorte. Mon oncle se leva. 

— C'est mon neveu, répondit-il, il est maître es sciences 
à Âlcala et grand suppôt de l'université. 

Le recors m'offrit ses excuses, et les deux autres me firent 



j 



DE SÉGOVIE. 445 

les plus grandes politesses. Quelle hoate ! avec quelle im- 
patience j'attendais le dtner, moD argent et le moment de 
quitter mon oncle ! 



On mit la table, ce qui ne Tut pas long, puis l'un des 
convives, attachant un chapeau au bout d'une corde, le 
descendit par la fenêtre, comme font les prisonniers pour 
demander l'aumAne, et le remonta avec le dtner servi 
dans des morceaux de plat, des assiettes écornées et des 
tessons de cruche. Tout cela venait d'une gargote située 
au-dessous du logis de mon oncle. On prit place autour 
de la table, le quêteur au haut bout et le reste sans ordre. 
Je ne saurais dire ce qu'on nous servit i c'étaient toutes 
choses propres à exciter à boire ; je m'abstins, mais les 
convives de mon oncle ne s'en firent pas faute ; ils mangè- 
rent avec «oi^, on peut le dire, car ce fut moins parce qu'ils 



144 DON PABLO 

étaient affamés que parce qu'ils calculaient à l'avance la 
quantité de vin que ces stiniulants leur feraient boire. 

Ce fut bientôt une orgie digne du lieu et des gens ; tous 
criaient à la fois ; le porcher faisait plus de bruit que sa 
corne ; le recors jurait par tous les saints du martyrologe ; 
mon oncle chantait un cantique ; il avait la voix rauque, 
un œil à moitié endormi et Tautro qui nageait dans le vin. 
Le quêteur, disant que Fanis était bon pour faire boire, 
prit une poignée de sel et Tavala tout entière. Il y avait là 
une écuelle d'un liquide ayant quelque apparence de bouil- 
lon, le porcher s'en empara à deux mains ; mais, au lieu 
de la porter à sa bouche, il la dirigea vers sa joue et s'i~ 
nonda de bouillon de la tête aux pieds. Il se leva brus- 
quement en s'appuyant sur la table ; la table n'était pas so* 
lide, chavira et tomba sur les autres. Alors grands cris et 
grand bruit. Le porcher allégua pour excuse qu'il avait été 
poussé par le quêteur, celui-ci lui donna un démenti, et 
tout aussitôt ils en vinrent aux mains. Le porcher tapait 
avec sa corne, le quêteur avec ses poings qui n'étaient pas 
moins durs, et nous eûmes grande peine, mon oncle et moi, 
à les séparer. L'oncle, et c'était le moins ivre de la com- 
pagnie, disait qu'il n'avait jamais vu tant de monde chez 
lui. 

Les deux combattants, accablés des efforts qu'ils ve- 
naient de faire, furent endormis en un instant; l'archer 
était dans un coin fort tranquille et pleurant à chaudes 
larmes, parce qu'il avait le vin triste, et mon oncle, qui se 
confondait en salutations à un chandelier de bois qu'il pre* 



DE SÉGOTIE U5 

oajt pour on coBYifey » liiMi poosser sur son lit où bien* 

Mil repon. 

Dès que le cahne fui répanda dans la maison et que 
feus TU les ooafif es en repos pour quelques heures, je les 
bisBai là et je passai toute Taprès-dlnée à parcoqrir ma Yille 
natale. La maison de Cabra aYait changé d'habitants, et 
[appris que l'Iodlgne licencié était mort. Je ne demandai 
pas de quoi, la fiûm en a fait bien d'autres. 

 la nuit, je retournai à la maison et je trouvai l'un des 
coDfires qui se promenait à quatre pattes en cherchant la 
porte et en disant que sans doute il n'y en avait plus dans 
la maison. Je fus ravi de tant de bonne volonté, et lui mon- 
trant ceUe par où fêtais entré, je rengageai à on profiter 
pendant qu'elle était ouverte. Il ne me fut pas aussi facile 
de réveiller et de congédier les autres ; cependant j'en vins 
à bout, et, resté seul avec mon oncle, qui n'était pas com- 
plètement ivre, je le forçai à se déshabiller et à se coucher. 
Je m'étendis sur un Yîeux matelas dans un coin, et je m'en- 
dormis. 

Le lendemain matin je témoignai à don Âionso Timpa- 
tience que j'éprouvais de recueillir mon héritage et de mo 
remettre en route, afin de reprendre mes études. Le brave 
homme avait la tête dure, et ma tâche n'était pas facile ; 
cependant il se rendit à mes raisons et me fit connaître 
que je trouverais, non plus quatre cents, mais trois cents 
ducats, que mon père avait gagnés de ses propres mains et 
qu'il avait confiés à une bonne femme, à l'ombre de la- 
quelle on volait à dix lieues à la ronde. Je lui sus gré, du 

49 



446 DOIN PABLO 

reste, de n'avoir écorné que d'un coin la somme de mon 
héritage ; il eût pu le boire ou le manger tout entier sans 
que j'eusse la possibilité de me plaindre ; mais pour un 
homme aussi borné et aussi abruti, il avait fait un calcul 
en partie Tort raisonnable : c'est qu'avec cet argent je pou- 
vais travailler, subir des examens, me faire graduer. ( Ce 
qui était moins sensé, c'est qu'il ne pensait pas que cela 
dût me servir à autre chose qu'à le remplacer un jour 
d'une manière éclatante autant que peu commune. ) 

— Pablo, mon fils, me dit-il lorsque j'eus empoché le 
magot, tu auras grand tort si tu ne profites pas et si tu 
n'es pas honnête homme, car tu as de qui tenir. Te voilà 
riche pour quelque temps, je suis là pour le reste ; ce que 
j'ai et ce que je gagne, je te le destine. (Reviens-moi sage 
et savant, tu seras la merveille du métier. ) 

Je le remerciai vivement de ses offres, mais je ne promis 
rien quant au reste, mon plan était arrêté. Nous passâmes 
néanmoins la matinée à faire des projets, lui tout haut, 
dans son sens, moi tout bas, dans un sens opposé. Le soir, 
il voulut me conduire visiter dans leurs taudis ses con- 
vives de la veille ; ils jouèrent aux osselets, burent comme 
de coutume, et j'eus le triste rAle de ramener mon oncle à 
moitié ivre. Je le couchai et m'étendis sur mon matelas 
(décidé à couper court dès le lendemain à tant do cra- 
pule et d'ignominie. Je me proposais, — ce fut toujours là 
mon rêve, — de ne fréquenter que les nobles cavaliers, les 
hommes de distinction et de le devenir moi-même. Pour- 
quoi fauMl que toute ma vie, malgré cette ferme volonté, 



DE SÉGOVIE. U7 

j'aie été entraîné, poussé par plus fort que mol, hors de la 
route que Je voulais suivre t ) 

Au point du jour, pendant que mon oncle dormait en- 
core, je me levai sans bruit, et laissant auprès de son lit 
une lettre d'adieux dans laquelle je le priais de ne plus 
s'occuper de moi, je sortis, fermai la porte en dehors, re- 
jetai la clef dans rintérieur par une chatière, et courus me 
réfugier dans une hôtellerie située à Tautre bout de la 
ville. 

Voici dans quels termes ma lettre était conçue : 

« Seigneur Alonso Ramplon, Dieu m'a fait plusieurs 
grâces signalées ; il a rappelé à lui mon bon père, il a ren- 
fermé ma mère à Tolède, d*où elle ne sortira probablement 
qu'en fumée, il ne me manque plus que de voir faire de 
votre personne ce que vous faites de celle des autres. Je 
veux et prétends être le seul de ma race ; deux et plus c'est 
impossible, à moins que je ne tombe entre vos mains et 
que vous ne me mettiez en plusieurs morceaux comme 
votre frère. Ne vous tourmentez pas de moi, je veux ou- 
blier que le même sang coule dans nos veines. Dieu vous 
garde, servez-le, ainsi que le roi. 

« Pablo. » 



<^«OWi> 



CHAPITRE XII. 



. Une belle rencQplre et une belle connaissance. 



» muletier partait le matin même de l'hAtel- 
lerie arec des bagages pour Madrid. Il avait 
UD âne que je lui louai et sur lequel je m'in- 
stallai joyeusement, secouant sur mon oncle 
et sur Ségovie la poussière de mes souliers, 
ne mis en route ( décidé à mettre en jeu toute 
n intelligence et toute mon adresse, afln de 
Taire une position conTengble ; je résolus do 
Taire peau neuve en touchant le pavé de Madrid, où per- 
sonne ne me connaissait, ce qui m'allalt à merveille; de 
Jeter bas tout ce qui sentait la tenue d'étudiant et de (ils 



de rien ' ) pour endosser l'babit court et le costume à la 
mode. 

Pour être tout eatier à mes projets et à mes réflexions, 
je marchais en avant et à une grande distance du maître de 
ma monture, et je désirais fort ne rencontrer personne, 
lorsque j'aperçus devant moi, cheminant à pied et à pas 
comptés, un gentilhomme de t)onne mine, botté et épe- 
ronné, les chausses relevée, l'épée ceinte, le manteau re- 
jeté sur l'épaule, un collet de dentelle Formant l'éventail, 



le chapeau sur le câté de la tête, en un mot, d'une tenue 
parraite. Je pensai que c'était quelque noble cavalier qui 
avait laissé sa voiture en arrière, et je le saluai poliment en 
passant près de lui. 



DE SÉGOVIE. 4S5 

— Seigneur licencié, me dit-il en m'exanrinant, vous 
êtes plus à Totre aise sur cette bourrique, que je ne le suis 
avec tout mon él^ant appareil. 

, — En yérité, seigneur, lui répondis-je croyant qu*il vou- 
lait parler de son équipage et de ses laquais ; ma monture 
est d'une plus douce allure que la voiture, et quelque 
commode que soit celle que Votre Grâce laisse derrière 
elle, on doit y souffrir encore des cahots et des secousses de 
nos mauvais chemins. 

— l Quelie voiture me suit ? reprit-il d'un air fort sur- 
pris. 

En parlant de la sorte, il se tourna brusquement pour 
regarder en arrière, et ce mouvement ayant rompu un 
cordon, le seul qui rettnt ses chausses, elles lui tombèrent 
sur les talons. Je faillis mourir de rire à ce spectacle im- 
prévu ; mais le noble cavalier, ne se déconcertant pas, me 
pria de lui prêter une aiguillette. Je m'approchai de lui, 
il n'avait qu'une bande de chemise par devant et rien 
qu*un demi-rideau par derrière. 

— Pour Dieu, seigneur, lui dis-je. Votre Grâce fera bien 
d'attendre ses valets, car je ne puis lui porter secours, je 
n'ai qu'une seule aiguillette. 

— Si vous vouiez vous moquer de moi, me répoudit-il 
sa culotte à la main, à la bonne heure ; mais je ne comprends 
rien à votre histoire de valets. 

Je devinai enfin que c'était un pauvre diable, et au bout 

20 



^51 DON PABLO 

d*une demi-lleue que nous flines cAte à cAte, la chose me 
devint encore plus claire. 11 m'avoua que si je ne lui faisais 
la charité de le laisser monter un instant sur mon âne, il 
lui serait impossible de gagner la couchée, tant il était fa- 
tigué de marcher en tenant ses grègues. Ému de compas- 
sion, je mis pied à terre ; mais, comme il n*avait pas les 
mains libres, je fus obligé de le hisser sur la bète, et, dans 
ce mouvement, je fis de nouvelles et plus effrayantes dé- 
couvertes : dans toute la partie de derrière que couvrait le 
manteau, les crevés de son vêtement n'avaient que la peau 
pour doublure. Dès que mon homme se vit démasqué, il 
prit bravement son parti. 

— Seigneur licencié, me dit-il, tout ce qui reluit n'est 
pas or. A mon collet de passement^ à ma prestance, vous 
avez dû croire que j'étais un comte d'irlos ^. Combien y a- 
t-ii dans ce monde de gens qui couvrent ainsi de haillons 
ce que vous avez touché ! 

— En effet, seigneur, lui répondis-je, je m'étais figuré 
tout autre chose que ce que je vois. 

— Vous n'êtes pas encore au bout, répliqua-t-il, vous 
pouvez voir sur moi tout ce que je possède, je n'ai rien de 
caché. Vous avez devant vous, seigneur, un véritable hi- 
dalgo de droit et de fait, de manoir et de souche monta- 
gnarde ', et si la noblesse me soutenait comme je la sou- 
tiens, je n'aurais plus rien à désirer ; mais, seigneur licen- 
cié, sans pain et sans viande on ne peut faire de bon sang; 
aussi celui qui n'a rien ne peut être le fils de quelque 
chose *. Je suis bien revenu des titres de noblesse depuis 



DE SEGOVIE. ^55 

qu'en échange des miens on n*a pas voulu, dans une gar- 
gote, me donner seulement deux bouchées un jour que 
J'étais à jeun, et cela sous le prétexte qu'ils n'avaient pas 
de lettres d'or ^. L'or en lingots vaut mieux que les lettres 
en or, il produit davantage, et il y a peu de lettres aujour^ 
d'hui qui vaillent de l'or ^. Enfin, seigneur, j'ai vendu 
jusqu'à ma sépulture, je n'ai pas une palme de terrain sur 
laquelle je puisse tomber mort. Les biens de mon père don 
Torribio Rodriguez Vallejo Gomez de Âmpuero, — il por- 
tait tous ces noms, — ont disparu dans une banqueroute; 
il ne m'est resté à vendre que le Hon, et je suis assez mal- 
heureux pour ne trouver personne qui en veuille, car cha- 
cun aujourd'hui se le donne gi^tis, et ceux qui ne l'ont 
pas avant leur nom le mettent après, tels que les seigneurs 
Bourdon, Cardon, Gordon, Goridon et tant d'autres ^ 

Le pauvre hidalgo racontait ses tristes aventures d'une 
manière si plaisante, que je m'en amusai beaucoup. Je lui 
demandai comment il se nommait, où il allait et ce qu'il 
faisait. 

— Je porte, me dit-il, tous les noms de mon père et 
plus encore; don Torribio Rodriguez Vallejo Gomez de Am- 
puero et Jordan. 

Ce nom, du reste, était des plus sonores; il commençait 
par don et finissait par dan, comme le son des cloches. 

— Je vais à Madrid, ajouta-t-il ; un fils atné de famille, 
aussi râpé que moi, ne peut pas tenir deux jours dans un 
petit pays ; dans la capitale, au contraire, le centre et la 



^56 UON PABL(» DE SÉGOVIK. 

pairie de tous, it y a table ouverte pour les estomacs 
aventuriers ; dès que j'y suis, j'ai toutours cent réaux dans 
ma bourse, un lit, un dîner, voire inéinej|uelques plai- 
sirs défendus. L'industrie, dans la grvnde ville, est comme 
la pierre philosophale, elle change en or tout ce qu'elle 
touche. 

A ce langage, je crus voir le ciel ouvert, et, par forme 
de conversation, pourcharmer les ennuis de la route, je le 
priai de me raconter comment et avec qui vivaient dans la 
capitaleceuxqui, commslui, n'avaient rien, car il me sem- 
blait également difficile de se contenter de ce qu'on avait 
et de se procurer ce qui appartenait aux autres. 

— ('«s deux métiers, me dit-il, ont, mon enfïmt, de nom- 
breux adeptes ; l'adresse est une clef souveraine, elle ouvre 
toutes les portes, donne accès partout, capte toutes les vo- 
lontés. Vous me croirez sans peine quand Je vous aurai 
raconté ma manière de vivre et les ressources auxquelles 
j'ai recours; écoutez-moi, et vous n'aurez plus aucun 
doute. 



^60 DON PABLO 

tous ; nous savons par-dessus tout vivre Testomac vide, 
car rien n*est pénftle comme de n'attendre son dtner que 
d' autrui ^ 

*^. ■ - . 

Nous soiiiines la terreur des festins, la vermine des gar- 
gotes ; nous ne vivons presque que d'air et nous vivons 
toujours contents ; nous sommes gens à nous suffire d'un 
poireau, et nous disons ne nous nourrir que de chapons. 
Si quelqu'un vient nous voir, il trouvera notre apparte- 
ment rempli d'os de mouton, de volailles, d'éplucftares de 
fruits, la porte embarrassée de plumes et de peaux de la- 
pereaux. Tout cela, nous le ramassons de nuit dans les 
rues pour en faire étalage de jour ; puis, quand vient notre 
visiteur, nous nous metton&^n colère : 

— ^Se peut-il donc que je ne sois pas assez mattre che2 
moi pour obliger cette servante à balayer? Pardonnez-moi, 
seigneur; des amis ont dîné ici, et ces valets 

Celui qui ne nous connaît pas, prend cela pour argent 
comptant et demeure persuadé que nous avons donné un 
grand repas. 

Je vous ai dit que nous vivions surtout chez les atilfes ; 
vous allez savoir comment nous nous y prenosft Pour peu 
que nous ayons parlé à quelqu'un une demi-^fois, nous sa- 
vons sa demeure et nous tombons chez lui à l'heure où il 
se met à table. Nous alléguons pour motif de notre visite 
l'afTection que nous lui portons comme à l'homme du 
monde le plus aimable et le plus spirituel. S'H se met à 
table et qu'il nous demande si nous avons dtné, nous ré- 



DE SÉGOVIE. U\ 

pondons franchement que non ; s'il nous invite, nous ne 
faisons pas de façons et n'attendons pas une seconde in- 
vitation, parce que de telles délicatesses nous ont plus 
d'une fois exposé à jeûner ; s'il a commencé, nous répon- 
dons que nous avons dtné ; niais lors même qu'il serait fort 
habile à découper la volaille, le pain, la viande ou quoi 
que ce soit, nous trouvons là une occasion toute naturelle 
d'avaler quelques bouchées. 

*— Que Votre Grâce me permette, disons-nous, de lui 
servir de maître d'hôtel ; le duc de ...., Dieu veuille avoir 
son âme! — et nous avons grand soin de nommer un duc, 
ou un comte, ou un marquis parti pour l'autre monde, 
— prenait plus grand plaisir à me voir découper qu'à 
manger. 

Gela dit, nous prenons la pièce, un couteau, et nous la 
dépeçons en petits morceaux. 

— Dieu ! que cela sent bon ! nous écrions-nous. Ge serait 
faire outrage ^ votre cuisinière que de n'en pas goûter ; 
c'est une habile femme. 

Tout en disant cela, nous goûtons la moitié du plat, et 
navet pour navet, porc pour porc, tout passe sous forme 
d'essai. 

Si de tels moyens nous manquent, nous recourons à la 
soupe de quelque couvent, c'est une ressource toujours 
assurée ^. Nous nous gardons bien de la prendre en pu- 
blic ; nous y allons en cachette et nous donnons à croire 

2\ 



^62 DON PABLO 

aux moines que nous agissons plutôt par dévotion que 
par besoin. 

Il faut voir l'un de nous dans une maison de jeu ; il rend 
à tous de petits soins, il mouche les chandelles, il distribue 
des cartes. . . , il chante la bonne fortune de celui qui gagne, 
tout cela pour un triste réal d*étrenne 3. 

Nous sommes d'une rare habileté pour tout ce qui re- 
garde notre toilette, et pas un fripier ne nous en remon- 
trerait. De même qu*il y a des heures consacrées à la 
prière, nous en avons aussi pour nous rapetasser. Dieu 
sait avec quelle adresse nous opérons. Nous tenons le so- 
leil pour notre ennemi déclaré, car il rend visibles nos 
pièces, nos reprises et nos déchirures ; le matin nous nous 
plaçons devant ses rayons, le dos tourné et les jambes 
écartées, et nous voyons se projeter sur le sol Tombre de 
nos haillons, les cffilures produites par Tusure et par le 
frottement. Alors nous faisons la barbe à nos chausses 
avec des ciseaux. C'est surtout entre les jambes que s'use 
ce vêtement ; aussi enlevons -nous habilement des régions 
de derrière les morceaux nécessaires aux régions de de- 
vant ; il ne nous reste plus guère que la doublure aux par- 
ties ainsi dégarnies, mais le manteau seul en est témoin, 
et nul n'en peut avoir conOdence à moins de coups de 
vent, d'escaliers très-éclairés ou de promenades à cheval, 
ce dont nous nous gardons avec soin. 

La lumière est notre mortelle ennemie; au grand jour, 
nous marchons les jambes serrées, nous ne faisons de ré- 



DE SÉGOVIE. 465 

vérences qu^avec les chevilles» car, si nous écartions les ge- 
noux, on découvrirait le fenètrage de notre costume. 

Nous n'avons rien sur le corps qui n'ait été autre chose 
et qui n'ait toute une généalogie. Pour preuve, voyez ce 
pourpoint ; il est fils d'une paire degrègues, petit-fijs d'une 
cape et arrière-petit-fils d'une capuche, souche de la fa- 
mille ; il se transformera sans doute en semelles de bas et 
en beaucoup d'autres petites choses. Mes chaussons furent 
des mouchoirs, qui furent des essuie-mains, qui avaient 
été des chemises issues de draps de lit. Devenus chiffons, 
tout cela se transforme en papier, sur le papier nous écri- 
vons, puis nous en faisons de la cendre pour reteindre les 
souliers ; nous en avons vu d'incurables revenus à la vie 
par de semblables moyens. 

Le soir, nous fuyons les lumièreS; de crainte qu'on ne 
voie que nos manteaux sont chauves et nos pourpoints im- 
berbes. Hélas ! ils n'ont pas plus de poil qu'un caillou ; 
Dieu a jugé à propos de nous en donner au menton et de 
la refuser à nos habits. 

Nous ne mettons jamais le pied chez les barbiers, et, 
pour éviter la dépense, nous nous rasons les uns les autres, 
suivant le précepte de l'Évangile : Aide^^-voiis comme de 
bons frlrcs. Nous avons grand soin de ne pas fréquenter les 
mêmes maisons que nos camarades, et de nous informer, 
avant de contracter une nouvelle liaison, si nous n'allons 
pas sur les brisées de l'un des nôtres. Nous y mettrions 
bientôt la famine avec la rage d'estomac qui nous possède 
tous. 



DON PABLO 






.Nos statuts nous obligent à monter à cheval par les rues 
de la ville une fois par mois, ne (Ût-ce que sur un âne, et 
Hue fois par an en voiture, quand ce ne serait que sur le 
coffre de devant ou sur le marchepied dederrière. Si notre 
heureuse étoile nous donne place dans l'intérieur de ta 
voiture, nous avons bien soin de nous mettre à la portière, 
la tête toute en dehors, saluant tout le monde afin d'être 
remarqués, parlant à tous nos amis, k toutes nos connais- 
sances, même h ceux qui ne nous voient pas. 

Si nous éprouvons des démangeaisons devant des dames 



DK SÉOOVIK. Kifi 

~ ( hélas ! notre triste costume et notre saleté native nouN 
rédaiseot sou vent à cette pénible Infirmité ), -- nous imagi- 
Dons une multitude de moyens pour nous gratlnr sans 
qu'oo s'en aperçoive* SI c*est à la cuisse, nous ra^Jonions 
que nous arons vu un soldat percé d'outre en outre h vMi 
«■droit; nous porioos la maio k la place qui nous dé- 
et wHÈii wm$ grattons en indiquant la btessure- M 
aonmes à réglfse et que ce soit à la poitrine, nous di- 
le Mem cmipa, Ion méine qu'00 0*efl serait qu'à l'hi- 
irtâhê. Si e^est au dos« nous nous adossons à \m pîiiei ; 
nous lieigDOiis de nous lev^ peu à peu pour voir i\iè^i^i$K 
Gtaae, f< MNK iko«s trottoes. 



1 - 



▲u mensoBife «niiitflMiit! Jauiais il f<^ M>rt de >énU; d^' 
ïMmtkit : BOUS eolrettâkios ttoU*^ <;otivef b^iUoti d«' 
de fwmtfnî, les uns wwme «unis, l*î^MuU<^ootiiiii^ 
en ay«iit aoio de dire qu i)b mmH tou^ uj^rb vu 
fort éloiçiiéb. JanMûfi, iioteKbkss o^la, uoub u^ uoui> auiou- 
i J L C too s que cif' //oiie Uâcrmido ; noui» luvuub ie^ (iaUieb qui 
font à» aooée^. quelgue jolies qu'elk» soient . tioub u»- 
de txnir assidue qu'aux cabaretiet e^ pout noUi. p 
aux tidteii«rM> pour noire lugk*. auA i>lafiCiiA>><^u^.^ 
poiiruo£> coli'^t^ et uo^ fraiser : ce Miut u*st <:i«^uo«^<;> p<;u 
€iii:*jani^s. et. quffb*- que soit noire «iaiii*ft*r 0* payhi. 
fiieb sont fiatisiau«^b. 

^ou^ voyez nHfe- t«otlu«eï. ^. ciuiri*â^-v«jui qu *fli*î^ m/xi* * 

«TL «: <: |K>il sur Ul^ }HmÈt*St. MSUr iMf fi. «lUil^. tlïf^lliit- 

cuatr» *' A *oi: et coi, ,. pi^uH2-^ou^p*riiMf' qu* / 1 ^. p-.»iij 

II*' CUeUlUii* " Il C<4\diHf* p**U P* ^MI^MT! U* i>a^ ** {t* * àâ* 



I6« DOIN'PABLO 

mise, seigneur licencié, mais d'un collet ouvert et ami- 
donné Jamais. D*abord^ parce que c'est un élégant ornement 
pour sa personne, ensuite, parce qu'après Tavoir porté des 
deux côtés, après l'avoir tourné et retourné, il trouve dans 
Tamidon, en le suçant avec soin, un aliment fort convenable. 
Rn un mot, seigneur licencié, un cavalier de notre ordre 
doit prendre pour règle de n*en avoir aucune ; il doit être 
aussi gros de besoins qu'une femme enceinte de neuf mois, 
et, plus il en a, mieux il vit au milieu de notre capitale. 
Tantôt il est dans la prospérité, roulant sur Tor ; tantôt il 
est sur un lit d'hôpital ; après tout, il vit, il vivote, et ce- 
lui qui sait se tirer d'affaire est le roi du peu qu'il pos- 
sède. 

Les étranges doctrines de l'industrieux cavalier, cette 
manière originale de vivre, me frappèrent et m'étonnèrent 
de telle sorte, que, tout en riant et tout eu devisant, nous 
arrivâmes jusqu'à las Rosas, où nous passâmes la nuit. 
J'engageai Thidalgo à souper avec moi, car il n'avait pas un 
blanc ^, et d'ailleUrs je me sentais redevable envers lui 
pour ses théories et ses conseils, qui m'avaient ouvert les 
yeux sur bien des choses et me donnaient un goût fort 
prononcé pour cette existence aventurière. 

Je lui fis part de mes résolutions avant que de nous cou- 
cher; il m'embrassa mille fois, me disant qu'il n'avait ja- 
mais douté que ses préceptes ne produisissent une vive 
impression sur un homme d'autant de sens que moi. Il 
m'offrit ses services pour m'introduire à Madrid au milieu 
de SCS confrères en industrie et l'hospitalité dans leur re- 



DE SÉGOVIE. 1G- 

trait. J'acceptai, et j'eus bien soin toutefois de ne pas lui 
Taire connaître ma petite fortune ; je déclarai seulement 
cent réauk, qui suflirent, avec tes services que je lui avais 
rendus et que je lui rendais encore, a m'acquérir son ami- 
tié. J'achetai pour lui à notre hAtelier trois aiguUlettes, 
avec lesquelles il pAt réparer le désordre de son costume. 
Nous passâmes une bonne nuit, nous nous levâmes d(t 
bonne heure, et nous lançâmes joyeusement sur la roule 
de Madrid. 



CHAPITRE XIV. 



Ce qui advicot ï Pablo le jour de loa arrivée à Madrid. 



[js (tmes notre entrée à Madrid à dix heures 
1 matin, el nous allâmes descendre tout 
roil au logis des amis de don Torribio. Mous 
'nvâmes h la porte, il frappa. Une petite 
eille, bien vieille et bien pauvrement cou- 
, vint nous ouvrir. L'hidalgo demanda ses 
la vieille répondit qu'ils étaient allés cher- 
leur vie. Nous restâmes seuls jusque vers 
midi, passant notre temps, lui, à me vanter les charmes 
de la vie li bon marché, moi, à toul rercirOrr et à tout 
étudier. 



ni DON PABLO 

A midi et demi, Je vis entrer une espèce de spectre, por- 
tant de la tête aux pieds une longue soutane noire, plus 
râpée que sa conscience, et sur les épaules un petit col- 
let. Don Torribio et lui parlèrent quelques instants en 
jargon de Bohème * ; puis, le nouveau Tenu vint m'em- 
brasser et m*offrir ses services. Après qu.elques instants de 
conversation, Thomme à la soutane tira de sa poche un 
gant dans lequel étaient seize réaux ; puis une lettre à 
l'aide de laquelle il disait avoir recueilH cette somme ( c'é- 
tait une autorisation de quêter pour une pauvre femme ) ; 
il vida son gant, en tira un autre et les plia ensemble comme 
font les médecins. Je m'aperçus que, bien que rentré au 
logis, il conservait son petit manteau et que sa soutane 
était entièrement fermée et boutonnée ; j'étais nouveau, 
j'avais tout à apprendre, je lui demandai donc pourquoi il 
s'enveloppait avec tant de soin. 

— Mon fils, me répondit-il, j'ai au dos de ma soutane 
une énorme chatière, une pièce d'étamine blanche, et par 
devant une tache d'huile ; rien de tout cela ne paratt sous 
ee morceau de manteau, et je puis aller longtemps de In 
sorte. 

Alors, il jeta bas son manteau, et je remarquai que 
sous sa soutane il portait une espèce de vêtement d'une 
forme et d'une nature qui m'étaient inconnues ; je pensai 
que c'étaient des chausses, c'en était presque l'apparence; 
mais quand il se retroussa pour réparer quelques avaries 
de son costume, je reconnus que ce vêtement nouveau 
était deux rouleaux de carton qu'il portait attachés à sa 
ceinture et qui lui enveloppaient les cuisses de manière à 



DE SÉGOVIE. 473 

remplir le ylde de son costume et à suppléer à Tabsence de 
l'embonpoint, de la chemise et des gr^;ues, meubles qui 
lui paraissaient tout à fait étrangers 

— J'arrive de vo} âge, lui dit mon catnarade et introduc- 
teur, avec une grande maladie à mes chausses, et je vou- 
drais bien me mettre à les raccommoder, i Avons-nous ici 
quelques morceaux convenables? 

— Seigneur, lui répondit la vieille, qui consacrait eliaque 
semaine deux journées à ramasser des chiffons par les rues 
pour traiter les maladies incurables de ses maîtres; sei- 
gneur, nous n'en avons pas un seul de votre couleur, et 
voici quinze jours que, faute de morceaux, don Lorenzo 
Iniguez de Pedroso reste dans son lit avec une grave ma- 
ladie de pourpoint. 

Sur ces entrefaites, parut un nouveau camarade ; il avait 
des bottes de voyage, un habillement gris et un chapeau à 
larges bords relevés des deux côtés. Les deux premiers lui 
dirent le motif de ma présence ; il vint à moi et me parla 
avec beaucoup d'affection. Il quitta son manteau, sous le- 
quel il portait un pourpoint en drap gris par devant et en 
toile blanche par derrière. Je me mis à rire. 

— Vous vous ferez aux armes, me dit-il avec le plus 
grand sang-froid, et vous ne rirez plus ; je parie que vous 
ne savez pas pourquoi je porte ainsi mon chapeau avec 
l'aile relevée? 

— C'est par galanterie sans doute et pour mieux attirer 
les regards. 



il DON PÀBLO 

— Au contraire, reprit-il, c*est pour les détourner ; sa- 
chez que mon chapeau n'a pas de coiffe et que de la sorte 
je dissimule cetle lacune. 

Cela dit, il tira de ses poches une vingtaine de lettres 
et autant de réaux, en disant qu'il n'avait pu faire une dis- 
tribution complète. Ces lettres étaient toutes écrites de sa 
main et signées chacune d'un nom imaginaire ; elles ren- 
fermaient des choses insignifiantes, des nouvelles de peu 
d'importance, et étaient adressées à des personnes de qua- 
lité ; notre aventurier les portait lui-même à domicile, ré- 
clamant pour chacune un réal de port, en se gardant bien 
de se présenter plus d'une fois par mois chez les mêmes 
personnes. 

Nous entendîmes en ce moment à la porte une discus- 
sion fort animée. C'étaient deux autres membres de la so- 
ciété. L'un portait un pourpoint de drap à la vallonné fort 
large, une cape de même étoffe, avec le collet relevé, afin 
de cacher sa collerette qui était déchirée. Ses hauts-de- 
chausses étaient en camelot, du moins la partie apparente, 
car le reste était en serge rouge. L'autre avait un rabat en 
place de collet, des poires à poudre en guise de manteau ^, 
une béquille, une jambe envel^pée de chiffons et de 
peaux, parce qu'il n'avait de chausse que pour l'autre 
jambe. H se disait soldat et il l'avait été, mais, sans aucun 
doute, au plus loin des lieux où il y avait du danger. A 
l'entendre, il avait rendu de grands services, il avait eu 
d'étranges aventures, et son titre de vieux soldat lui don- 
nait entrée partout. 



j 



DE SÉr.OVIE. 47S 

— Vom m'en devez la moitié, disait l'tiomme au large 
pouipoint, ou tout au moins une grosse j^rt, et si tous ne 
me la donnei pas. Je jure Dieu... 

— Ne jurez pas Dieu, interrompît le soldat, car une fois 
au logis je ne suis plus boiteux, et je vous prouverai, avec 
cette béquille, que je ne suis pas manchot. 

— Vous me la donnerez. 

— Je ne vous la donnerai pas. 

. Et, avec les injures accoutumées, tous deux s'attaquè- 



rent, et leurs vêlements volèrent en lambeaux au premier 
choc. Nous accourûmes pour mettre le iiol^ et nous de- 
mandâmes le sujet de la querelle. 



no DON PABLO DE SÉGOVIE. 

— Vous voulez rire, reprit le soldat, tous n'aurez rien 
de nnoi, Je vous Tatteste, ni moitié ni l'ombre de la moitié. 
Vous saurez, seigneurs, qu*au moment où nous étions à 
l'église de San Salvador, un petit garçon, s*adressant à ce 
malheureux, lui demanda si Je n'étais pas l'enseigne Juan 
de Lorenzana. Celui-ci, remarquant que l'enfant portait 
quelque chose, lui répondit affirmativement. • Lieutenant, 
me dit-il en me l'amenant, voyez ce qu'on vous veut. » 
Je compris et Je dis à l'enfant que J étais bien celui vers 
qui il était envoyé, et il me remit un paquet renfermant 
douze mouchoirs que sa mère adressait à quelqu'un de ce 
nom. Maintenant celui-ci m'en demande la moitié ; on me 
mettrait plutôt en morceaux : mon nez seul usera ces mou- 
choirs. 

La cause fut jugée eu sa faveur quant à la propriété, 
mais non pas quant à l'usage, car on décida que les mou- 
choirs seraient remis à la vieille pour le service de la com- 
munauté et qu'il en serait fait des bouts de manche des- 
tinés à représenter des chemises, les statuts de l'ordre dé- 
fendant de se moucher ^. 

La nuit venue, nous nous couchâmes tous ensemble et 
si serrés, que nous ressemblions à une collection d'instru- 
ments de barbier dans un étui. Nous avions volontaire- 
ment oublié de souper ; plusieurs se couchèrent sans quitter 
leurs vêtements ; ils n'avaient, du reste, pas besoin de cette 
précaution pour être fidèles au précepte qui défend de se 
coucher tout habillé. 



CHAPITRE XV. 



a prëcédenl, el qu'il ne faudrait jias lire, i 
que U répétition. 



IKU daigna Taire luire le }our, et nous nous 

tntmes tous souples artnes. J'étais d^à aussi 

accoutumé à mes nouveaux camarades que 

s'ils eussent été mes frères. — Il n'y a jamais 

l d'intimité et d'afTeclion que lorsqu'il s'agit 

aire le mal. — C'était plaisir que de voir l'un 

lettre la chemise en douze fois, ou mieux en 

douze morceaux, récitant une prière h chacun comme le 

prêtre qui s'habille ; l'autre qui garait une de ses Jambes 

dans les défilés de ses chausses et qui la retrouvait dans 

des endroits où il n'était pas convenable qu'elle se mon- 



\U DON PABLO 

le regard fixe et tellement ardent, que le pété s'en dessécha. 
Jamais je ne soutins une lutte plus terrible ; Thonneur et 
l'ordre me disaient de le voler, Timpatience et la faim me 
conseillaient de Tacheter. Une heure sonna ; n'osant 
prendre ni un parti ni Fautre, je songeais à me réfugier 
dans une taverne, et déjà j'en 'prenais le chemin, lorsque, 
— ce Tut la volonté de Dieu, — je me trouvai nez à nez avec 
un certain licencié nommé Flechilia, camarade d'univer- 
sité, que j'avais perdu de vue depuis longtemps et qui 
montait la rue en courant. . . Je me jetai dans ses bras, et il 
eut quelque peine à me reconnaître à la manière dont j'é- 
tais costumé. 

—^Gomment, c'est vous, seigneur licencié? lui dis-jeen 
l'embrassant ; que de désirs j'éprouve de vous voir, que de 
choses j'ai à vous dire, et combien je suis peiné de devoir 
partir ce soir ! 

— J'en suis peiné autant que vous, me dit-il d'un air 
distrait, et, s'il n'était tard, je m^arréteraSs pour être tout 
à vous. Mais je suis attendu à dtner chez une mienne sœur, 
mariée à Madrid, et je vous demande mille pardons si... 

— 4 Gomment, repris-je, la senora Ana est ici? Gourons, 
je vous prie ; quelles que soient les affaires qui m'amènent 
en ce quartier, je veux remplir auprès d'elle les devoirs 
d'un galant homme. 

11 y allait d'un dîner à prendre au vol ; j 'entraînai le li- 
cencié, et, chemin faisant, je lui contai que j'avais décou- 
vert dans Madrid une jeune fille dont il avait été fort amou- 



DE SÉGOVIE. ^87 

n^ux à Alcala, et je m'engageai à le présenter chez elle. 
Cette habile confidence lui alla droit au cœur et nous, con- 
duisit jusqu'à son logis, où nous entrâmes. J'épuisai avec 
sa sœur et son beau-frère toutes les formules de la galan- 
terie; et eux, ne se doutant pas du véritable motif de ma 
visite, me répondirent par pure politesse que s'ils avaient 
prévu la venue d'un hôte aussi aimable, ils eussent fait 
quelques dispositions pour le recevoir. L'occasion me pa- 
rut belle, je l'interprétai à ma manière. 

— /, Vrai Dieu I répondis-je, ne suis-je pas un ancien 
ami? ce serait me faire injure que de. me traiter avec cé- 
rémonie. 

On se mit à table, et je fis de môme. 

Pour calmer le licencié, qui ne m'avait aucunement in- 
vité et que mon aplomb déconcertait, je me mis à l'entre- 
tenir tout bas de la jeune fllle, à lui dire qu'elle m'avait 
parlé de lui, qu'elle l'aimait toujours, et autres mensonges 
de même nature. 

Pendant ce temps, je ne perdais pas un ccMip de dent ; 
je répandis le carnage au milieu des entrées ; j'avalai pres- 
que tout le bouilli en deux bouchées et sans malice, mais 
avec tant de hftte, qu on eût pu croire que je n'étais pas sûr 
de ma conquête, même lorsque je la tenais entre les dents. 
IMeu m'est témoin que le caveau commun de VAniigun de 
Valladolid n'engloutit pas un corps avec plus de prompti- 
tude que je n'expédiai l'ordinaire de ces braves gens ^.. Ce 
fut avec plus de hâte que n'en met un courrier extraordi- 



188 DON PABLO 

naire. Ce dut être pour eux un spectacle inaccoutumé que 
le rapide passage du bouillon p j ima gorge, la netteté des 
assiettes qui sortaient de mes mains et des os que je me dé- 
cidais à abandonner ; j'eus même grand soin, dans les in- 
tervalles, s'il faut dire toute la vérité, de faire passer dans 
mes poches bon nombre de rogatons. On desservit, je pris 
le licencié à l'écart, et je continuai à Tentretenir de sa belle 
et des moyens que je pouvais avoir de Tintroduire chez 
elle. Enûn, comme nous étions près d'une fenêtre, je fei- 
gnis de m'entendre a{ peler dans la rue. 

— Je suis à vous, seigneur, ni'écriai-je ; je descends. 

Je demandai l'agrément de mes hôtes, promettant de 
revenir à 1 instant. Ils m'attendent encore aujourd'hui. 

J'allai, en sortant de là, à travers les rues jusqu'aux en- 
virons de la porte de Guadalajara, et je m'installai sur un 
bancdevant la boutique d'un marchand. Dieu voulut bien 
amener de ce côté deux belles dames, deux demi-vertus 
du grand ton, à demi voilées, suivies d'une duègne et d'un 
petit page. Elles entrèrent dans la boutique, je les y ac- 
compagnai ; elles demandèrent au marchand s'il avait quel- 
que velours de façon nouvelle ; je pris part à l'examen des 
étoffes, offrant de les aider de mon choix, causant, riant, 
plaisantant et ne laissant plume ou aile à la raison. L'ai- 
sance avec laquelle j'agissais parut leur faire penser que 
j'avais du crédit dans la maison, et comme je n'avais rien 
à risquer, je leur fis les plus belles offres de service. Elles 
firent des façons, prétendant qu'elles ne pouvaient rien 



IIK SÉUOVIË. 189 

accepter d'une personoe qu'elles ne connaissaieDt pas. 
J'insistai et tes priai de me permettre de leur eorojer des 



toiles qu'on m'avait apportées de Milan et que je terais re- 
mettre chet elles par mon page. J'indiquais, en parlaal 
ainsi, an page qui, nu^éle au milieu de la me, altendaît 
son mattre, occupé dans une boutique voisine. Je sortis 
même pour hii parler, et lui af aot Tait signe avec autorité 
de venir à moi. Je Teints de fui donner des ordres, mais 
je lui demandai en réalité et par contenance, s'il n'appar- 
tenait pas ao commandeur mon oncle, ce qu'il nia tout 
naturellement. Afin de ane donner de l'imporlame, j Alaî 



100 DON PABLO DE SÉGOVIE. 

mon chapeau à tous les auditeurs et à tous les cavaliers 
(|ui passaient, et, sans en connaître aucun, je leur fis les 
plus grandes politesses, comme si j'eusse été leur ami le 
plus Tamilier. A tout cela et à un écu d'or que je tirai de 
ma poche, avec mine de faire Faumône à un pauvre, mes 
deux belles dames eurent lieu de juger que j*étais un ca- 
valier distingué. 

Il se faisait tard, elles se mirent en devoir de partir, et 
m'en demandèrent la liberté, on me recommandant de 
n'envoyer mon pa$;re chez elles qu'avec les plus grandes 
précautions. Je les priai, par faveur et par souvenir, de me 
laisser un rosaire monté en or que portail la plus jolie des 
deux, le demandant comme gas^e de l'entrevue qu'elles me 
promettaient pour un autre jour. Hllles hésitèrent, je leur 
offris en garantie mes cent écus d'or; elles voulurent bien 
ne pas les accepter, tout en pensant sans doute qu'elles ti- 
reraient un jour de moi bien davantage, et me laissèrent 
le chapelet. 

En s'éloignant, elles voulurent savoir mon adresse ; je les 
conduisis par la rue Major, devant une maison de belle 
apparence où était un carrosse sans chevaux. Je leur dis que 
c'était là ma demeure, et que la maison, le carrosse et le 
mattre étaient à leur service; j'ajoutai qu on me nommait 
don Âlvaro de ('.ordoue, et prenant galamment congé 
d'elles, je me dirig^^ai vers la maison, où je feignis d'entrer 
pour attendre qu'elles fussent éloignées. 



CHAPITRE XVI. 



Dans lequd Pahlo conliime le même récit jusqu'^ la mite en prison 
(le loute la bande. 



nuit fut venue, nous revînmes tous 
>. J'y trouvai le soldat aux guenilles 
une torche de cire qu'on lui avait 
pour accompagner un défunt, et 
lit conservée. 

t se nommait Magazo, naturel d'O- 
it été capitaine dans une comédie et 
u contre les Maures dans une pa- 
rade. Quand il parlait avec des gens qui revenaient de 
Flandre, il disait qu'il avait été en Chine ; h ceux qui arri- 



494 DON PABLO 

vaient de Chine, il parlait de la Flandre. Il prétendait avoir 
eu part à plus d'un siège et avoir aidé à renverser plus 
d'un château — ( château de cartes et siège de bois sans 
doute.). — Il professait un grand culte pour la mémoire 
du prince don Juan, et Je Tentendis dire maintes fois qu'il 
avait été honoré de Tamitié de Louis Quijada. Il parlait de 
Turcs, de galions et de capitans en homme qui connais- 
sait par cœur tous les couplets populaires où il en est ques- 
tion. De la mer, il n'en savait pas un mot, car il n'avait de 
navaZ-qu'un goût prononcé pour les navets, et il disait, en 
racontant le combat livré par don Juan à Lépante, que ce 
Lépante était un Maure d'une immense bravoure. 

Nous fûmes rejoints par mon camarade don Torribio, 
qui arriva le nez poché, la tête emmaillottée, couvert de 
sang et de boue. Questionné sur l'origine d*un pareil état, 
il nous raconta qu'il avait été à la soupe de San Geronimo 
et qu'il avait demandé double portion pour des personnes 
honorables et pauvres. On en priva d'autres mendiants 
pour la lui donner, et ceux-ci, fort colères, se mirent à le 
suivre. Au détour d'une rue, ils le virent se cacher der- 
rière une porie et y avaler ses deux portions d'un air dé- 
terminé. On commença par lui reprocher d'avoir trompé 
les bons pères, de se faire nourrir au préjudice des au- 
tres ; puis des paroles on passa aux coups, après les coups 
vinrent les contusions, puis les bosses au front. On le bat- 
tit en brèche avec deux pots de terre, et une écuelle de 
bois qu'on lui fit flairer sans précaution lui mit le nez en 
compote. Il perdit son épée dans la bagarre ; et le portier 
du couvent, qui accourut au bruit» eut peine à mettre le 



DE SÉGOVIE. ^95 

holà. Enfin, notre pauvre frère éUdt tellement pressé, tel- 
lement serré de près, qu'il offrit de rendre ce qu'il avait 
pris. €ette offre, qu'il fit du plus profond de sa conscience, 
réveilla Findignation générale. 

— Voyez ce monceau de guenilles, s'éeria un maudit 
étudiant — mendiant et parasite de première force — 
voyez cet épouvantail à moineaux , il est vide et triste 
comme une boutique de pâtissier en carême, il est plus 
troué qu'une flûte, plus tacheté qu'une pi^ plus bigarré 
que le jaspe, .plus barbouillé qu'un livre de musique, et il 
ose partager la soupe du saint avec nous, avec moi gradué 
bachelier es arts à Tuniversité de Siguenza S moi qui puis 
être évéque un jour ou dignitaire de TÉtat.... Fi! pour 
Dieu! 

Le brave portier fut obligé de se jeter au milieu de la 
foule ameutée par ce forcené, et sans sa protection, notre 
pauvre ami ne fût rentré au logis que par moitiés. 

( Entre nous tous, du reste, c'était une lutte d'amour* 
propre, c'était à qui raconterait la meilleure aventure ou 
rapporterait le plus beau trophée. ) Merlo Diaz, l'un de 
nos frères, qui rentra quelques instants après don Tor- 
ribio, avait sa ceinture garnie d'un chapelet de petits pots 
et de verres dont il avait fait provision à tous les tours 
des couvents de nonnes où il allait demander à boire à 
chaque instant et d'où il revenait sans honte, gardant tout, 
contenant et contenu ^. 

Don Lorenzo del Pedroso obtint plus de succès que Diaz: 



^96 DON PABLO 

il arriva avec un très-bon manteau qu'il avait échangé dans 
une salle de billard contre le sien qui n'avait poil ni plume. 
Don Lorenzo était coutumier du fait ; en arrivant dans un 
billard, il Atait son manteau sous prétexte de vouloir jouer, 
et le mettait avec les autres ; puis, ayant grand soin de ne 
s'engager à aucune partie, il retournait ,aux manteaux, 
prenait le meilleur et s'en allait. Pedroso était le fournis- 
seur ordinaire de la société ; on lui avait donné pour quar- 
tier les Jeux de bague et de boule. 

Tout cela n'était rien ; il y eut unanimité d'approbation 
et de cris de joie lorsque parut don Cosme. Il était escorté 
d'une multitude d'enfants déguenillés, boiteux, blessés, 
manchots, affligés de toutes les maladies possibles. Don 
Cosme avait choisi le métier d'empirique et faisait une 
grande dépense de signes de croix et d'oraisons qu'une 
vieille de ses amies lui avait apprises'. 11 gagnait à hii 
seul plus que tout le monde ; car si le consultant n'appor- 
tait pas quelque chose sous son manteau, si l'argent ne ré- 
sonnait pas dans sa poche, si quelques poulets ne piaulaient 
pas dans le sac, le mal était dé<daré incurable. U exploitait 
ainsi la moitié du royaume. 11 faisait croire tout ce qu'il 
voulait, d'autant qu'il était des plus forts en matière de 
mensonge, au point qu'il ne pouvait plus dire la vérité, 
même par mégarde. 

C'était un hypocrite des plus huppés ; il opérait au nom 
de Tenfant Jésus, et n'entrait jamais dans une maison sans 
y appeler la bénédiction du Saint-^lsprit ; les grains de son 
rosaire, le meuble indispensable d'un hypocrite achevé. 



DE SÉGOVIE. ^a7 

étaient pour le moins gros comme des oranges ^. Il avait 
bien soin de laisser voir sous sa cape un bout de discipline 
taché du sang d*un poulet ; il était bien aise que quelque 
vermine le démangeât^ afin de donner à croire qu'il 
portait un cilice; il était enchanté de mourir de faim, afin 
de se donner le mérite d'un Jeûne volontaire. Quand il 
nommait le diable, il ajoutait : — « Dieu nous en dé- 
livre et nous en garde. » — Il baisait la terre en entrant 
dans une église, il se disait indigne, il ne portait jamais les 
yeux sur les femmes ; la main quelquefois. Avec toutes ces 
grimaces, il imposait au peuple de telle sorte, que cha- 
cun se recommandait à lui, c'était se recommander au 
diable.... 

Après don Cosme, vint Folanco, faisant grand bruit et 
parlant bien haut ; il s'équipa en notre présence d'une be- 
sace, d'une grande croix, d'une longue barbe postiche et 
d'une clochette. Son métier était de parcourir les rues la 
nuit en psalmodiant sur un ton lugubre : 

Réveillez-vous, vous qui dormez , 
Priez Dieu pour les trépassés! , 

Il recueillait de la sorte un grand nombre d'aumônes ; 
quand il voyait une maison ouverte, il y entrait; s'il était 
sans témoins et sans empêchement, il volait tout ce qu'il 
trouvait; s'il apercevait quelqu'un, il faisait sonner sa clo- 
chette et répétait de sa voix de pénitent : 

Réveillez-vous, vous qui dormez... . 



Je racontai k mes nouveaux amis mes aveaturesdela 
matinée et Je leur exhibai le rosaire que J'avais conquis. 
Ils m'accablèrent de félicitations, et le rosaire fui remis k 
la mère Lebrusca, la vieille gonvernaate, qui fut diargée 
de le vendre et d'en encaisser la valeur. La bonne vieille, 
directrice, conseillère et recélea&e du lo^, passait une 
partie de son temps k courir de maisons en maisons pour 
yvendre les objets volés par les frères; ici elle disaitqu'ils 
provenaient d'un grand seigneur dans la gène ; là, d'une 
pauvre deiDfHselle qui vendait tout pour avoir du pain; 
partout enfin elle avait un prétexta à donner, une histoire 
k raconter. Elle pleurait souvent, croisait les mains, sou- 



pirait du plus profond de ses entrailles et appelait chacun 
mon enfant. Elle portait pour vêtement — k vrai dire par- 



DE sÉGOVir,. in 

dessus une très-bonne chemise, un jupon, une robe de 
dessous, une robe de dessus et une mante — certain sac 
de bure déchirée, qui lui provenait, disait-elle, d'un bon 
ermite de ses amis retiré dans les montagnes d'Alcala ^. 

Le diable, qui ne se tient Jamais en repos et qui se mêle 
toujours des affaires de ses serviteurs, voulut, un jour 
qu'elle était allée vendre je ne sais quelles guenilles dans 
une maison, que quelques-unes Hissent reconnues par un 
ancien propriétaire. On alla chercher un alguazii,on s'em- 
para de la vieille, qui avoua tout et nous dénonça. 

L'alguazil la laissa dans la prison et s'en vint à notre lo- 
gis, où il trouva tout le collège d'aventuriers, moi com- 
pris. Il avait avec lui une demi-douzaine de recors, bour- 
reaux aspirants, à l'aide desquels il condsisit notre saint 
ordre en prison. 



^' 



CHAPITRE XVII. 

Tribulations <le Publu daus \» phioa. Hisloire <le RobleUa, île don 

Carlo»', (lu ihcvalicT des Vitacles, de deux n 

et (l'un paquet d'Iiabils. De quelle mani 

PaMo, la vieiMe, et les avenlui'iers 

scsBinis sortent de prison. 



iBU sait combien nous prêtâmes à rire dans 

les rues aussi bien qu'à la prison ! Nous étions 

tous attachés et rudement lires les uns par 

leurs capes, les autres sans capes, laissant à 

découvert des vêtements rapiécés de blanc et 

noir. Un recors, voulant saisir l'un de nous 

ne manière solide, et ne rencontrant que des 

Ions en charpie, chercha à l'empoigner par 

la peau ; mais il ne trouva rien à prendre, tant le pauvre 

diable était desséché. D'autres laissaient entre les mains 

des recors les morceaux de leurs pourpoints et de leurs 



204 DON PABLO 

grègues, et le chemin qu'ils avaient parcouru était semé 
de débris et de haillons. 

On mit en entrant, à chacun de nous, deux paires de 
fers, Tune aux mains, Tautre aux pieds, et on nous descen- 
dit dans un cachot. En me voyant sur ce triste chemin, je 
songeai à tirer parti de l'argent que j'avais sur moi. Je pris 
un ducat et m'approchai du geôlier. 

— Veuillez m'entendre en secret, seigneur, lui dis-je 
en laissant briller mon écu à ses yeux. 

11 comprit et me tira à Técart. 

— Je vous en supplie, repris-je, ayez pitié d'un homme 
de bien ! — Je lui pris la main, et, comme ses doigts 
étaient accoutumés à porter semblables bagues, il se laissa 
faire et entendit à merveille. 

— J'examinerai la maladie, me répondit-il, et, si elle 
n'est pas sérieuse, vous descendrez avec les autres. 

Je compris la défaite, et baissai humblement la tète sans 
répondre. Il me laissa dans le vestibule et conduisit mes 
amis tout en bas. 

Quand la nuit fut venue, on m'envoya coucher au pre- 
mier étage, dans la salle commune. On me désigna mon 
lit : il se composait d'un mauvais matelas jeté sur la dalle 
au milieu de vingt autres, occupés par les prisonniers. Je 
m'y étendis; on éteignit la lumière, et, au bout de quel- 
ques instants, nous oubliâmes tous nos chaînes. 



Il V 91 ail pn» <i*f skm. «t a b ti^e f^ »«>« ffM^Has». le 
robiBrt dTvK* frMiaÎK' dsstiufe a Se^iFûr dip rna è se» 
co mp agBOM^fMfortof: H a ce mfc^cfK «tût f«9çip»iiv^. 
a raide iThai^ <ï.}Ib^. o»»' pl?titt^ l^^ife de fipr iKitta. Apr»:*^ 
les prcniètn^ ^t^i^rfs i:»r ^fe* as «Knm'^il- r^»'* i^'.-cçîfi*. r?«- 
Tcfllês par Li *:c' *>«i T:-r?t^ fcs or-* icf»» k» *iïtr»< 
boire i la îia-iïrn*^- « •îfi.it^A^ f-.«3 .!^ li-^siKtî: r»t»:-cti«w 
la ta*f^ -ît i»*^ *t!h^ .>;ia ^j-. re^î.: i lu ': la. IL f -»^.t U-*:. 
que le tran a»? r^-i*-. J^il *i x at if*»*^Ti* q»ie b:*.« tt »* 

par mes i :«*.=» le tr :•-» nfle iîi^«:-*-ne J:<i peQ de !L^r« 
soât. en * !?• rii^ irt je»-': îw Ç"^ ni" L^^ryip- /V.i*«e sLie*-i 
fait de MMt Uire. «'»' i r*5:»:û«it li v.»» e^ ô-.»- 1* ht a^c* a 

écrit la-4fiiiiz2 rii* je «ru* Ti'.rt.iue- de Tt-i- t:«-j^-r^ sl» lie. 
■ot ?*» çiH ^ «eriL»> f*fcTj*iEl- y* v^k: t • ■u> >e tie 
Jî^T-hT* iu il titt*e de fer. k rjt»' eu r.-iMR*'. k*^€*^- 
To«ai «r« tiîH»c.:-îî h le l^^e dt ! ui. dt^ buie'ur*. t< î**«u- 
o'éiaubt |.^iH> r-ei^îLut- f^a *.llt yarlt w.Iie- îtKHiài V.»u^ '«^b 
lîls et r*fi^'Alb e«ui i'il diribaieLT «i»-.»re 1! îfciwit 'jlii^ 
Lé ocmipj*^ : (iiiiciaj mai*, ttupfvf. *4 itaTit.ît»:: 

L'akadde «i!» - etJt*nioaurr tout « tafmjer <it tT^AA^tiatit 
*c« rasKitti w fr'e^îiQtihbeiit. nnnii* t^ti V.»i-*f J;<!tf 
araté de «te* tiup}.»ôii«. 1- i»v^*^ Iî* wiUe. jj <if m'^v.»!* q»: î nnm- 
dationel^-i d^iiHiia*- Ui «^u!»** l' ^ **u: u)tf*iiMirt*' pîtnui iiM*b 
conqMÇTDOiM' fHnir reH«*ï' but uioi U»uve ic- îfiuw. e1 ; Vu> 
beaatlire. rieu lie put ti»»» jusMli^r j> i:»ôii*T. p'*évi»><*iî' 
d'ailleurs qu* |»Julôî uue à*- m* l<tisM^f ci»tiduif> ti<»iiv*- uuH- 




204 



hO^ 



Krègues, et le chemin <i 
de débris et de bailloos 

On mit en entrant 
fers, Tune aux main.s 
dit dans un cachot, 
songeai à tirer pai ' 
un ducat et m'a] 

— Veuillez 
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— Je v« 
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-f. r-o Je fa- 

...» '*^*u pte 

• cm; 'C tous 

^r ui. Il 



DE SÉGOVIE. 207 

couvert de balafres, d'estafilades, et plus 
' écumoire ; ses oreilles étaient en nombre im- 
nez recollé. 

.>utdtion de Robledo était des plus grandes dans 
: il fut le héros et Facteur principal d'une multi- 
i'aventures surprenantes, dont la dernière, qui lui 
.lu le coup de grâce, mérite de vous être racontée. 



( 



Ici Pablo s'arrêta, consulta du regard son illustre auditoire, et 
Jupiter lui ayant fait signe qu'on daignerait l'écouler, il se recueillit 
un instant, et reprit de la sorte. '• '^ 



HISTOIRE 



DB mOBUDO, DE DOIT CARLOS, DU CHEVALIBR DES MXRAGLES, 



DE DEUX NOUBBICKS BT D UN PAQLET I) HABITS. 



Il y ayait à Madrid un jeune cavalier fort riche , d'un 
cairactère de!» plus joyeux, et grand coureur d'ayentures, 
nommé don Carlos. Il venait, i Tépoque où commence ce 
récit, de faire un héritage assez impori;ant, et il était arrivé 
de Salamanque, après un yoyage de quelques semaines. 



20H DONPABLO 

avec une somme d^environ deux milla ducats et une jolie 
collection de joyaux de prix. 

Un soir il se disposait à sortir, lorsqu'il reçut la visite de 
plusieurs de ses amis qui venaient le féliciter de Theureuse 
issue de ses affaires. Parmi ces visiteurs, et le plus em- 
pressé de tous, vint un certain gentilhonune nommé don 
Antonio, qu'on surnommait le chevalier des Miracles. 
Tout, en effet, était miraculeux autant que problématique 
dans sa manière de vivre ; on ne lui connaissait ni rente ni 
revenu ; et cependant on le rencontrait partout, à la ville, 
à la cour, au Prado, en fort bel équipage, toujours bien 
suivi, mis avec élégance. Les jeunes cavaliers s*épuisaient 
en conjectures sur son compte, et on était arrivé à croire 
qu'il avait quelque moyen secret et peut-être peu délicat 
d'entretenir tout ce train. Don Carlos l'aimait beaucoup 
malgré tous ces doutes ; il le reçut à bras ouverts, causa 
longuement avec lui de son voyage, et enfin le conduisit 
dans le cabinet où il avait renfermé ses ducats et ses 
joyaux ; après quoi le chevalier des Miracles prit congé 
de lui. 

Don Carlos, retenu chez lui par d'autres visiteurs, ne f^t 
libre que fort tard, et il était plus de minuit lorsqu'il put 
sortir et faire, comme cela lui arrivait souvent, une prome- 
nade nocturne i travers les mes désertes de Madrid. 

Il avait déjà fait beaucoup de chemin et il était loin de 
sa demeure, lorsqu'il lui vint la mauvaise pensée qu'il avait 
peut-être été trop conAant avec le chevalier, et qu'avec an 
homme poursuivi à tort ou à raison de doutes aussi graves. 



DE SEGOVIE. 2(19 

îl eût dû être plus circonspect et moins eommunicatif. Cette 
pensée grandissait à etiaque moment et le tourmenta enfin 
de telle sorte, qu'il rebroussa chemin afin d'aller trans- 
porter son trésor dans une autre pièce s'il en était encore 
temps. 

En passant auprès du cimetière d'une église voisine de 
sa maison, il entendit une voix plaintive et des cris étouf- 
fés. Don Carlos était brave ; laissant donc de côté toute 
crainte superstitieuse, il entra dans le cimetière, s'assura 
que son épée était libre, et s'avança vers un petit bâtiment 
en planches servant de charnier, et d'où paraissaient sortir 
les cris qu'il entendait. Un rayon de lumière perçait à tra- 
vers les planches mal jointes, il fit le tour, arriva à la 
porte» et il cherchait à approcher sans être entendu, lors- 
que son pied rencontra un ossement, l'écrasa, et ce b^ruit 
donnant l'éveil dans l'intérieur , Carlos entendit une voix 
demander ; qui va là? 

Au même moment un homme, de belle taille, sortit du 
charnier, tenant d'une main son épée et de l'autre une lan- 
terne sourde, dont il dirigea la lumière sur don Carlos. 
Celui-ci, apercevant une épée, tira la sienne et se mit en 
devoir d'en découdre ; mais, tout aussitôt, l'inconnu jeta 
son arme et s'approcha. 

— Ah ! seigneur don Carlos, s'écria-t-il, quel heureux 
hasard vous amène ici I 

Grande fut la surprise de Carlos en reconnaissant la 

voix du chevalier des Miracles, et il lui demanda ce qu'il 

faisait li. 

27 



240 DON PABLO 

— Hélas ! seigneur don Carlos, lui dit don Antonio, tous 
me Yoyei dans un bien grand embarras. Ecoutez-moi. 11 
y a près de deux années que J'ai épousé secrètement une 
jeune fille d'une des plus riches et des plus nobles familles 
de Madrid ; je n'ai pour confidents que deux amis qui m'ont 
servi de témoins, et le prêtre qui nous a mariés. Depuis ce 
temps, ma femme n'a pas quitté la maison de son père, 
et jamais, jusqu'à ce jour, aucun soupçon n'a existé sur 
notre liaison. 

Ce soir, au moment où je venais de vous quitter, elle 
m'envoie chercher, elle m'écrit qu'elle ressent les douleurs 
de l'enfantement, me prie de l'aider à sortir de chez 
elle, et de la conduire en un lieu sûr où elle puisse du 
moins être à l'abri de la première exaspération de son 
père, qui la tuerait s'il avait connaissance de sa faute. 

J'y cours, elle sort sans être aperçue, et j'allais la con- 
duire près d'ici, chez une femme qui m'est dévouée, lors- 
que rémotion, la douleur, la fatigue l'ont forcée de s'ar- 
rêter, et je n'ai trouvé d'autre reAige que ce charnier qui, 
heureusement, était ouvert. 

Au moment où don Antonio achevait cette singulière 
confidence, de nouvelles plaintes se firent entendre ; puis^ 
après un instant de silence et un long soupir, ces mots : 
--Ah ! Dieu soit loué ! 

Le chevalier et don Carlos coururent vers le charnier el 
trouvèrent la jeune femme délivrée d'un bel enfant qui 
peut se vanter, s'il vit encore, de s'être trouvé bien prè? 



DE SÉGOVIË. 2H 

de la mort, au moment où il venait au monde. Le cheva- 
lier conjura don Carlos de veiller sur la mère ; et, enve- 
loppant l'enfant dans son manteau, il partit, en courant, le 
porter chei une nourrice qu*il avait retenue depuis plu- 
sieurs jours. 

Voilà don Carlos, le chercheur d'aventures, servi à sou- 
hait, mais dans le plus grand embarras où il se fût vu de 
sa vie. 11 se tenait près de la jeune femme, la soutenant, 
lui rendant tous les soins qu'il était en son pouvoir de lui 
rendre en pareil lieu et à pareille heure ; mais il y avait si 
peu de bougie dans la lanterne, que peu d'instants après 
le départ du chevalier, elle s'éteignit tout à coup, et les 
deux patients, — je dis deux, car don Carlos l'était autant 
que la jeune femme, — se trouvèrent dans une complète 
obscurité. La jeune femme en fut tellement effrayée que, 
malgré toutes ses soufTrances, malgré toute la faiblesse 
résultant de l'état où elle se trouvait, elle ne voulut pas 
attendre plus longtemps le retour du chevalier, et conjura 
Carlos de lui procurer un asile et des soins qui lui deve- 
naient à chaque instant plus nécessaires. 

Ici redoublait l'embarras de Carlos ; le chevalier ne lui 
avait donné, à ce sujet, aucune instruction. Enfin, il se 
souvint d'un ancien serviteur de sa famille qui était marié 
et qui demeurait à vingt pas de l'église ; et, soutenant la 
malade dans ses bras, il allait l'y conduire, lorsque 

Mais ici il est important que je vous raconte ce qui ve- 
nait de se passer à quelque distance et dans la maison 
même de don Carlos. Robledo, qui, comme je vous Tai 



212 DON PABLO 

dit, était un dee plus indiutrieui larrons de Madrid, avait 
eu v«nt du petit trésor que notre aventurier gardait en ce 
moment diei lui. Profitant de la sortie de Carlos, il avait 
pénétré, à l'aide de fausses clef^, dans le corps de logis 
qu'il habitait seul ; et, à Torce de fureter, il avait décou- 



vert le cabinet où étaient le trésor, le meuble qui le ren- 
fermait, et s'était emparé des ducats et des joyaux. Non 
content de celte capture, ilavait choisi deux habillements, 
les plus beaux de la garde-robe, il avait fait du tout un 
paquet au milieu duquel les jojaux étaient soigneusement 
enveloppés, et, chargeant sur ses épaules ce riche fardeau, 
il était sorti sans fermer les portes, et plus diligemment 
qu'il n'était entri^. 

A quelques pas du logis de don Carlos il se trouva pres- 
que nez à nez avec une ronde d'archers ; il fit aussitAl volte- 
face, et, craignant d'être reconnu, il se mit à courir dans la 



DE SÉGOVIE. 215 

direction du cimetière ; les archers, entendant qu*on courait 
devant eux, pensèrent tout de suite que ce devait être un 
voleur, et se mirent à sa poursuite. Robledo était agile, il 
avait de Tavance ; mais, de peur que son Fardeau ne finit 
par ralentir sa fuite, il alla vers le charnier et Ty jeta ; 
certain de Ty retrouver lorsqu'il aurait dépisté le guet . 

Ge paquet tombant aux pieds de la jeune femme, au 
moment où elle se disposait à sortir, lui causa une telle 
frayeur, qu'elle oublia un instant ses souffrances, et don 
Carlos, ignot'ant le présent qu'on lui faisait de son bien, 
mit tout aussitôt Tépée à la main et s'avança vers la 
porte sans dire mot. 

Au bruit qu'il entendit, au craquement des os sur les- 
quels marchait le jeune cavalier, Robledo, qui s'était 
appuyé un instant contre la porte pour reprendre haleine, 
pensa, sans doute, que quelque fantôme, envoyé par Dieu, 
venait lui reprocher ses crimes; et plein d'effroi, fuyant 
ce nouveau danger, sans songer à celui qu'il voulait éviter 
un instant auparavant ; il sortit en toute hâte du cimetière, 
et donna tête baissée au milieu du guet. Cette rencontre 
fit néanmoins sur lui le même effet que produit^ sur un 
homme ivre, le fossé plein d'eau dans lequel il se préci- 
pite. Réveillé, dégrisé, et ne voulant pas se laisser prendre 
comme un niais ; il mit à la main un espadon, dont il était 
armé, et s'en servit avec tant d'adresse, que, ne se laissant 
approcher par personne, il parvint à se faire jour au milieu 
des archers et à leur échapper à l'aide de l'obscurité. 

Cependant la jeune femme, de plus en plus souffrante. 



2M DON PABLO 

impatiente de prendre du repos, sollicitait don Carlos de 
remmener. Celui-ci, n^entendant plus aucun bruit, la 
souleva de nouveau dans ses bras ; et, réunissant toutes ses 
forces, la porta chez son serviteur où elle reçut, à riostant, 
tous les soins que nécessitait son état. 

De son c6té, le chevalier des Miracles avait porté son 
enfant chez la nourrice. Tout occupé des premiers soins à 
donner à i*innocente créature que le froid avait saisie et 
qui semblait plus près de mourir que de vivre, il avait 
chargé le mari de la nourrice de retourner, pour lui, avec 
une lanterne, au charnier du cimetière, et d'indiquer à 
don Carlos Tasile qu'il avait choisi pour la mère, ne pou- 
vant Fy conduire lui-même. 

L'homme arrive au cimetière et n'y trouve plus per- 
sonne ; il entre dans le charnier ; il en fait le tour en trem- 
blant et met le pied, par hasard, sur le paquet abandonné 
par Robledo. Il recule aussitôt d'effroi; mais, cependant, 
reprenant un peu d'assurance, il dirige sa lanterne vers 
cet objet, et dès qu'il reconnaît des habillements, il pense 
(qu'ils ont été oubliés par don Carlos ou par la jeune fenune, 
il les ramasse et se retire. 

Don Carlos, quitte de ses obligations, avait repris le 
chemin de sa demeure ; assailli de nouveau par les inquié- 
tudes que son aventure de la soirée avait un instant dissi- 
pées, il monte en toute hâte dans son appartement, court 
à son cabinet dont il trouve la porte ouverte, la serrure 
forcée, et tombe à la renverse en reconnaissant que tout 
lui a été enlevé, bijoux et ducats. 



DE SÉGOVIE. 2IS 

Ne sachant qui accuser de ce yoI audacieux, il pensa, 
dès le premier moment, que ce pouvait bien être quel- 
que malin tour du chevalier des Miracles ; et ce larcin 
lui semblait Texplication naturelle de la lenteur qu'avait 
mise le chevalier à venir le rejoindre au cimetière. Il y 
retourna donc aussitôt, en toute hâte, résolu d*y atten- 
dre don Antonio, qui finirait bien, sans doute, par songer 
à ses devoirs, plutôt qu'à une plaisanterie pour laquelle 
le temps était fort mal choisi. 

Carlos arriva à la porte du cimetière au moment où en 
sortait le mari de la nourrice. Encore tout ému de sa co- 
lère et trompé par Tobscurité, il croit reconnaître le che- 
valier, il se jette sur lui avec furie, Taccable d'injures et le 
menace de le livrer à la justice comme voleur. L'autre se 
débat ; et pendant la lutte, le paquet tombe et roule à 
leurs pieds. 

Un alguazil, qui avait été de guet toute la nuit, passait 
en ce moment et retournait chez lui fatigué et, surtout, 
contrarié de n'avoir arrêté personne : il aperçoit deux 
hommes qui se coUètent ; il marche à eux, les somme de lâ- 
cher prise et de lui répondre. La voix de la justice n'a jamais 
rencontré de sourds en Espagne : il est tout aussitôt obéi. 

Le jour commençait à paraître, et Carlos ne fut pas peu 
surpris en voyant à la place du chevalier des Miracles un 
homme qui lui était tout à fait inconnu. L' alguazil en ce 
moment ayant commencé son interrogatoire d'un ton ma- 
gistral; Carlos, encore tout ému, ne sut que répondre, et 
pendant ce temps l'homme à la nourrice trouva bon, quoi- 



210 DON PABLO 

que ionocent , de se sauver comme un coupable, c*est-à- 
dire avec une rare agilité, laissant là le paquet et le reste. 

L'alguazil, furieui, n'ose le poursuivre de crainte de ne 
pouvoir le joindre et de perdre du même coup ses deux 
prisonniers ; il touche don Carlos de sa baguette et lui 
commande de le suivre au nom du roi. Don Carlos reftise, 
proteste, et» Falguazil insistant, il le menace de son épée. 
L*alguazil aussitôt crie : Aide à ta justice I et ce cri, sem* 
blable à un coup d'escopette qui, tiré au milieu d'une 
ruine, en ferait sortir des centaines d*oiseaux de nuit, 
amène en un instant sur le lieu de la scène un troupeau de 
recors. 

Notre ami Robledo, pendant toutes ces allées et venues, 
n*avait pas oublié sa conquête et n'avait pas renoncé à la 
reprendre. 11 arriva de ce c6té pendant qu'on se querel- 
lait, et aperçut le paquet d'habits qui gisait piteusement à 
terre à quelques pas des disputants. 11 met le chapeau à 
la main, s'approche d'un air dégagé, semble écouter tour 
à tour> avec toute l'indifférence d'un curieux, les raisons 
de l'alguazil et celles de Carlos, et ne perd pas de l'œil le 
paquet chéri. Pendant que les recors arrivent et entourent 
le prisonnier, il se baisse, ramasse le paquet sans empres- 
sement , et se garde bien de fuir ; tout au contraire, il 
marche à cAté de la troupe, on le prend sans doute pour 
le valet du seigneur alguazil ou pour celui de l'inculpé ; et 
on ne s'en occupe pas le moins du monde. On passe près 
d'une ruelle obscure, l'habile filou ralentit sa marche, 
tourne à gauche, marche lentement d'abord, puis allonge 



DE SÉGOVIE. 2n 

le pas, gagne au pîod, se sauve, et, dans la crainte d'être 
repris, sort de Madrid. 

A d'autres maintenant. Le chevalier des Miracles» lais- 
sant son enfant aux soins de la nourrice, court au cime- 
tière et n'y trouve ni son messager, ni sa femme, ni Carlos. 
Pensant que celui-ci a trouvé un asile pour la malade, il 
se rend chez lui, y apprend le vol dont il vient d'être vic- 
time. Inquiet, accablé de fatigue, ne sachant où retrouver 
son ami ou sa femme, il retourne chez la nourrice et y 
arrive en même temps que le mari. 

Celui-ci accourait tout effaré, pâle et défait, disant qu'il 
était poursuivi par la justice, qu'il était contraint de fuir 
et de se cacher, à cause de certain paquet trouvé entre sen 
mains et qu'on Facensait d*avoir volé. Il embranse sa 
femme, dît adieu au chevalier et repart sao$ phif atten- 
dre. La pauvre femme se trouve mal, et les danger» aux- 
quels elle croit son mari exposé font en elle une telle réto- 
lutioD, que son lait s'arrête. 

Voilà le pauvre chevalier dans iemharras le plus grand, 
ayant sur les bras un ealént qu'il ne peut nourrir avec la 
meilleure v«»looté du monde, et prêt k pierdre patience au 
milieu d^un M concoors d'étranges incident», fj^^n^ <ie 
oon6anf au hasard, il prend un cmrmse de louage et %e 
fait conduire dans un petit village voisin de Madrid H 
nommé Getafë, où il a quekfues eonnai^ances et dans le- 
quel, en fraisant à toutes les portes, il espère enOn irmt- 
ver une nourrice pour son enfant. 



La Providence hn vient en aide \^h une heure de rp- 

2>? 



248 DON PABLO 

cherches, il trouve une nourrice, Tarrète, lui remet son 
enrant et^se dispose à retournera Madrid. Au moment 
où il remontait dans son carrosse, il entendit .un grand 
bruit dans la salle basse de ThAtellerie, et la curiosité 
rayant poussé, il vit un homme qui en tenait un autre par 
le collet et semblait vouloir Tétrangler. 

— ^ Te voilà donc, trattre de voleur ? lui disait-il ; c'est 
toi qui m*as volé à Tolède il y a un an ; je te reconnais, 
et tu ne m*échapperas plus. 

m 

Le voleur se débattait, se disait honnête homme et pré- 
tendait qu*on le prenait pour un autre. 

— i Quel est ce paquet que tu portes et que tu caches 
avec tant de soin? reprit l'homme de Tolède ^sans doute 
encore quelque larcin que tu auras fait à Madrid... ? 

A ces mots, le chevalier se Ht place au milieu des 
curieux ; il s'approcha de l'accusé , le questionna adroite- 
ment et finit par acquérir la certitude qu'il n'était autre 
que celui qui avait dévalisé don Carlos. Tout aussitôt on 
fit appeler le juge, le paquet fut ouvert, on fit l'inventaire 
de ce qu'il renfermait; et le chevalier ayant déclaré y 
reconnaître les bijoux volés à son ami, on conduisit le cou- 
pable en prison, et les pièces de conviction furent déposées 
jusqu'à nouvel ordre chez le mattre de l'hôtellerie. 

L'arrivée et les explications du chevalier firent tout aus- 
sitôt relAcher don Carlos, qui se confondit en excuses vis- 
à-vis de son libérateur de ravoir soupçonné un instant. 
Il le conduisit chez sa femme, qui l'attendait avec la plus 






DE SÉGOVIE. 2^9 

vive impatience ; puis, s'occupant de ses propres affaires, 
il obtint qu'un alguazil et un officier de justice fussent 
expédiés à Getafé pour en ramener le voleur et les pièces 
du procès. 

Tout fut bientôt expliqué. Robledo, qui avait de nom 
breux comptes à régler avec la justice, fut condamné à 
être pendu, et vint dans notre prison attendre son dernier 
jour. Don Carlos retrouva son trésor intact, sauf les petites 
brèches que fait la justice à tout ce qui lui passe par les 
mains ; on rappela de son exil volontaire le mari de la pre- 
mière nourrice, qui fut généreusement dédommagé de sa 
frayeur ; enfin on sut qu'il n'y avait rien de miraculeux 
dans la manière de vivre du chevalier des Miracles, et que 
sa femme, qui jouissait déjà d'une grande fortune, l'avait 
constamment mis à même de mener un train convenable. 

11 restait à dissiper l'inquiétude des parents de la jeune 
femme , à leur expliquer sa disparition et à calmer leur 
colère, ce qui n'était pas chose facile. Don Antonio, qui 
avait de nombreux amis et des parents haut placés, y em- 
ploya tout ce qu'il put réunir d'hommes recommandables 
et influents. Plusieurs d'entre eux échouèrent; mais, 
comme dona Teresa était fille unique ; comme don Anto- 
nio était, sauf la richesse, un parti des plus honorables ; 
comme, après tout, ce qui était fait ne pouvait pas plus se 
défaire qu'on ne pouvait refaire ce qui était défait ; les deux 
amants obtinrent le pardon le plus complet, la réconcilia- 
tion se fit d'une manière solennelle ; et, dès que l'état de 
l'accouchée le permit, une fêle brillante, à laquelle fut in- 



22» DON PABLO 

fîté loat ce que Madrid comptait de noble et de distiogué, 
serrit à la fois d'assemblée de fiaoçailles, de (ête de noces 
et de cérémonie de relevailies. 

Rien ne troubla Jamais le bonheur des jeunes époux, ni 
la ?ive amitié de don Carlos et de don Antonio ^. 



0- -♦-»^x^^e-et«-«~ -Q 



Refenons à la prison. Le Géant, Robledo et quatre vau-* 
fienSt leurs acolytes, se disposaient à se yenger, la nuit 
suiTante, sur le dos de mes anciens amis, de ce que leurs 
poches ne pouvaient fournir à la bienvenue; et, bien que 
j'eusse contribué pour ma part, je ne laissai pas de crain- 
dre quelques éclaboussures. 

La perspective d'une nouvelle nuit d'angoisses et d'in- 
somnie me fit faire de sérieuses réflexions^ qui tournèrent 
toutes à ravantage du geôlier. Je laissai là mes pauvres 
amis, auxquels je demandai pardon de leur fausser com- 
pagnie, et j'allai droit au geôlier, à qui je graissai la patte 
avec trois réaux de huit ^. Dès qu'il m'eut dit qu'il con- 
naissait le greffier chargé d'instruire notre procès , je le 
priai de Tenvojer cherdier par un de ses aides. Le greflier 



I>l£ SÉGOVIE. 221 

venu, Je le tirai k l'écart, et, après l'avoir mis au fait de 
notre affaire, je lui confiai que j'avais quelque argent ; Je 
le priai de me le garder, el lui demandai de prendre les 
intérdU d'un malheureux geullthomme compromis par 
mégarde, et fort innocemment, dans celte malheureuse 
aventure. 



— Vous n'ignorez pas, seigneur cavalier, me dit-il 
quand il eut palpé ce que je lui destinais, que tout, en 
pareil cas, dépend de nous, et qu'il peut arriver malheur 
à celui qui, avec nous, n'agit pas en homme de bien. J'en 
ai plus envoyé aux galjtres a titre gratuit qu'il n'y a d'ar- 
ticles dans la loi. Fiez-vous à moi, ot soyez certain que je 
vous tirerai de lit sain et sauf. 



222 DON PABLO 

Il s'en alla là-dessus, et à peine arrivé à la porte, il re- 
vint à moi poar me demander quelque chose en faveur du 
brave Diego Garcia ralguazil, auquel il était convenable, 
disait-il, de mettre un bâillon d'argent; puis en Taveur du 
rapporteur, afin de Faider à avaler tout Tarticle qui me 
concernait. 

— Un rapporteur, seigneur cavalier, syouta-t-il, est 
homme à anéantir un chrétien d'un froncement de sour- 
cils, d'un éclat de voix, ou d'un coup de pied frappé sur le 
sol afin de réveiller Tattention distraite de l'alcade, — ce 
qui arrive quelquefois. 

Je compris, me le tins pour dit et j'ajoutai cinquante 
réaux à ceux que je lui avais déjà donnés. En retour de 
tant de générosité, il m'engagea, d'un air dégagé, à redres- 
ser le collet de mon manteau, qui était de travers, et 
m'indiqua deux remèdes contre la toux que m'avait donnée 
mon baptême de la veille autant que la fraîcheur de la 
prison. 

— N'ayez aucun souci, ajouta-t-il en s'éloignant, et ne 
négligez pas votre geôlier ; avec huit réaux vous obtiendrez 
de lui toutes les douceurs et tous les allégements possi- 
bles; ces gens-là n'ont de vertu et de bonté que par 
intérêt. 

Je compris l'avertissement, le geôlier reçut un écu, 
m'enleva tous mes fers et me permit d'entrer dans son 
logis, où je trouvai bientôt l'occasion d'être au mieux 
avec lui. 



DE SÉGOVIE. 225 

11 avait pour Temme une baleine, et pour filles deux 
diablesses, laides, méchantes, et menant, en dépit de leur 
visage, assez joyeuse vie. 

■\ 
Il arriva que le soir, pendant que j'étais là, le seigneur 

Blandones de San Pablo, le susdit geôlier, rentra pour 
souper après sa besogne faite et ses pensionnaires parqués ; 
il paraissait préoccupé, de fort mauvaise humeur, et ne 
voulut pas manger. Sa femme, dona Ana Moraes, que 
cette disposition de son mari paraissait inquiéter, s'appro- 
cha de lui et le pressa, Timportuna de telle sorte, qu'il se 
décida à parler. 

-T- Il y a, il y a, lui dit-il, que "ce fripon d'Âlmendros 
l'Aposentador m'a dit, pendant que nous nous disputions 
pour le fermage, que vous n'étiez pas propre. 

— L'insolent I répondit-elle, ^ est-il donc chargé d'ébar- 
ber les éméchures de mes jupons? Sur les jours de mon 
aïeull tu n'es pas un homme si tu ne lui as pas arraché la 
barbe, i Faut-il pas qu'il m'envoie ses valets pour me net- 
toyer ? Dieu me soit en aide, ajouta-t-elle, en se tournant 
vers moi, il voudrait faire croire que je suis juive comme 
lui ; mais on sait que, s'il vaut vingt maravédis, il en a dix 
de vilains et deux fois cinq d'hébreux. Sur ma parole, sei- 
gneur don Pablo, que je l'entende, et je lui rappellerai la 
croix de Saint-André que méritent ses épaules ^. 

— Allons, allons, calmez-vous, femme, dit le geôlier. 

— Bon Dieu, il a dit que j'étais juive, et vous avez 
écouté cela de sang-froid ! C'est [ainsi que vous soutenez 



224 DON PABLO 

rtionneur de dona Ana Moraes, votre femmo, -fille de 
Stefania Rubio et de Juan de Madrid ! 

— ; Comment, interrompis-jc, de Juan de Madrid? 

— Oui, Juan de Madrid, naturel d'Aunon... Je vous jure 
que rhomme qui a osé parler de moi de la sorte est un 
juif, un fripon et pis encore. 

— Juan de Madrid, seigneur, dis-je au geôlier, d'un air 
grave, était le frère aîné de mon père, je prouverai ce 
qu'il est et ce qu'il mérite. J'ai dans mon pays un titre de 
famille, en lettres d'or, portant le nom de mon père et le 
sien '^ : je prends ma part de cette injure, et si je sors de 
prison, je forcerai cet insolent à se désavouer cent fois. 

La découverte d'un nouveau parent causa une grande 
joie à mes hôtes, et surtout l'histoire du titre de famille. 
Le mari voulut avoir des détails plus précis sur notre 
parenté ; et, de crainte d'être pris en flagrant délit de men- 
songe, je jouai le courroux, la colère, l'indignation, et il 
ne put obtenir de moi que des jurements. Tous deux alors 
se mirent à me calmer, me priant de laisser dire l'Apo- 
sentador et de n'y pas penser davantage, mais rien n'y put 
faire { et, comme un chien qu'on a mis en colère, je gro- 
gnais, je murmurais, et je me remettais à aboyer au mo- 
ment o^ on y pensait le moins). 

— Juan de Madrid, disais-je, je prouverai le respect qui 

lui est dû I — Puis, un instant après : Juan de Madrid, 

l'atné!... dont le père, Juan de Madrid, avait épousé Ana 
de Acevedo! Juan de Madrid! 



DE SÉGOVIE. 225 

(Tant de zèle pour Thonneur de la famille ; le jécit que 
je leur fis, à ma manière, de mes aventures, et les preuves 
évidentes que je leur donnai de mon innocence, me firent, 
du geôlier et de sa femme, des partisans dévoués ; je fus 
chez eux, bien choyé,) bien couché, bien nourri; et le bon 
greffier, sollicité par mon cousin et encouragé par quel- 
ques nouveaux écus, fit si bien, qu'au bout de quelque 
temps, la vieille fut mise dehors sur un palefroi gris à 
longues oreilles, conduit par la bride et précédée d'un 
crieur public. Hélas ! on abusa de ce qu'elle était femme, 
pauvre et sans défense, et ces méchantes gens, certains 
que personne ne serait là pour y mettre opposition, osè- 
rent faire la leçon au crieur qui la proclama voleuse, et 
au bourreau, qui eut la lâcheté de la battre. Mes compa- 
gnons la suivirent dans une tenue un peu décolletée, leurs 
haillons les ayant entièrement quittés de la tête à la cein- 
ture inclusivement ; mais la justice ne s'en offensa pas, 
au contraire V- On eut Taimable attention de leur faire 
visiter la ville, ce qu'ils n'avaient pu faire depuis si long- 
temps; puis on les mit dehors pour six années. 

Je sortis complètement blanc par la grflce du greffier et 
du rapporteur, qui, pour tenir l'engagement pris en son 
nom, changea de ton, parla bas, sauta plus d'une phrase, 
et avala maint article lorsqu'il fut question de moi. 



o%^9^^ 



29 



250 DON PABLO 

mouchait très-souvent les chandelles et découpait à table. 
A réglise, elle avait toujours les mains jointes ; dans les 
rues, elle avait sans cesse quelque chose à désigner ; chez 
elle, c'était à tout moment une épingle à remettre dans 
sa chevelure ; elle jouait de préférence aux dames ; elle 
faisait sans cesse semblant de bâiller afin de montrer ses 
dents, et de se faire des croix sur la bouche *. Enfin toute 
la maison n'était occupée que de ses mains, et tout le 
monde, même ses parents, en était ennuyé. 

11 n'y avait dans la maison des logements que pour trois 
locataires. Un seul était vacant lorsque je me présentai, et 
je trouvai dans les deux autres un Portugais et un Cata- 
lan, qui m'accueillirent fort bien, et avec lesquels je fis 
prompte connaissance. Je jugeai, tout en m'instaliant, que 
la jeune fille serait pour moi une distraction des plus 
agréables ; et Tavantage d'habiter sous le même toit me 
parut inappréciable. Je me mis donc à lui faire les yeux 
doux ; je faisais à sa mère et à elle une multitude de contes 
que j'imaginais à plaisir ; je leur apportais toutes les nou- 
velles de la ville,' vraies ou fausses ; et je leur rendais, en 
un mot, tous les petits services possibles, pourvu qu'ils 
ne me coûtassent rien. Je leur fis croire que je savais faire 
des enchantements, que j'étais nécromancien, que je pour- 
rais, si je voulais, faire disparaître la maison ou la faire 
paraître en feu, et mille autres choses dont elles ne dou- 
taient pas, car elles étaient des plus crédules. J'acquis 
bientôt, de la sorte, les bonnes grâces de la jeune fille, 
mais ce n'était pas son amour. Il est vrai que l'habit fait 
tout en ce monde, et je n'étais pas des mieux vêtus. Mon 



I)K SEGOVTE. 251 

cousin le greffier, que je me gardais de négliger et que je 
visitais souvent, par reconnaissance du pain que je man- 



Reais à sa lable, m'avait aidé, il est vrai, ù améliorer ma 
garde-robe ; mais elle n'était pas encore assez brillante 
pour que mes hAtesses eussent de moi toute la bonne opi- 
nion convenable. Il fallait donc k toute force me faire pas- 
ser pour riche et faire croire que j'en voulais faire un 
secret. J'employai à cela deui ou trois anciens amis que le 
hasard me fit retrouver. L'un d'eux, que J'envoyai à mon 
l(^is en mon absence, alla y demander le seigneur don 
Itamiro de Guzman ; c'était le nom que Je m'étais donné, 
mes amis m'ayant convaincu qu'il n'en coûtait rien de 
se choisir un nom, et que cela pouvait être Tort utile. 
Il s'informa de don Remiro, un homme d'affaires fort 



252 DON PABLO 

riche, occupé pour le moment de contracter avec le roi 
deux traités importants. Les hôtesses ne me reconnurent 
pas à ce portrait, et répondirent qu'il ne demeurait diez 
elles qu*un don Ramiro de Guzman plus râpé que riche, 
petit de corps, d'un visage ordinaire et pauvre. 

— C'est celi^i-là même que je cherche, répliqua l'autre, 
et je ne demanderais rien à Dieu si j'avais toutes les rentes 
qu'il possède au delà de deux mille ducats. 

Cette confidence et quelques autres firent un grand effet 
sur les pauvres femmes ; et mon officieux ami leur laissa, 
en les quittant, une Tausse lettre de change de neuf mille 
écus, qu'il les pria de me remettre afin que je l'acceptasse. 
La mère et la fille ne doutèrent plus de ma fortune, et 
jetèrent tout de suite leur dévolu sur moi pour en faire un 
mari. Je rentrai de Tair d'un homme qui ne s'attend à rien 
et elles me remirent tout aussitôt la lettre de change. 

— Seigneur don Ramiro, me dirent-elles, il est deux 
choses qu'on cache difficilement : la fortune et l'amour. 
; Pourquoi Votre Grâce, qui sait combien nous lui sommes 
dévouées, nous a-t-elle fait un secret de sa position ? 

Je feignis d'être fort contrarié de l'arrivée de la lettre 
de change, et sans leur répondre, je montai à mon ap- 
partement. 

Dès le moment qu'elles me crurent de l'argent, tout ce 
qui venait de moi fut trouvé charmant Elles applaudis- 
saient à toutes mes paroles ; personne n'avait meilleur air 
que moi. Quand je les vis si bien amorcées, je fis ma dé- 



DK SÉGOVIË. 255 

claratioD à la petite, qui in*éeouta avec une grande joie et 
me répondit de la manière la plus tendre. Le soir même, 
afin de les confirmer dans leur opinion sur ma fortune, je 
m'enfermai dans ma chambre, qui n'était séparée de celle 
de la mère que par une cloison très-mince, et tirant de 
ma ceinture cinquante écus, je les comptai tant de fois, 
qu'elle put calculer jusqu'à six mille. L'heureuse croyance 
dans laquelle je les mis eut pour moi les plus beaux ré- 
sultats, et toutes deux ne songeaient qu'à me servir et à 
m'entourer des soins les plus minutieux. 

Mon voisin le Portugais se nommait Senhor Vasco de 
Meneses^ chevalier de l'ordre du Christ. 11 portait le man- 
teau noir, les bottes, le petit collet et d'immenses mous- 
taches. Il se consumait d'amour pour dona Berengère de 
Reboliedo, c'était le nom de notre jeune hôtesse ; et quand 
il était amoureusement assis auprès d'elle, il soupirait plus 
qu'une béate à un sermon de carême. Il se mêlait de chan- 
ter et le faisait d'une manière pitoyable, et passait une 
partie de sa vie à jouer au pharaon avec le Catalan. 

Celui-ci était la créature la plus triste et la plus miséra- 
ble que Dieu eût jamais créée. Il mangeait un jour sur 
trois, et un pain tellement dur, qu'un médisant eût eu 
peine à y mordre^. Il faisait le brave, et il ne Tui manquait 
cependant que de pondre des œufs pour être une poule 
complète, car il était vaniteux comme nul au monde. 

Quand ils s'aperçurent tous deux que j'allais si vite en 
affaires, Ils se mirent à dire du mal de moi. Le Portugais 
m^appelait fripon et déguenillé ; le Catalan me traitait de 

50 



254 DON PABLO 

lAche et de débauché. Toot cela, je le savais, je Tarais en- 
tendu plus d*une fois, mais je ne voyais pas qu'il fût né* 
cessaire d*y répondre, et je les laissais dire. Cette persécut- 
tion ne m*empèchait d'ailleurs pas de faire ma cour à la 
petite ; je lui parlais fréquemment, et je lui écrivais des 
billets passionnés, commençant tous par les phrases d'u- 
sage : 

Je prends la hardiesse... » 

« Votre divine beauté... » 

Je dépeignais mes peines dans un style de feu, je m'of- 
frais comme esclave, et je signais toujours avec un cœur 
percé d'une flèche. Nous en vtnmes bientôt au fti, et un 
jour, pour entretenir la haute opinion que j'avais donnée 
de ma qualité, je sortis de la maison, je louai une mule, 
je me déguisai complètement, et je revins à ThAtellerie. 
Lk^ changeant ma voix, je me demandai moi-même. 

— i N'est-ce pas ici, dis-je, que demeure Sa GrAce le sei- 
gneur don Ramiro de Guzman, seigneur de Valcerrado et 
Vellorote? 

— Il y a ici, répondit la jeune fille, un cavalier de ce 
nom, de petite taille... 

* 

— l Voulez-vous avoir la bonté de lui dire que Diego 
de Solorzano, intendant de ses rentes, passant par ici pour 
des recouvrements, est venu lui baiser les mains? 

r«la dit. je m'en allai, et je revins dans ma tenue ordi- 



DE SÉGOVIË. 255 

uaire au i>out de quelques instants. On me reçut ayec 
encore plus de prévenances que de coutume ; et, tout en 
me faisant la commission de l'intendant, on me demanda 
pourquoi j'avais caché que j'étais seigneur de Valcerrado 
et Veliorote. 

dette comédie acheva la jeune fille ; elle eut envie d'un 
mari aussi riche, et consentit à me donner un rendez-vous. 
Nous convînmes donc que la nuit suivante, vers une heure 
du matin, elle m'attendrait à la fenêtre de sa chambre. U 
me fallait, pour cela, suivre une longue galerie et escalader 
un toit qui séparait son appartement du mien. Mais le 
diable, qui est toujours aux aguets, voulut être de la 
partie. Je traverse la galerie sans être vu ni entendu , 
j'arrive au toit, je m'y hasarde ; mais le pied me manque, 
je glisse et je m'en vais tomber sur un toit inférieur dépen- 
dant de la maison d''un greffler, et si lourdement, que je 
brisai toutes les tuiles, dont les morceaux ne me laissèrent 
pas les côtes sans impression. 

Le bruit réveilla la moitié de la maison, on crut que 
c'étaient des voleurs, — il est vrai que les gens de ce métier 
ont quelquefois le caprice de choisir semblable prome- 
nade ; — enfin, on monta sur le toit. Je cherchai alors à 
me cacher derrière une cheminée, mais ce mouvement 
ne fltqu*accrottre les soupçons. Le greffier et deux clercs 
me rouèrent de coups et me garrottèrent sous les yeux de 
ma belle sans me donner le temps de me reconuattre. L'in- 
nocente fille riait comme une folle, je lui avais dit que 
j'étais habile dans l'art des enchantements, et elle pensait 



2U DON PABLO DE SÉGOVIb:. 

que ma chute n'était qu'une plusanterie ; elle s'imaginait 
que, pendant que j'occupaiB les autres à la poursuite d'un 
semblant de moi-mdme, j'allais en réalité paraître h sa 
Tenètre ; aussi m'attendait-elle toujours en m'engi^eant 
toutbas à entrer. Hais, hélas! c'était bien moi qui recevais 
les coups de poing et les coups de bâton ; je criais, et elle 
riait tov^ure. 

Enfin le greffier, séance tenante, et sans perdre de 
temps, se mit à verbaliser ; il me fouilla, me trouva des 
clefs dans la poche et écrivit, mal^ l'évideDce et toutes 
mes protestations, que c'étaient des rossignols et des cro- 
chets. Je lui dis que j'étais don Ramiro de Guzman, et il se 
mit i rire. Battu devant ma belle, pris sans raison, injus- 
tement accusé, je ne savais plus à quel saint me vouer. 
Je me mis à genoux devant le grefOer, je le priai, je le 
conjurai au nom de Dieu, mais rien ne fit, et il ne voulut 
pas me relAcher. Tout cela se passait sur le toit, et je cooh 
pris qu'à tout en ce monde, même à des tuiles, on peut 
faire porter Taux témoignage. Enfin , le procès-verbal 
dressé, on me fit descendre, par une lucarne, dans une 
cuisine où je fus enfermé. 



CHAPITRE XIX. 



Comment Pahlo lenie une granitp » 



E ne Termai pas les yeux de toute la nuit, 
songeant à mon malheureux sort qui n'é- 
tait pas tant d'être tombé sur un toit, que 
de me trouver entre les mains du greffler. 
uandje songeais aux Ci-ochets qu'il préten- 
lit avoir trouvés dans ma poche, aux pages 
I avait écrites sur ce point, je reconnaissais 
: douleur que rieo ne croit autant en ce 
ide qu'un délit en puissance de greffier. 
)e passai la nuit à faire des projets; un instant Je son- 
dai À le conjurer au nom de Jésus-Christ, mais Je fus 



2A0 DON PABLO 

arrêté par le souvenir do tout ce que les scribes avaient 
fait souffrir au fils de Dieu *. Plusieurs fois Je tentai de me 
délier, mais le traître m'entendait aussitdt et s'en venait 
examiner mes liens. Il était plus occupé du bon procès 
qu'il allait me faire, que Je ne Tétais moi-même de ma 
délivrance. Il se leva au point du jour, s'habilla à la hâte 
et le premier de la maison, puis il reprit sa courroie et 
revint me caresser les côtes, tout en me faisant un long 
discours sur le péché de vol, avec l'éloquence d'un homme 
qui connatt à fond le métier. 

Nous en étions là, lui, dans une grande veine de généro- 
sité et me donnant force coups, moi, fort tenté de ne pas 
être en reste avec lui et de lui offrir de l'argent, lorsque 
survinrent le Portugais et le Catalan. Le résultat trop réel 
de mon escapade avait fini par détromper Berengère. 
Après m'avoir vu tomber, et recevoir une aussi cruelle 
correction, elle avait compris qu'Q y avait, dans mon fait, 
du malheur et non pas de l'enchantement ; alors elle fit 
de telles prières à mes deux commensaux, qu'ils se déci- 
dèrent à venir à mon aide. 

En les voyant entrer, et en s'apercevant qu'ils me con- 
naissaient, le greffier les prit pour mes complices et dé- 
gaina sa plume pour les inscrire au procès. 

L« Portugais ne s'y prêta pas. et malmena fort le 
greffier. 

— Apprenez, lui dit-il, que je suis un noble cavalier, 
gentilhomme de la chambre du roi; le seigneur que voici, 



DE SÉGOVIE. 241 

ajouta-Ml, en me désignant, est un noble hildalgo ; et le 
tenir attaché est le fait d'un coquin, 

Alors, et malgré le greffier, qui hurlait comme un 
Maure et appelait à Taide, il se mit en devoir de me délier. 
Aux cris de leurs patrons accoururent les deux clercs — 
demi*recors, demi-crocheteurs. — Ils foulèrent aux pieds 
leurs propres capes, chiffonnèrent leurs collets ; comme ils 
agissent toujours, pour faire croire aux coups de poing 
qu'ils n*ont pas reçus ; puis, sans oser prêter assistance à 
leur mattre, ils criaient comme lui et demandaient secours 
au roi. Mes deux voisins ne m'en détachaient pas moins. 
Le greffier, ne se voyant pas secouru, changea de système : 

— Je jure devant Dieu, s'écria-t-il, qu'on n'agit jamais 
de la sorte avec moi, et si vous n'étiez pas ce que vous 
êtes, seigneurs cavaliers, il pourrait vous en coûter 
cher. Veuillez désintéresser ces témoins , m'indemniser 
des tuiles cassées et me rendre la justice de reconnaître 
que je n'y mets point d'animosité. 

Je compris à Tinstant, et lui mis huit réauxdans la main. 
J'étais bien tenté de lui rendre les coups de bâton qu'il 
m'avait donnés; mais comme il eût fallu reconnaître que 
je les avais reçus, je l'en tins quitte et m'en allai avec mes 
voisins, que je remerciai — le visage meurtri de gour- 
mades, et les épaules quelque peu moulues de coups de 
gaule — de ma délivrance et de la liberté que je leur 
devais. 

Le Catalan riait comme un fou et conseillait à Bereogère 

51 



242 DON PABLO 

de m'^user sur-le-champ, afin de renverser le proTerbe, 
disant que* s'il est dans Tusage d*6tre battu après avoir 
été **, il est fort rare d'être battu d'abord, et ** ensuite. 
Le lourdeau ne me ménageait pas les équivoques ; et il 
abusait de ses droits à ma reconnaissance qui ne me per- 
mettait plus de me fâcher. — Dès que j'entrais chez mes 
voisins pour les visiter, il n'était question que de gaule, de 
manche à balai, de bois vert, d'habits à secouer, et de 
noix à gauler. 

Ainsi poursuivi, persécuté, forcé de rougir sans cesse 
devant ma belle, battu incessamment en brèche par la plus 
redoutable de toutes les armes, le ridicule, je songeai à 
quitter la maison, mais je voulais surtout ne payer ni 
logis ni pension. 

Je m'entendis, à ce sujet, avec un brave licencié de ma 
connaissance, nommé Brandalangas, naturel de Hornillos, 
et avec deux de ses amis. Un soir ils arrivèrent tous les 
trois, demandèrent l'hétesse et lui déclarèrent qu'ils ve- 
naient pour m'enlever secrètement, au nom du saint 
office. Cette déclaration l'effraya, mais liât surprit d'autant 
moins que je m'étais fait passer pour nécromancien. Lors- 
qu'on m'emmena, elle n'osa rien dire ; mais lorsqu'elle vit 
qu'on enlevait aussi mes eflets, elle voulut y mettre oppo- 
sition et les retenir, en garantie de ce que je lui devais ; 
mais les braves familiers déclarèrent que tout ce qui m'ap- 
partenait appartenait à l'Inquisition. A pareille réponse il 
n'y avait mot à souffler, elle laissa faire et fut réduite, pour 
se consoler, à dire qu'elle s'y était toujours attendue. 1^ 



DE SÉGOVIE. 245 

Catalan et le Portugais, auxgaelselle conta raventHre, de- 
meurèrent persuadés que j'avais été enlevé par des démons 
plutôt que par des familiersru n'y avait cependant pas de 
différence ; et il est de fait qu'en m'aidant à quitter le logis, 
libre et sauf de tout payement, Brândalangas et ses amis 
me rendirent un véritable service de démons familiers. 

Une fois hors de là, je tins conseil avec mes libérateurs, 
et je décidai de changer complètement de système aussi 
bien que d'habit. Je résolus de prendre le costume à la 
mode, les chausses de cuir fauve, le grand collet relevé, 
plus un laquais, ou mieux deux petits laquais, ce qui était 
en ce moment du meilleur ton. Mes conseils prétendaient 
que le plus sûr résultat de ce système, qui me donnerait 
l'apparence d'un riche cavalier, serait un brillant mariage, 
résultat très-commun à Madrid.;' ils me promirent même 
de se mettre en quête pour moi, de me chercher un parti 
convenable et de m'aider de tous leurs moyens. 

(Je dois avouer, avec franchise, que cette existence de 
vagabond m'était à charge ; j'avais du noir dans l'Ame, des 
accès de mélancolie ; cette idée de pécher une femme me 
souriait, et je l'adoptai à l'instant. Nous arrêtâmes un ap- 
partement dhonorable apparence; j'avais sauvé du greffe, 
de la prison et des industriels une somme encore assez 
ronde, qui pouvait me conduire quelque temps ; je pris 
donc résolument mon parti. 

Avant de me séparer de mes amis, Je jugeai convenable 
de leur faire quelques recommandations. Je pris pour cela 
te ton d'un homme d'importance, et me posant comptai- 



244 DON PABLO 

samment dans un grand fauteuil pendant qu'ils se tenaient 
debout devant moi : 

— Un instant; leur disrje en souriant. Puisque Vos Sei- 
gneuries veulent bien faire pour moi Toffice d'agents ma- 
trimoniaux, il est de toute justice qu'elles][connaissent mes 
principes à ce sujet. Dès le moment que je suis un noble 
cavalier, il m*est permis de dire quelles conditions je 
désire chez la femme qui deviendra la mienne. Écoutez- 
moi ) 

« Je désire qu'elle soit noble, vertueuse, et surtout in- 
telligente ; car, si elle est sotte, elle ne saura ni conserver 
ni utiliser les deux autres qualités. Dans la noblesse, je ne 
veux point de morgue ; et je veux qu'elle ait la vertu d'une 
femme mariée et non pas celle d'un ermite, d'une béate 
ou d'une religieuse. Son meilleur missel doit être son 
mari, et ses prières seront ses devoirs. 

(( Je ne la veux ni laide ni belle. Laide, ce n'est pas une 
compagnie, mais un ennui ; belle, ce n'est pas un plaisir, 
mais une sollicitude. S'il me faut choisir entre ces deux 
conditions, je l'aime mieux belle que laide, parce qu'il 
vaut mieux avoir sollicitude qu'ennui, et avoir h garder 
qu'avoir à fuir. 

« Je ne la veux ni riche ni pauvre ; je veux qu'elle ait de 
l'aisance ; je ne veux pas qu'elle m'achète et ne veux pas 
l'acheter. ( Prenez-la riche, cependant ; les circonstances 
où je me trouve me permettent cette infraction aux règles 
que je m'étais faites.) 






DE SÉGOViË. 245 

« Gaie ou triste, je Taime mieux gaie ; car, un jour ou 
l'autre, la tristesse ne nous manquera pas. Prendre une 
femme soucieuse, boudeuse, cherchant les petits coins 
comme une araignée, pleureuse comme un oignon, c'est 
épouser un perpétuel compliment de condoléance. 

H Je veux qu'elle ait de Télégance pour ma satisfaction, 
non pour celle des oisifs ; elle doit adopter une tenue dé- 
cente et non celle qu'inventera la coquetterie des autres 
femmes. Elle ne doit pas faire ce que font quelques-unes, 
mais ce que toutes doivent faire ; je Taime mieux avare 
que prodigue ; car, de la prodigalité il y a tout à craindre, 
de la parcimonie il y a beaucoup à espérer. La trouver 
libérale serait un bonheur extrême. 

« Qu'elle soit blanche ou noire, brune ou blonde, je n'y 
mets ni importance ni préférence ; je veux seulement, si 
elle est noire, qu'elle ne cherche pas à se faire blanche. 
De pareils mensonges rendent défiant plutôt qu'amou- 
reux. 

« Petite ou grande, peu m'importe. 

« Grasse ou mince : je déclare que si elle n'est entre- 
lardée, c'est-à-dire entre gras et maigre, je l'aime mieux 
mince. Je préfère une âme dans un roseau ou des os ha- 
billés de peau, qu'une cuve sur des tréteaux. 

« Je ne la veux ni jeune, ni vieille, ce serait le berceau 
ou la tombe ; j'ai oublié les chansons à endormir les 
enfants ; et je n'ai pas encore appris les répons. Je veux une 
femme faite ; si elle est jeune, tant mieux. 



246 DOiN PABLO 

« Je désirerais beaucoup qu'elle n*eùt pas de trop jolies 
mains, de trop jolis yeux ou une trop jolie bouche. Quand 
ces trois choses arrivent à la perfection, elles rendent in- 
supportable celle qui les possède ; elle gesticule pour qu'on 
voie ses mains, elle fait des mines pour qu'on voie ses 
yeux, et elle sourit toujours pour qu'on admire ses dents. 
L'afféterie gAte les perfections, la simplicité fait oublier 
les défauts. 

« Je ne la veux pas orpheline, parce que je hais les 
anniversaires, les bouts de l'an et les commémorations; je 
ne lui veux pas, non plus, une parenté au grand complet. 
Je lui désire un père et une mère, parce que Je ne les 
redoute pas. Les tantes, je les verrai avec plaisir au pur- 
gatoire et je ferai dire des messes pour elles , tant et 
plus. 

« J'adresserais à Dieu bien des actions de grâce si elle 
était sourde et bègue ; deux inconvénients qui mettent un 
frein aux conversations et qui rendent les visites difficiles ; 
si elle était de moyenne qualité, ce serait une affaire d'or, 
car une femme de haute condition dépense l'année entière 
en paroles, en visites reçues et rendues ; bègue et sourde, 
rien de tout cela n'est à craindre. 

« Encore un mot; j'aurai grande estime pour la femme 
qui sera comme je la désire ; et je saurai supporter cello 
qui sera comme je la mérite. 

« Telles sont, seigneurs, mes désirs et ma volonté, et 
maintenant je me recommande à vous^. » 



DE SÉGOVÎË. 247 

Ceci fut prononcé avec un ton de fatuité qui me fit dire, 
par le licencié, qu'avant peu j*en remontrerais aux plus 
huppés. Nous sortîmes en riant, eux, pour vaquer à leurs 
affaires, et moi, pour réunir tous les éléments de ma tenue. 
Je visitai tous les fripiers, j'allai à toutes les ventes à 
Tencan, et je finis par me composer un costume de fort 
bon goût. J'allai de là chez un loueur de chevaux, j'en 
choisis un sur lequel je me redressai de mon mieux. 11 ne 
me manquait plus que les laquais, mais je n'en pus trou- 
ver à louer le premier jour. J'allai dans la rue May or et je 
m'arrêtai devant une boutique de harnais, en ayant Tair 
de choisir un équipage pour mon cheval. 

Je fus accosté, au bout de quelques instants, par deux 
cavaliers de bonne mine, montés sur de jolis chevaux ; ils 
me demandèrent si j'avais intention d'acheter un har- 
nais garni d'argent, que j'examinais avec attention. Â 
cette question je cessai de m'occuper du harnais, affectant 
l'air d'un homme peu satisfait ; et, me tournant vers les 
deux cavaliers, je leur fis mille politesses et entamai avec 
eux une longue conversation. L'un d'eux portait sur la poi- 
trine une broderie d'ordre, l'autre une chaîne de diamants 
que je reconnus pour les signes distinctifs de l'ordre de San- 
tiago et d'une commanderie. Ils me dirent qu'ils allaient 
se promener au Prado, et je leur demandai la permission 
de me joindre à eux. Je priai le marchand, s'il voyait 
venir mes pages et mes laquais, de les envoyer au Prado; 
je lui décrivis ma livrée, puis je me plaçai entre mes deux 
nouveaux amis. Us réunirent leurs pages, leurs laquais, et 
nous nous mtmes en route. Cet arrangement m'enchantait 



2'i8 DON PABLO 

d'autant plus, que, pour ceux qui nous voyaient passer, il 
était impossible de déterminer à qui appartenait cette va- 
letaille, pas plus que de désigner celui de nous trois qui 
n*en avait pas. Nous causâmes de tout et nous causâmes 
beaucoup, des fêtes, des joutes, des femmes, du carrousel 
de Talavera ; d'un cheval, couleur porcelaine, que je pré- 
tendais posséder; et je leur vantai, avec emphase, une 
jument rouane qu'on devait m'amener de Cordoue. Dès que 
je rencontrais un page ou un laquais, conduisant un cheval, 
je le faisais arrêter, je liu demandais à qui était la bête, 
j'en examinais les qualités, les marques, et je deniandais 
si elle était à vendre. Je priais qu'on lui ftt faire sous mes 
yeux deux tours de rue ; et eût-elle été parfaite, j'avais 
toujours soin de lui trouver quelque défaut, et j'indiquais 
le moyen do le corriger. Le bon hasard voulut qu'il se pré- 
sentât, pendant notre promenade, plusieurs occasionsde ce 
genre ; mes compagnons étaient tout interdits et semblaient 
se demander quel était ce diable d'écuyer. Je leur dis que 
j'étais à la recherche de bons chevaux pour moi et pour 
un mien cousin. Nous arrivâmes delà sorte au Prado. En y 
entrant, je dégageai mon pied de l'étrier, je portai le talon 
en arrière, et mettant mon cheval au pas, je parcourus 
lentement la promenade, toujours entre mes deux cona- 
pagnons. J'avais mon manteau rejeté sur l'épaule, mon 
chapeau à la main; je regardais fièrement tous les prome- 
neurs, et je crus reconnaître avec joie qu'aucun ne se 
rappelait m'avoir rencontré en d'autres temps et sou9 
d'autres habits, en plus triste compagnie et en plus humble 
allure. Nous joignîmes une voiture, dans laquelle étaient 
des dames, et les deux cavaliers me proposèrent de les 



DE SËGOVIE. 24» 

aborder, et de leur faire notre cour. J'acceptai ; je leur cé- 
dai galammeot le cAté des plus jeunes et me plaçai k la 
portière des deux plus âgées, qui semblaient la mère et 
la tant« ^ 



Ces dames étaient fort aimables : l'une avait environ 
cinquante ans, l'autre un peu moins. Je leur dis mille 
cboses tendres qu'elles voulurent bien écouter — car il 
n'y a Temme au monde, quelque vieille qu'elle soit, qui 
ait autant d'années que de présomption. — Je leur dis que 
je serais trop beureux si je pouvais leur faire agréer quel- 
que présent; je leur demandai quelle était la position des 
jeunes dames qui les accompagnaient, elles me répondi- 
52 




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DE SÉGOVIE. 25^ 

s , et leurs barbes en tremblaient. Je devinais que les 
ux nobles chevaliers étaient pris à court ; et no'emparant 
' roccasion, je m'écriai que je regrettais Tabsence de 
les pages que j'eusse envoyés à Tinstant chez moi prendre 
('S caisses de confitures que je venais de recevoir. On me 
('mercia de ma gracieuse intention, et je suppliai ces 
lames de venir le lendemain à la Casa del Campo *. où 
je serais bien heureux de leur offrir une collation. Elles 
acceptèrent à Finstant, m'indiquèrent leur demeure et me 
demandèrent la mienne; puis leur voiture les emmena, 
le repris avec mes Compagnons le chemin de la ville. Ma 
générosité à Fend roi t de la collation et mon empresse- 
ment à les tirer d'un mauvais pas, m'avaient acquis leur 
aflection ; et pour m'en donner le témoignage, ils me sup- 
plièrent de venir souper avec eux. Je me fis un peu prier, 
puis je montai à leur logis, affectant de temps à autre un 
accès de mauvaise humeur contre mes valets qui m'avaient 
abandonné, et jurant de les chasser le lendemain. Quand 
six heures sonnèrent, je leur dis que j'avais un rendez-vous 
galant, et leur demandai la permission de me retirer. Je 
les quittai, et lious convînmes de nous retrouver le lende- 
main soir à la Casa del Campo. 

J'allai rendre nion cheval au loueur et je rentrai chez 
moi, où je trouvai mes deux suppôts jouant au quinola. Je 
leur racontai mon aventure, nous tînmes conseil, et il fut 
arrêté que nous ferions servir la collation, et que nous y 
consacrerions deux cents réaux ; cela convenu, nous nous 
mimes au lit. J'avoue que je ne pus dormir de toute la 
nuit, et que je fis, tant qu'elle dura, mille projets sur l'em- 



2S2 DON PABLO OE SÉGOVIK. 

ploi de la dol. Ce qui me souriait le plus était de faire 

bâtir une maison ou de la placer en rentes ; je ne savais 

trop ce qui serait le meilleur et ce qui me rapporterai! le 

plus. 



CHAPITRE XX. 



Continuation des aventures de Pablo ; ses succès se succèdeni, 
mais de notalilfs disgrtces succèdent aux succès. 



Lfltjour le lendemain, et nous Dous levâmes 
tous pour nous occuper des valets k enrAler, 
de la vaisselle plate à emprunter et de iacolla- 
tion a préparer. L'argent a pouvoirsur tout, 
il commande à tout, il n'est personne qui 
lai manquer de respect. Je m'abouchai avec 
chef d'office de grande maison, qui pour 
I bonne somme, mit à mes ordres argen- 
terie, valets et collation. La matinée se passa à tout dis- 
poser, et, le soir, j'allai louer un nouveau cheval sur 
lequel, à l'heure convenue, je me dirigeai vers la Casa del 



256 DON PABLO 

Gampo. J'airais ma ceinture garnie de papiets et de mé* 
moires, six boutons de mon pourpoint déboutonnés et 
d'autres papiers apparaissaient par cette ouverture. 

J'avais été précédé au* rende9»vbus par les damés et mfis 
amis de la veille ; on m'attendait. Les dames me reçurent 
avec toutes les marques possibles d'affection, les cavaliers 
me dirent vous au lieu de Votre Grâce^ en signe de fami- 
liarité ' . 

J'avais dit que je me nommais don Felipe Tristan, et ce 
ne l\it, pendant toute la soirée, que Felipe par ci, Felipe 
par là. Je m'excusai d'être arrivé le dernier, sur les occu- 
pations que me donnaient le service de Sa Majesté etl'exa- 
men des comptes de mon majorât; j'ajoutai que j'avais 
eu un instant la crainte de manquer au rendez-vous, et je 
les engageai à se disposer, sans plus tarder, pour la col- 
lation. 

Un instant après moi arriva le chef d'offlce avec son atti- 
rail, son argenterie et ses valets ; mes conviés ne faisaient 
que me regarder et ne savaient que dire. Je lui donnai 
ordre d'aller au cabinet de verdure, d'y dresser son ser- 
vice et je proposai, en l'attendant, d'aller visiter les pièces 
d'eau. Les vieilles vinrent à moi pour me faire toute sorte 
de cajoleries, et je pus enfin voir les jeunes personnes à 
visage découvert. Jamais, depuis que Dieu m'a octroyé 
mes entrées dans ce monde, je n'ai vu chose plus gra- 
cieuse et plus parfaite que celle vers qui je braquais mes 
espérances matrimoniiales. Elle était blanche, blonde, rose, 
sa bouche était petite, ses dents menues et bien rangées, 



son nez bien Tait, ses yeux grands, bien Tendus et verts ; 
elle était convenablement grande, elle avait des mains 



charmantes et l'accent un peu zézayant. L'autre n'était 
pas mai, mais elle avait une tournure plus délibérée et elle 
portait le nez trc^ en avant. Nous parcourûmes les Jardins, 
visitant les pièces d'eau, et Je découvris, pendant ce peu de 
temps, que ma fiancée en espérance eût couru de grands 
dangers du temps d'Hérode par excès d'innocence, elle 
ne savait pas parler. Du reste, je me consolai Tacilement 



2ÎMJ DON PABLO 

de cette première dérogation à mes principes. Rien ne dé- 
dommage de la laideur d'une femme, pas même un grand 
esprit; un peu de beauté, au contraire, fait oublier beau> 
coup de sottise, on peut trouver une compensation à ce 
malheur dans la compagnie d*Aristote, de Sénèque ou d*un 
bon livre. 

Nous nous dirigeâmes vers le cabinet de verdure, et, en 
passant près d*un buisson, une branche accrocha la garni- 
ture de mon col et me le déchira un peu. Ma prétendue 
accourut, me l'attacha avec une épingle d'argent, et la 
mère me dit d'envoyer leed chez elle le lendemain, et que 
dona Âna — c'est ainsi que se nommait sa flUe — me le 
raccommoderait. Tout allait à ravir, mes amours aussi bien 
que la collation, et tout fut trouvé à merveille, les fruits, 
les confitures et les sucreries. 

Au moment où on desservait, je vis venir à travers le 
jardin un cavalier, suivi de deux laquais, et je reconnus en 
lui, au moment où je m'y attendais le moins, mon ancien 
mattre et ami, don Diego Coronel. Je ne perdis toutefois 
pas contenance, je suis persuadé que je ne m.e laissai pas 
trahir par un seul pli de mon visage ; cependant il parut 
tout surpris en m'apercevant, s'arrêta devant moi et re- 
garda alternativement mon costume et ma figure. Enfin, 
il saluâmes amis de la veille, s'approcha des dames, qu'il 
appela ses cousines, et pendant tout ce temps, ne cessa de 
porter ses regards sur moi. J'allai, par maintien et de 
l'air du monde le plus dégagé, dire quelques mots au 
chef d'office, et en même temps don Diego engagea avec 
mes deux convives, qui paraissaient être ses amis, une 



DE SÉGOVIË. 259 

conversation très-animée. 11 leur demanda mon nom — 
ainsi que Je le reconnus depuis •— llS' répondirent que je 
me nommais don Felipe Tristan, quej^étais un cavalier fort 
honorable et fort riche. I>on Diego me regardait et se si- 
gnait. Enfin, en présence de ces dames, de tout le monde, 
il vint à moi. 

— Que Votre Grâce me pardonne, me dit-il. Dieu m'est 
témoin qu'avant qu'on m'eût appris votre nom, je vous 
prenais pour tout autre que vous êtes. Jamais je n'ai 
rien vu d'aussi extraordinaire. Vous ressemblez, à s'y 
méprendre, à un valet nommé Pablillos, que j'avais à 
Ségovie et qui était fils d'un barbier de la même ville. 

Tous se mirent à rire, et je me tins à quatre pour qu'un 
peu d'embarras ne vint pas me trahir. Je lui répondis en 
souriant que j'avais le plus^ grand désir de voir cet homme 
auquel on m'avait dit plusieurs fois que je ressemblais 
beaucoup. 

— Jésus I beaucoup t reprit don Diego, il ne peut y avoir 
de ressemblance plus frappante. La taille, l'organe, la 
tournure, rien n'est plus singulier. En vérité, seigneur, 
j'en suis tout ébahi. 

Les deux dames, la mère et la tante se récrièrent et 
prétendirent qu'il était de toute impossibilité qu'un cava- 
lier d'autant de distinction pût avoir quelque chose de 
commun avec un semblable valet. 

— Je connais fort bien le seigneur don Felipe, ajouta 
i une d'elles — sans doute pour se justifier de toute com- 



260 DON PABLO 

plicité dans les soupçons de don Diego *- c'est lui qui 
voulut bien» à la prière de mon mari, nous donner rhosr 
pitalité à Ocana. 

Je compris et je répondis avec un profond salut que 
ma plus ardente volonté était et serait toujours de servir 
ces dames en toute occasion selon mes faibles moyens. 
Don Diego me fit mille protestations de dévouement et me 
demanda vivement pardon de Toflènse qu'il m'avait faite 
en me prenant pour le fils d^un barbier. 

— Vous ne voudrez pas le croire, seigneur» i^outa le 
traître , sa mère était sorcière, son père filou, son oncle 
bourreau, et lui-même était le plus mauvais garnement, 
rtiomme le plus pervers, que Dieu ait mis sur terre. 

le n'en pouvais plus, il me fallait un Immense effort de 
courage pour écouter en face, et sans sourciller, un ausâ 
triste éloge des miens et de moi-même. Quelques instants 
encore, et j'étais au bout de mes forces. 

Epfln, etgrAces à Dieu, on parla de rentrer. Je remontai 
à cheval avec les deux autres cavaliers, et don Diego prit 
place dans la voiture des ces dames. Il leur demanda qui 
avait fait servir la collation et comment elles me connais- 
saient. La mère et la tante répondirent que j'étais un riche 
héritier de bon nombre de ducats et que je paraissais vou-^ 
loir épouser Anita ; elles rengagèrent à prendre des infor- 
mations qui lui prouveraient, sans pul doute, que J'étais un 
parti non-seulement convenable, mais même fort hono- 
rable pour toute la famille. Ces dames rentrèrent ainsi à 



DE SÉGOVIE. 261 

leur maison, qui était dans la rue de FArenal près San 
Felipe. 

De notre câté, nous montâmes, comme la veille, au 
logis qu'occupaient mes deux amis, ils me proposèrent de 
jouer, sans doute dans l'intention de me plumer ; Je devi- 
nai la ruse, et néanmoins je consentis. Ils prirent des 
cartes — elles étaient dressées et façonnées comme des 
petits pAtés — je perdis un tour et feignis de vouloir par- 
tir ; je me rendis à de nouvelles instances et me mis à leur 
gagner environ trois cents réaux avec lesquels je pris 
congé d'eux pour rentrer chez moi. 

J*y trouvai mes deux camarades, le licencié Branda- 
langas et Pero Ix)pez qui étudiaient, avec des dés, quelque 
merveilleuse tricherie. Dès qu'ils me virent, ils quittèrent 
tout pour me demander le récit de mes aventures de la 
journée. Je leur racontai tout de suite comment la ren- 
contre de don Diego m'avait mis dans une cruelle perplexité 
et ce qui s'était passé entre lui et moi, ils me consolèrent, 
me conseillèrent de dissimuler toujours et de ne reculer 
on aucune manière, ni pour aucune raison, devant le but 
que j'avais choisi. 

Ils me dirent alors qu'on jouait au lansquenet, ce soir-là, 
chez un apothicaire voisin ; j'étais devenu fort habile sur ce 
jeu et J'en connaissais à merveille toutes les ruses. Nous 
résolûmes d'aller y faire un mort — c'est-à-dire y enterrer 
une bourse — et J'envoyai mes deux amis m'annoncer. 

Ils demandèrent humblement qu'on voulût bien ad- 
mettre à la partie un frère de Saint-Benoit qui était ma- 



262 DON PABLO 

lade et qui, venu à Madrid chez une parente pour se 
soigner et se guérir, était muni d'une passable quantité 
de réaux de huit et d'écus. Cette confidence fit ouvrir 
de grands yeux. 

— Bravo I s'écria-t-on de toutes parts; vienne le frère. 

— C'est un homme Tort considéré dans l'ordre, reprit 
Pero Lopez, et pendant qu'il en est momentanément de- 
hors, il veut causer à son aise ; c'est surtout dans ce but 
qu'il désire être admis. 

^ — Qu'il vienne , qu'il vienne, et qu'il en soit selon son 
gré. 

— Et pour la bienvenue? demanda Brandalangas. 

— Nous n'en parlerons pas , dit vivement le maître du 
logis. 

Mes acolytes vinrent me rejoindre ; j'étais déjà travesti. 
J'avais un mouchoir autour de la tète, un vêlement com- 
plet de bénédictin, que je m'étais procuré par hasard il y 
avait quelque temps, et des lunettes. Ma barbe, coupée 
court, contrairement aux règles de l'ordre, me donnait 
un air demi-latque, une apparence de moine en congé 
qui ne nuisait nullement. J'entrai d'un air très>humble, 
je m'assis. Le jeu commença et s'engagea bien, tous s'en- 
tendaient comme larrons en tripot. Mais ils eurent beau 
s'entendre, j'en savais plus qu'eux, je les menai bon train 
et leur donnai de tels coups de griffe que, dans l'espace de 
trois heures, j'amenai à moi plus de treize cents réaux. Je 
déposai mon étrcnne, murmurai d'un air contrit un 



DE SÉGOVIE. 265 

H Loué soU le Seigneur, » priai mes victimes de ne pas se 
scandaliser de me vœr jouer, igoutant que c^était un 
passe-temps et rien de plus. Je les avais mis à sec, et ils se 
donnaient à tous les diables ; je pris congé d*eux et me 
retirai avec mes deux amis. 

il était une heure et demie du matin quand nous ren- 
trâmes au logis ; nous partageâmes le gain et nous cou- 
châmes. Le lendemain , entièrement rassuré sur mes 
craintes de la veille, je m*habillai de bonne heure et allai 
chercher mon cheval ; je n'en trouvai pas un à louer, ce 
qui me flt reconnaître qu*il y avait bien d'autres cavaliers 
de mon espèce. Il est de si mauvais ton d'aller à pied ! Je 
le sentais encore mieux maintenant que j'y étais contraint. 
J'allai vers l'église de San Felipe et j'aperçus le laquais 
d'un licencié tenant un cheval par la bride et attendant son 
mattre qui était descendu pcTur aller écouter la messe. Je 
lui mis quatre réaux dans la main et lui demandai, pen- 
dant que son mattre était à l'église, de me laisser faire 
deux tours dans la rue de l'Ârenal. C'était le, vous le 
savez, seigneurs, que demeurait ma dame. Il y consentit, 
je montai et fis deux tours dans le haut de la rue , deux 
tours dans le bas sans voir personne ; au troisième, dona 
Ana parut. T>ès que je l'aperçois, je veux faire caracoler 
mon -cheval, mais je ne connaissais pas ses habitudes et je 
n'étais pas excellent cavalier ; je lui donne deux coups de 
cravache, je relève la main, il se cabre ; puis, lançant deux 
ruades, il se met^à courir et se jette avec moi, les oreilles en 
avant, dans un tas d'ordures. A Tinstant tous les enfants 
du quartier m'entourent, et je me relève furieux au der- 



264 DON PABLO 

nier point d'une semblable mésaventure arrivée en pré- 
sence de ma dame. — Maudite bète, ro'écriai-je tout baut, 
et maudit soit celui de qui Je la tiens. On m'avait averti 
de ses caprices, j*ai eu tort de vouloir les combattre. 

Le laquais avait couru à son cheval qui s'était arrêté de 
suite, je me remis en selle, et au même moment, attiré par 
le bruit, parut à la fenêtre don Diego Coronel qui demeu- 
rait dans la même maison que ses cousines. Sa vue man- 
qua me faire perdre contenance. 11 me demanda si je 
m'étais blessé, je lui répondis que non, bien que j'eusse 
une jambe contusionnée. Le laquais me priait tout bas de 
laisser là le cheval, de crainte que je ne fusse aperçu par 
son mattre qui allait bientêt sortir pour se rendre au pa- 
lais. Le malheur me poursuivra partout 1 — Au moment 
même Tavocat arrive par derrière, s'empare de son valet, 
l'accable de coups de poing et lui reproche à très-haute 
voix d'avoir prêté son cheval. 11 ne s'en tient pas là, il vient 
tout droit à moi et m'invite, d'un air fort courroucé et en 
jurant Dieu, à mettre pied à terre. 

Tout cela se passait sous les yeux de ma dame et en 
présence de don Diego. Jamais homme roué de coups, 
fouetté et bâton né, n'eut si grande honte. J'étais accablé, 
et ce n'était pas à tort, d'être, à deux pas de distance, la 
victime de deux disgrâces aussi humiliantes. A la fin il me 
fallut descendre ; l'avocat reprit sa place et s'en alla. J'a- 
vais à donner à don Diego une défaite passable, Je tflchai 
de reprendre un peu d'assurance et je m'avançai jusqu'au*^ 
dessous de la fenêtre où il s'était placé. 



DE SÉGOVIE. 265 

— Jamais, lui dis-j^? j^ n'ai monté de ma vie une plus 
mauvaise béte. J'étais venu ce matin à San-Felipe sur un 
charmant cheval aubère fort emporté et très-coureur. Je 
parlais de ses défauts à plusieurs cavaliers de mes amis en 
leur prouvant toutefois que j'avais su m'en rendre mattre. 
Ils me dirent qu'ils en connaissaient un que je ne domp- 
terais pas aussi facilement, c'était celui de ce licencié. Je 
voulus l'essayer. Vous ne pouvez vous imaginer combien 
ce maudit animal a les hanches dures, et c'est miracle 
qu'avec une aussi mauvaise selle je ne me sois point tué. 

— C'est la vérité, répondit don Diego, et il me parait 
que Votre Grâce s'est blessée à la jambe. 

— En efTet, repris-je ; aussi vais-je retrouver mon che- 
val et regagner mon logis. 

Dona Âna parut aussi satisfaite de me voir hors de dan- 
ger qu'elle avait été émue et effrayée de ma chute ; mais 
don Diego ne me sembla pas convaincu. 

Un malheur n'arrive jamais seul ; j'avais mal com- 
mencé la journée, et ce ne fut, tant qu'elle dura, que dis- 
grâces sur disgrâces. Rentré chez moi, je courus rendre 
visite à un coffre dans un coin duquel j'avais déposé tout 
l'argent qui me restait de mon héritage, et mon gain de 
la nuit précédente, moins cent réaux que j'avais sur moi ; 
le corfre avait disparu, le bon licencié Brandalangas et son 
ami Pero Lopez s'en élaient chargés et n'étaient pas ren- 
trés. Je restai comme mort et ne sachant comment remédier 
à cette terrible perte. 

— Malheur, me dis-je tout bas, à qui se fie sur un bien 

34 



266 DON PABLO 

mal acquis]; il s'en va comme il est venu 1 Malheureux que 
je suis! iQue ferai -je? ^Vais-je me mettre à leur pour- 
suite ? i Irai-je porter plainte à la justice? — S'ils sont pris, 
ils dénonceront mes fredaines et m'enverront mourir à la 
potence ; si Je yeux les poursuivre, ^où les trouverai-je? 

Tout bien calculé, pour ne pas perdre encore le ma- 
riage que j'espérais — et je comptais sur la dot pour répa- 
rer toutes mes pertes — je me résolus à rester et à en 
presser la conclusion. Je dtnai du meilleur appétit que 
je pus, et le soir j'allai louer mon cheval et me promener 
dans la rue de ma belle. Comme Je n'avais pas de laquais 
et que Je ne voulais pas paraître n'en pas avoir, j'atten- 
dis, au coin de la rue, que je visse passer quelque homme 
qui en eût l'apparence, et je le précédai, le prenant ainsi 
à mon service à son insu. Je fis ce manège toute la soi- 
rée, profitant de tous les passants dont la tournure prétait 
à la circonstance. 

Don Diego cependant conservait la persuasion que j té- 
tais bien le Tripon qu'il avait connu autrefois ; il ne se 
payait pas trop de l'histoire de mon cheval aubère» et 
mon aventure avec le laquais de l'avocat lui semblait fort 
mal expliquée. Il se mit à m'épier, à s'informer de moi et 
de la manière dont je vivais. Il fit tant enfin, qu'il sut la 
vérité de la manière du monde la plus imprévue. Il ren- 
contra un jour le licencié Flechilla — le même chez qui 
Je m'étais invité à dîner lorsque je vivais avec les cheva- 
liers d'industrie — et celui-ci, me gardant rancune de l'a- 
voir si brusquement quitté et de n'être pas retourné le 
voir, se plaignit de moi à don Diego dont il savait que j'a- 



DE SÉGOVIE. 2i»7 

^ais été le valet ; il lui raconta comment et dans quelle 
tenue Je TaYais accosté un jour, comment il m*avait re- 
connu U ?eiUe à cheval sous un costume fort élégant, et 
comment, n*ayant pu l'éviter , je lui avais raconté que 
j'allais flaire uo très-riche mariage. Don Diego n*en de- 
manda pas plus long et retourna chez lui. Près de la 
Puerta del Sol, il aperçut nos deux amis, le commandeur 
et le chevalier de Santiago, il courut à eux, leur conta 
Faventure et les engagea à venir me guetter le soir même 
dans la rue de TArenal, afin de m'y laver la tête d'im- 
portance. Il les prévint qu'ils me reconnaîtraient à son 
manteau qu'il me ferait prendre. Les cavaliers acceptèrent 
la partie avec empressement. Vers la fin de la journée je 
les rencontrai tous les trois, ils dissimulèrent de telle 
sorte que je ne pouvais croire avoir jamais eu de meil- 
leurs amis. Nous tînmes conseil sur ce qu'il serait conve- 
nable de faire en attendant VAve Maria. Puis les deux 
cavaliers nous quittèrent et descendirent la rue; don 
Diego et moi restés seuls, nous nous dirigeâmes vers San- 
Felipe. A l'entrée de la rue de la Paz, don Diego m'ar- 
rêta. 

— Sur mon âme, don Felipe, me dit-il, changeons de 
manteau ; il faut que je passe dans cette rue et je ne veux 
pas être reconnu. 

— Avec grand plaisir, lui répondis-je. 

L'échange se fit à l'instant, je lui offris mes services» 
mais il me témoigna le désir d'être seul, et s'éloigna. 

Je l'avais à peine quitté, que deux sacripans qui l'atton- 



268 DON PABLO 

datent pour lui administrer une correction au nom de 
quelque maîtresse délaissée, me prenant pour lui à la cour 
leur du manteau que je portais, m*assaillirent et firent 
pleuvoir sur moi une grêle de coups de plat d'épée; je 
criai, ils reconnurent à ma yoix que j'étais un autre, et 
s'enfuirent, me laissant sur les épaules la créance de don 
Diego, et sur la figure trois ou quatre contusions. 

Cette alerte diminuait un peu mon penchant pour les 
promenades nocturnes ; cependant à minuit, heure à la- 
quelle depuis quelques jours je venais causer avec dona 
Âna, je m'engageai dans la me de TArenal. J'arrive à la 
porte, je m'annonce par le signal accoutumé et je vais pour 
entrer ; au même instant l'un des deux cavaliers qui me 
guettaient pour don Diego, me barre le passage, m'assène 
deux coups de bâton sur les jambes et me renverse sur le 
sol ; l'autre arrive et me fait une saignée d'une oreille à 
l'autre. Puis ils m'enlèvent ma cape et me laissent dans 
la rue en me disant : « C'est ainsi qu'on punit les fripons 
et les imposteurs de bas étage. » 

Je me mis à crier et à demander confession ; et comme 
je ne savais par qui j'avais été assailli, je pensai que ce 
pouvait être l'hôte de chez qui j'étais sorti à l'aide de l'In- 
quisition, ou le geôlier dont je m'étais joué, ou les cama- 
rades qui m'avaient volé ; enfin j'attendais dans des transes 
terribles le couteau qui allait me donner le coup de grflce, 
sans savoir à qui je devrais en tenir compte, et sans soup- 
çonner un instant don Diego ou ses amis. J'appelai, je 
criai au voleur; à l'assassin ; la justice accourut. J'étais 
sans cape, avec une rigole longue d'une palme à travers la 



DE SËGOVIE. 269 

figure ; on m'accabla de questions auxquelles je ne bus 
que répondre, et enfin on m'enleva pour me faire soigner. 
On me porta chez un barbier qui me pansa, puis on me 
demanda où Je demeurais, et l'on m'y conduisit. 

Je me couchai et Je passai une nuit bien triste et bien 
agitée ; J'avais le visage divisé en deux r^ons, le corps 
contusionné, les Jambes tellement meurtries de coups de 
bâton, que je ne pouvais me tenir debout. J'étais blessé, 
volé, défiguré, Je ne pouvais plus poursuivre ni mes 
voleurs ni mon mariage ; je ne pouvais ni rester à Madrid 
ni en sortir. 



CIIAIMTBE XXI. 



lin, estro|iip fl mué de coups, suîl |>ar distraclioii un cours [lublic 
lie mendicil^. 
Il ohtienl île ^tranilK succ<>s, si' );uéril, s'enrichit el s'en va. 



: lendemain, dès l'aube, j'aperçus au chevet 

le mon lit l'hàlesse de la maison. C'était une 

emme de bien , frisant la cinquantaine 

irmée d'un grand chapelet et dont le visaRe 

sec et ridé comme une pomme cuite au 

ou comme une coquille de noix. Sa réputa- 

était grande dans le quartier, elle y était 

aimée, choyée, recherchée autant que le (\it en son temps 

la vieille Célestine, d'illustre mémoire. Sa maison était 

connue de tout ce qui avait du cœur, de la Jeunesse, de la 



274 DON PABLO 

beauté ; et il était peu de jeunes filles qui ne fussent ses 
écolières. Nulle aussi bien qu'elle ne savait enseigner la 
manière de porter le voile et de laisser coquettement à 
découvert les parties du visage les plus dignes d'être vues. 
A celle qui avait de belles dents, elle conseillait de rire 
toujours, même en pleurant ; à celle qui avait de jolies 
mains, elle donnait des leçons d'escrime ; elle enseignait à 
la blonde de laisser flotter ses cheveux en longues boucles 
sous la toque et sur les épaules ; à celle qui avait de beaux 
yeux, elle apprenait ces clignotements, ces élans vers le 
ciel, ces manœuvres sans nombre qu'on ne pourrait ana- 
lyser dans un volume de cinq cents pages. Elle en remon- 
trait aux plus savantes dans Fart de composer des fards ; 
elle prenait les brunes, les noires, les corbeaux les plus 
invétérés, et les blanchissait de telle sorte, que les maris ne 
lès reconnaissaient plus lorsqu'elles rentraient chez elles. 
Elle disait qu'il était, pour chaque âge, une manière d'ob- 
tenir les générosités d'un galant : pour les fillettes, par 
gentillesse ; pour les jeunes filles, par faveur ; et pour les 
vieilles, par dévouement . Elle avait des recettes pour tous les 
maux, pour toutes les passions, pour tous les désirs. Enfin, 
et ici je m'arrête, de peur d'en trop dire, la brave femme 
était des plus habiles dans l'art si familier à ma pauvre 
mère et à la bonne Cyprienne, ma gouvernante. Que d'in- 
nocences toutes trois ont protégées * ! 

J'ai cru ce portrait nécessaire, et je demande qu'on me 
le pardonne; on aura, du moins, quelque pitié de moi en 
songeant aux mains dans lesquelles j'étais tombé, et on 
comprendra mieux les discours que me tint mon hôtesse 





i 




DE SÉGOVIE. 275 

qui ne parlait que par proverbes, ainsi qu'on peut en 
juger. 

— A toujours prendre et ne rien mettre, me dit-elle, on 
voit bientôt le fond du sac; à chacun ici-bas selon ses œuvres ; 
selon la poussière la boue; selon la noce le gâteau. Je veux te 
conseiller, mon fils, ett'indiquer une meilleure manière de 
vivre ; tu es jeune, aussi je ne m'étonne pas que tu fasses 
fausse route, que tu gaspilles ton temps autour de la bonne, 
sans penser que tout en dormant nous marchons vers la 
tombe. Je ne suis plus qu'un tas de terre, mais je puis, 
mon enfant, t'indiquer ton chemin.. 11 m'est revenu que tu 
as dépensé beaucoup de bien sans savoir comment ; qu'on 
t'a vu, ici, tantôt étudiant, tantôt coquin fieffé, tantôt 
cavalier, selon que t'a poussé le hasard et suivant ce que 
les circonstances t'ont inspiré. Dis-moi qui tu hantes, mon 
fils, je te dirai qui tu es ; qui se ressemble se rassemble, et 
la brebis recherche sa pareille ; mais sache que de la main 
à la bouche se perd souvent la soupe ^ Gomment, nigaud ! 
les femmes te mettent martel en tête, tu loges chez moi, 
tu sais ce que je suis et tu ne penses pas à moi ! Oubliais- 
tu donc que je suis sur cette terre l'inspectrice perpé- 
tuelle de cette sorte de marchandise, que je ne vis que des 
services que je suis appelée à rendre, et que nulle aussi 
bien que moi ne sait engager une intrigue et mener à bonne 
fin une aventure. Au lieu de t'adresser à moi, tu t'en vas, 
avec un fripon et un autre fripon, à la poursuite d'une 
poupée de céruse et d'amidon qui t'en a donné à retordre. 
Avant d'user leurs jupons, ces dames veulent toujours 
savoir ce qu il leur en reviendra. Sur ma foi, mon fils, tu 



276 DON PABLO 

eusses épargné bien des ducats si tu te fusses adressé à moi, 
car moi je ne tiens pas à l'argent : je le jure sur les âmes 
de ceux que j'ai perdus, et puisse m'échoir un bon ma- 
riage eu récompense de ma franchise, je ne te demande- 
rais pas, à rheure qu'il est, un maravédis de ce que tu me 
dois pour ton logement, si je n'en avais besoin pour 
acheter des simples et des petites bougies. 

La bonne femme allait sur les brisées des apothi- 
caires, elle se graissait souvent les mains pour s'en aller 
par le chemin de la fumée tenir conseil avec les sorcières, 
ses pareilles. 

Je compris que, malgré tout le désintéressement affecté 
par mon hôtesse, sa visite, son discours et ses bons con- 
seils n'avaient pas d'autre but qu'une demande d'argent. 
Je me mis en devoir de lui compter ce que je lui devais, et 
au même instant le malheur, qui jamais ne m'oublie, et 
le diable, qui toujours pense à moi. voulurent que des 
recors fussent envoyés pour l'arrêter sous accusation de 
concubinage, et on savait que son amant était au logis. 
Les recors entrèrent dans ma chambre ; me voyant au lit 
et elle auprès de moi, deux d'entre eux me prirent pour 
celui qu'ils cherchaient, me tirèrent dehors et me traitè- 
rent fort rudement. Les deux autres, pendant ce temps, 
s'emparèrent de l'hàtesse en l'appelant voleuse et sor- 
cière. Au bruit qu'ils firent en nous arrêtant, aux cris que 
m'arracha la douleur, l'amant de la belle, qui était dans 
une pièce voisine, chercha à s'échapper. Les recors qui 
l'aperçurent, et à qui un autre habitant du logis avait 



j 




DE SÉGOVIE. 277 

« 

appris que je n'étais pour rien dans leur mandat, couru- 
rent après lui , Fempoignèrent et me laissèrent là, fort 
meurtri et fort maltraité, mais riant, malgré ma douleur, 
de tout ce qu'ils débitaient à Thôtesse. 

— Qu'une mitre vous ira bien, la mère, disait Tun, et 
que je serai heureux de voir mettre trois mille navets à 
votre service ^. 

— Les seigneurs alcades, disait Taulre, vous ont déjà 
choisi des plumes afin que vous fassiez brillamment votre 
entrée. 

Ils attachèrent c6te à côte leurs deux prisonniers, me 
demandèrent pardon de leur erreur et s'en allèrent. 

Je restai huit jours encore dans cette maudite maison, 
souffrant beaucoup et livré aux barbiers du voisinage qui 
me firent une douzaine de points sur la figure. Il me fallut 
prendre des béquilles, et, pour comble de misère, lorsque 
je pus sortir je venais de dépenser le dernier de mes cent 
féaux ; l'hôtesse, les barbiers, les drogues, le logis et la 
nourriture avaient tout absorbé. Je pris le parti d'aller 
vendre .ma défroque de cavalier, mes beaux pourpoints, 
mes cols brodés, mes chausses, tout cela était fort bon 
encore. De l'argent que j'en tirai, j'achetai un vieux coUetin 
de cuir de Gordoue, un large pourpoint de toile d'étoupe, 
un gaban de pauvre rapiécé, mais propre, des guêtres et 
de vastes souliers. Je me renversai sur la tète le collet de 
mon gaban, je pendis à mon cou un christ de cuivre et 
un rosaire à mon côtr. Je cachai dans la doublure de mon 



pourpmnt soixante réaux qui me restaient, puis je m'a- 
bandonnai à ma nouvelle Tortune. In pauvre, qui savait 



parfaitement son état, m'apprit à donner à ma voix un ton 
douloureux, m'enseigna quelques phrases bien larmoyan- 
tes; et Je metralnaipariesruesdela ville, pratiquant mon 
nouveau métier. 

— Donnez, bon rlirt'lien,disuis-,|c d'une voix exl«nuce. 



^\-^ 



DE SÉGOVIE. 279 

donnez, serviteur de Dieu, au pauvre estropié, il est sans 
ressource et il a faim. 

C'était là ma formule de la semaine, mais pour les jours 
de fête j'en avais une autre que je débitais sur un ton 
différent. 

— Fidèles chrétiens, disais-je, dévots du Seigneur, au 
nom de la reine des anges, mère du Christ, faites Fau- 
mône au pauvre perclus qu'a frappé la main de Dieu. 

Je m'arrêtai un instant, chose des plus importantes, et 
je reprenais : 

— Le mauvais air et une heure fatale m'ont frappé 
pendant que je travaillais dans une vigne ; et mes membres 
sont restés perclus. Je me suis vu sain et robuste comme 
vous tous et comme je demande à Dieu qu'il vous con- 
serve Loué soit le Seigneur! 

Là-dessus pleuvaient les doubles maravédis, et je gagnais 
beaucoup d'argent. J'eusse gagné bien davantage si je n'avais 
eu un concurrent redoutable. C'était un gros garçon, laid 
comme le péché, manchot des deux bras, estropié d'une 
jambe, qui parcourait les mômes rues que moi dans une 
charrette, et recueillait beaucoup plus d'aumônes parce 
qu'il parlait fort mal. 

— Prenez pitié, serviteurs de Jésus-Christ, disait-il 
d'une voix rauque en terminant par un cri de fausset, 
prenez pitié des maux que le Seigneur m'a envoyés pour 
mes péchés. Donnez au pauvre, et Dieu vous le rendra.... 
Donnez au nom du bon Jésus 



280 DON PABLO 

Le malheureux pariait faux, écorciiait tous ies mots et 
n'en gagnait pas moins gros comme lui ; je compris qu'en 
matière d'aumône le style et le ton font plus de mal que 
de bien ; c'était une science que Tétude et les épreuves 
pouvaient seules me donner ; aussi en peu de temps j*eus 
changé de langage, les doubles maravédis revinrent à ma 
sébile, et je fis de magnifiques récoltes. Du reste, j'étais 
digne de compassion ; mes deux jambes étaient envelop- 
pées, attachées ensemble, enfermées dans une poche de 
cuir ; et je ne pouvais me traîner sans mes deux béquilles. 
Je passais la nuit sous la porte d'un chirurgien avec un 
pauvre du quartier — Tun des plus effrontés coquins que 
Dieu ait créés. — 11 était fort riche, et nous le considérions 
comme le recteur de l'ordre des mendiants; il gagnait 
plus que tous les autres. Le pauvre diable ne manquait 
pas d'infirmités naturelles, mais il comptait davantage sur 
celles que produisait l'artifice, pour émouvoir la charité 
publique ; il se serrait un bras près de l'épaule avec un 
cordon, de sorte que sa main était gonfiée et son bras tout 
enflammé ; il avait près de lui un coussin sur lequel repo- 
sait ce bras malade et immobile. 

— Considérez, disait-il d'une voix dolente, lesafflicUons 
que Dieu envoie au chrétien ! 

Si une femme passait : — Belle senora, lui criait-il, 
Dieu conduise votre âme. Et toutes les femmes du quartier 
passaient h dessein devant lui et lui faisaient l'aumAne 
pour être appelées belle senora. 

S'il voyait venir un soldat, jeune ou vieux : — Ah ! sei- 
gneur capitaine î 



S) c'était un homme, m«l on bien mis : — Ah 1 seignear 
cavaHer ! 

A ceux qui passaient en voiture , il disait : — Votre 
Seigneurie. 

Au clerc qui venait sur une mule : — Seigneur archi- 
diacre, — et seigneur âool«Dr, à l'apprenli chirui^n. 

En un mot, il flattait d'une manière terrible. Je me liai 
avec lui d'une telle amitié, qu'il me prenait pour compère 
de toutes ses ruses, pour confldent de tous ses secrets, et 
plus d'une Tois il m'associa h ses bénéfices. 

Il avait trois petits enfants qui s'en allaient par les rues 
demandant l'aumAneet volant tout ce qu'ils pouvaient. Ils 
lui rendaient compte chaque soir de leurs recettes de la 
journée, et il gardait tout. Il était de moitié avec plusieurs 
des enfants commis dans les églises à la garde des troncs, 
et il partageait avec eux les saignées qu'il parvenait h y 
Taire. Avec les conseils et les leçons d'un si bon maître, 
j'acquis bientAt un talent égal, et J'exploitai aussi h mer- 
veille toute cette pe.tite engeance. En moins d'un mois 
J'étais le possesseur de plus de deux cents réaux qui ne 
devaient rien à personne, mais que Je devais ti tout le 
monde ; et ce petit pécule Ait bientôt considérablement 
accm par une nouvelle invention pour laquelle mon 
camarade de chambre me proposa un acte d< 
Jamais mendiant n'eut une idée plus industriel 
enlevions chaque jour, à nous deux, quatre on 



CHAPITRE XXI 



Don r^blo !>e Elit comédien, |>oeitr, galaiil de oonii«s. Trulicdu 
bonlieur au point de vue de i:liaque proressioii. 



:)uelquc distance de Madrid, je rencontrai, 
dans une hAtellerie, une compagnie de comé- 
diens qui s'en allaient à Tolède. Leur équi- 
page se composait de trois charrettes. Dieu 
ulut qu'au milieu d'eux je reconnus un de 
es anciens camarades d'Alcula qui avait 
é les sciences pour se Taire histrion. Le 
e garçon eut d'abord grand'peine à me 
nnattre, mais enfin, après maint signe de 
croix, il me lendit la main et nous renouâmes connais- 
sance. Je lui dis que je quittais Madrid et que je i^tierchais 



2S8 DON PABLO 

navire ^ ce navire arrivait désemparé et sans provision ; 
j*eas à dire : « Voici le port • ; j*appelai « sénat n les gens qui 
se trouvaient là, je demandai pardon des fautes % Je me 
tus et Je m'en allai. Il y eut des bravos, et, à dater de ce 
jour, j*eus des succès au théâtre. 

On mit à Tétude une comédie composée par un de noâ 
camarades ; cela me surprit beaucoup, et Je ne comprenais 
pas que les comédiens fussent poètes; Je croyais qu'un si 
beau titre ne pouvait appartenir qa*à des hommes doctes 
et savants, et non à des êtres aussi complètement igno- 
rants. Mais cela est venu k un tel point, qu*U n'y a pas un 
auteur qui n'écrive des comédies, pas un comédien qui ne 
fasse sa force de Maures et chrétiens ; et je me souviens ce- 
pendant que dans le principe il n'y avait de comédies que 
du bon Lope de Rueda et de Naharro '. 

Enfin nous représentâmes notre comédie, et personne 
n'y comprit rien, ce qui ne nous empêcha pas de la re- 
prendre le lendemain. Elle commençait par une bataille ; 
j'entrais en scène armé de toutes pièces, y compris la ron- 
dache ; et sans celte circonstance, qui fut des plus heu- 
reuses pour moi, J'eusse succombé sous la pluie de coings, 
de concombres et de trognons de toute espèce que nous 
envoya le bon public. Jamais on ne vit un tourbillon sem- 
blable, et la comédie le méritait bien. On y voyait un roi 
de Normandie qui, hors de tout propos, se faisait ermite ; 
puis un intermède composé de deux laquais bouffons, et 
enfin, au dénoûment de l'intrigue, tout le monde se ma- 
riait... et bonsoir. 



DE SÉGOVIE. 289 

Nous trailftiiies fort mal noire camarade le poêle ; et 
comme pour ma part je lui remontrais assez vivement h 
quel danger il nous avait exposés» il me répondit qu'il n*y 
avait rien de lui dans cette comédie ; qu'en prenant à Tun 
un incident, à Tautre un autre, il avait fabriqué du tout 
un manteau de pauvre, et que tout le mal venait de ce que 
les coutures avaient été mal faites. 11 m'avoua que les co- 
médiens-poëtes étaient tous sujets k restitution parce 
qu'ils n'avaient d'esprit que celui qu'ils avaient appris, et 
de talent qu'à l'aide de leur mémoire ; que l'appât de 
deux ou trois cents réaux rendait fort communs ces petits 
larcins. Puis, quand une compagnie voyage, il ne manque 
pas sur son chemin de poètes qui viennent lui offrir des 
tXMnédies ; on les prend pour les lire et on ne les rend pas ; 
le flus habile de la bande y ajoute une niaiserie, en re- 
tranche quelque chose de bien dit, et s'en déclare Tau- 
leur. 

— Jamais comédien, ajouta-t-il, n'a fait un couplet 
d'une autre manière. 

Cette manière d'agir ne me parut pas des plus mau- 
vaises, je fus tenté d'en essayer, et je me sentis tout à coup 
le feu sacré de la poésie ; je .connaissais quelques-uns de 
nos poètes, j'avais lu Garcilaso, j'en savais assez pour pra- 
tiquer l'art avec succès ; je me mis à l'œuvre; et la poésie, 
l'amour de la danseuse et les représentations remplirent 
ma vie de la manière la plus agréable. Au bout d'un mois 
de séjour à Tolède, nous avions joué beaucoup de bonnes 
comédies et obtenu du public le pardon de nos erreurs 

57 



290 DON PABLO 

passées ; j^ayais déjà une certaine réputation, on me nom- 
mait Alonsete, du nom d'Âlonso que j'avais pris dès mes 
débuts ^, et on me surnommait le Cruel, du titre d*un rôle 
que j*aYais rempli à la grande satisfaction du parterre et 
de la populace. Ma fortune marchait à grands pas, j'avais 
déjà trois habillements complets; les auteurs de plusieurs 
compagnies me faisaient des propositions et voulaient me 
débaucher. Je faisais Tentendu et je tranchais du connais- 
seur ; je critiquais les comiques en renom ; je reprenais 
Pinedo sur quelque^uns de ses gestes ; je donnais mon 
approbation au jeu naturel de Sanchez ; je disais de Mo- 
rales qu'il était délicieux ' ; on me demandait mon avis 
pour les décorations et pour la mise en scène ; si quelqu'un 
proposait de lire une comédie, c'était moi qui Técoutais. 
Enfin, infatué de tant de succès, je mis au jour quelques 
stances, mes premiers-nés en poésie ; puis un intermède 
qui ne fut pas du tout trouvé mauvais. Gela fait, j'osai 
une comédie, et, afln qu'elle ne pût manquer d'être une 
chose divine *, je pris pour sujet et pour titre Notre-Dame 
du Rosaire. Elle commençait par la symphonie de rigueur; 
on y voyait les flmes du purgatoire et les démons parlant 
le langage reçu et proférant les cris d'usage — bou. . . bou. . . 
ou.. .ou, en entrant en scène, et ri...ri...i...i...i, en sor- 
tant. Ma comédie eut du succès ; on applaudit surtout 
quelques strophes où j'avais mis le nom de Satan, et des 
stances où je racontais sa chute du ciel et le reste. 

Je n'eus bientôt plus assez de mains pour composer ; 
j'étais assailli par tous les amoureux ; les uns voulaient 
des couplets sur des sourcils, les autres sur des yeux ; ce- 



DE SÉGOVIE. 291 

lui~ci me demandait une ode à propos de mains, celui-là 
des stances pour des cheveux. J'avais un prix Axe pour 
chaque chose ; et comme il y avait d'autres boutiques, je 
travaillais à bon marché, afin d'achalander la mienne. Je 
fournissais de cantiques les sacristains et les sœurs con- 
verses ; les aveugles seuls m'eussent fait vivre par une 
prodigieuse dépense d'oraisons qu'ils payaient huit réaux 
la pièce. Deux d'entre ces oraisons ont eu longtemps une 
grande réputation, celle du Juye équitable qui était grave, 
harmonieuse et pleine d'action, et cette autre qui com- 
mence ainsi : 

Mère du Verbe iDcarnc , 

Fille du divin Père , 

Daigne m'accorder la gr&ce, elc. 

J*avais le vent en poupe, j'étais riche, heureux, et déjà 
j'aspirais à être auteur. Il m'arriva, un jour que je travail- 
lais à une comédie, une aventure originale que je vais vous 
raconter, seigneurs^ bien qu'elle soit un peu à ma honte. 
J'avais Thabitude, quand je composais, de me promener 
dans ma chambre et de réciter toutes mes tirades à mesure 
que Tinspiration me les dictait, avec autant de chaleur 
que si j'eusse été au théâtre. Ce jour-là donc, j'étais à 
l'œuvre, j'écrivais une scène de chasse ; la servante du 
logis montait l'escalier qui était étroit et obscur, et m'ap- 
portait mon dîner; elle arrive à la porte de ma chambre 
et l'entr'ouvre au moment même où je récitais avec de 
grands cris cette strophe de ma scène : 

Fuyez ! fuyez ! gardez-vous de cet ours, 
Il m'a blessé, il est furieux, 
Et va se précipiter sur \ous! 



292 nON PABLO 

U brare fille m entend, elle était Galicienne et partant 
des plus simples ; elle veut fuir, marche sur ses jupes, 
tombe et roule dans Tescalier, renverse la soupe, brise 
les plats, descend jusqu*en bas comme une boule, se relève 
sans avoir aucun mal, et se sauve dans la rue en criant : — 
A Taide, un ours est dans la maison, il a tué un homme î 

J*entends*ses cris, je descends en toute hâte, et je trouve 
toua.les voisins déjà réunis se disposant à chasser la bête 
fauve. Alors je leur racontai la cause de l'effroi de la ser* 
vante et j'eus beaucoup de peine à les persuader. Je fus 
obligé de jeûner ce jour-là, et pour comble d'ennui, l'a- 
venture fut connue de mes camarades et devint en un in- 
stant la fable de toute la ville. 

Ce ridicule épisode, et quelques autres du même genre> 
commençaient à me dégoûter du métier de poëte, lorsr- 
qu'il nous survint une catastrophe qui m'acheva. Mon 
auteur — ils sont tous de même — avait des créanciers. 
Ceux-ci, sachant qu'il avait fait à Tolède d'assez bonnes 
affaires auxquelles il ne daignait pas les admettre à par- 
ticiper, le firent arrêter et mettre en prison. Cet événe- 
ment mit le désordre parmi nos comédiens, et chacun 
s'en alla de son cûté. Quant à moi — je dois dire la vérité 
— bien que les camarades voulussent m'entratner avec 
eux dans quelque autre compagnie, je refusai et m'en tins 
là. Je n'avais choisi cette profession que par nécessité, elle 
me plaisait peu, j'étais riche, en bon chemin, je préférai 
rester libre et vivre aussi joyeusement que possible. Je 
pris congé de tous et les laissai partir. 



DE SÉGOYiE. 2t»3 

Une fois dégagé da triste métier d'histrion, je commen- 
çai une Yie nouvelle, et je devins — je prie vos seigneu- 
ries de ne pas s'offenser de ce que je vais dire — je 
devins amoureux de parloirs et de grilles, je me fis le 
rival de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je fis la cour aux 
nonnes des couvents. 

L'une d'elles qai était belle comme la tiéesse Vénus 



A ces mots, nOiislre aniditoire fit entendre on murmure approtidleor, 
çl Vâios esnja de baisser modestement les j&a. 



Pablo continua : 

L'une d'elles m'avait demandé, lorsque j'étais poëte, un 
grand nombre de cantiques. Elle était derenue éprise de 
moi après m'ayoir yu représenter saint Jean l'évangéliste 
dans une comédie dirine. Je lui avais confié que j'étais le 
fils d'un noble cavalier, et elle me comblait de bontés ; 
mais elle m'avait dit qu'elle était fort peinée de me voir 
comédien. Devenu libre enfin, je lui écrivis la lettre sui- 
vante^ : 

« Pour vous seule, et pour vous plaire, j'ai renoncé à 
tout, j'ai quitté ma compagnie. Toute autre que la vAtre 
est pour moi la solitude. Maintenant je serai d'autant plus 
à vous que je serai plus à moi. Daignez me faire savoir 
quand il y aura réception au parloir, et je saurai en même 
temps quand j'aurai le bonheur^ etc. » 



««. tbr^v nif L'mff^iu. ftit- nju: uiÉHHBBe et pvtaiit 
ll^- nt»« sur.nif-^ «m- ft>.D lun wmrcàt tm 
iniMi « rou* Aafi> ■ ak^ûip: roBvem 
«^bùa.-^ Ofsff^n^ utio. fi. im^ cci— e il kniih . «rdèfe 
«B»^ r%iV- juirii. iSi£^ « «-«asT^-aobiiB 
^ . Aie. n at:r « ?< caft- i. iuu»ck. . L Ai 



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•AtkUr e ^-urr r i«àD*^4. f cioir camikii d flomiL In- 

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o 1^ 



{)E SEGOVIE. 295 

Une fols dégagé du triste métier d'histrion, je.commen- 
çai une vie nouvelle, et je devins — je prie vos seigneu- 
ries de ne pas s*offenser de ce que je vais dire — je 
devins amoureux de parloirs et de grilles, je me ûs le 
rival de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je fis la cour aux 
nonnes des couvents. 

L'une d*elles cpii était belle comme la tléesse Vénus 



A ces mots, rillustre auditoire fit entendre un murmure approbateur, 
et Vénus essa^ de baisser modestement les yeux. 



Pablo continua : 

L*une d*elles m'avait demandé, lorsque j'étais poëte, un 
grand nombre de cantiques. Elle était devenue éprise de 
moi après m'avoir vu représenter saint Jean Févangéliste 
dans une comédie divine. Je lui avais confié que j'étais le 
fils d'un noble cavalier, et elle me comblait de bontés ; 
mais elle m'avait dit qu'elle était fort peinée de me voir 
comédien. Devenu libre enfin, je lui écrivis la lettre sui- 
vante^ : 

« Pour vous seule, et pour vous plaire^ j'ai renoncé à 
tout, j'ai quitté ma compagnie. Toute autre que la vôtre 
est pour moi la solitude. Maintenant je serai d'autant plus 
à vous que je serai plus à moi. Daignez me faire savoir 
quand il y aura réception au parloir, et je saurai en mémo 
temps quand j'aurai Iç bonheur^ etc. » 



i 



DE Sftr.OVlK. 2»3 

vois paraître à 1» grille une vieille asthma- 



C'est là le trop Tréquent réiultat des signaux de cou- 
vent, ce qui n'est qu'un jeu pour la Jeunesse est une habi- 
tude cbez les vieilles ; et l'homme qui attend, prend trop 
auvent pour l'appel d'un rossignol le sifflement de la 
chouette. 

J'attendis sur nouveaux frais jusqu'au commencement 
des vêpres ; je les écoutai tout au long, et c'est pour cela 
qu'on nomme les galants de nonnes des amoureux solen- 



2U DON PABLO 

nels ; d'abord parce qu'ils sont grands consommateurs de 
vêpres; en second lieu, parce que rarement ils en sortent 
contents, l'inexactitude et Toubli des promesses étant les 
défauts dominants des nonnes ^. 

(ici je veux raconter, non pas seulement ce qui m^arriva, 
mais encore ce qui arrive en général; aussi doi&je avouer, 
dans toute la naïveté de mon âme, que cette fois ne fut 
pas la seule que j'attendis ma belle nonne, ou du moins 
que j'attendis sans qu'elle pût nous ménager un entretien 
à travers les grillages.) J'entendis des vêpres par paires, je 
m'allongeai le cou d'une aune à force de guetter ou de 
regarder ; je devins le camarade du sacristain^et de l'en- 
fant de chœur ; et le vicaire, qui était un homme de bonne 
humeur, me prit en amitié. Rien de tout cela ne me dé- 
courageait, j'y mettais une opiniâtreté digne de plus de 
succès. 

Après vêpres, j'allais sous les fenêtres du couvent; elles 
donnaient sur une terrasse passablement grande, et néan- 
moins il fallait envoyer retenir sa place, dès midi, comme 
pour une comédie nouvelle ; il y avait queue de dévots. 
Je me plaçais où je pouvais ; et c'était un spectacle curieux 
que les différentes postures des amants qui venaient là ; 
celui-ci regardait sans cligner de l'œil, celui-là prenait 
position, une main sur son épée et l'autre sur son rosaire, 
comme une figure de pierre sur un tombeau ; tel levait les 
mains et tendait les bras d'un air séraphique ; tel autre, 
ouvrant la bouche plus qu'une pauvresse, ne disant mot, 
semblait montrer son cœur à sa bien-aimée à travers sa 



DE SEGOTIEl ±9C 




belle, pnoil mr la temae cb «ouart le bns à 
fenine; cefaë-lâ umjîI ai«c «se snraale qpi loi 
tait on Bcan^e. Tout cela se puait en Ins. de ootre 
eAlé,(da cMé desbooMMS); nais cb haat. oo setioo- 
▼aient les Mwaes, c^ctait chose plus curieuse encore. 
Leur galerie était flbmée par one tourelle pleiiie de bar- 
bacancs et par une fluuraille percée de petites lucanies 
qai loi donnaient qockfiie ressensblance avec uie pou- 
drière on une boite à odcors. 

A tontes ces oofertnres on aperccTait des signaux ; ici 
une main, là un pied, plus loin pieds et mains tout en- 
semble ; d'un autre oAté, c'étaient des attributs diaboli- 
ques, des tAtes, des langues et peu de cerreOes ; plus loin, 
une boutique tout entière : le rosaire de l^ine, le mou- 
choir de Tautre, le gant de celle-ci, le ruban tert de celle- 
là. D^une lucarne il partait quelques mots dits à la hâte: à 
r autre on toussait. 

L'été, les pauvres ca?aliers se rôtissent, se brunissent 
au soleil sans se plaindre, et c'est cho^ plaisante que de 
voir ces dames si blanches, si fk^ches et leurs adorateurs 
si rissolés '. L*hiver, nous ne manquons pas un flocon de 
neige, il n'est pas une pluie dont nous n'ayons notre pari; 

38 



298 DON PABLO 

et toat cela, au bout du compte, pour voir une femme à 
travers un grillage ou une vitre comme Tossement d*un 

saint ; autant vaut s*amouracher d*une grive en cage , 

• 

pourvu qu'elle parie, ou d*un portrait si elle ne parle pas. 
Les faveurs qu*on obtint de ces dames sont : un doigt 
qu*on ne parvient jamais à toucher, une chiquenaude 
qu'on ne peut jamais recevoir, un signe de tète derrière 
le grillage, des soupirs qui s'arrêtent aux embrasures des 
lucarnes, et des parole^ qu'on voit et qu'on ne peut en- 
tendre. Pour tant de bonheur, il faut supporter la colère 
de quelque vieille, les ordres d'une portière, ou les men- 
songes d'une tourière, et combien d'autres tribulations 
encore ! 

A tout cela je me soumis avec une patience extrême. Je 
connaissais tout le monde du couvent, et tout le monde 
me connaissait ; je disais madame à l'abbesse, mon père 
au vicaire, et frère au sacristain. Le temps et les choses 
peuvent conduire bien loin un homme désespéré ! Cepen- 
dant les nonnes qui m'appelaient sans cesse et les tourières 
qui m'éconduisaient toujours commencèrent à m'ennuyer. 
Je me mis à calculer toutes les souffrances que j'endurais, 
tout le mal que je me donnais ; tout ce que me coûtait, en 
un mot, un enfer que tant d'autres reçoivent gratis ; et 
fatigué de parler bas, de ne rien atteindre et de prendre 
chaque Jour sur mon front l'empreinte ^e toutes les 
grilles et de tous les grillages, Je ine sentis peu à peu 
complètement refroidi Il y avait, du reste, assez long- 
temps que j'étais à Tolède ; je priai donc ma nonne de me 
confier, pour une loterie, une provision de colifichets de 



DE SÉGOVIE. 290 

prix, des voiles, des bas de soie, des sachets d'ambre ; et 
■n'adjugeant , d'autorité privée , tous ces lots dont la 
valeur allait bien à cinquante écus, je pris le chemin de 
Séville où je comptais trouver plus d'espace pour courir 
l'aventure. Je vous laisse à penser, seigneurs, combien la 
nonne donna de regrets et de larmes, sinon è moi, du 
moins h ce que j'emportais. 



304 DON PABLO 

échappait bien peu. Je n'ose, seigneurs, vous faire le récit 
de mes tours d'adresse, le détail en serait trop long, et si 
je vous les disais tous, vous me prendriez pour un singe 
plutAt que pour un homme; je craindrais d'ailleurs d'être 
un faux frère, de divulguer des secrets qu'il est bon détenir 
cachés, et de professer des vices qu'il est bon de Aiir. Ce- 
pendant si je vous faisais connaître quelques-unes des 
ruses les plus usitées, je rendrais peut- être service à 
d'honnêtes ignorants ; ceux qui les connaîtront et qui se 
laisseront tromper n'auront plus le droit de se plaindre. 



Ici tous les dieux se regardèrent en souriant; les rôles chan- 
geaient ; le tribunal devenait un auditoire attentif et soumis; le prévenu 
devenait professeur; 11 ne lui manquait qu*une chaire à la place de son 
pliant, et une robe de bachelier au lieu de son costume mi-partie 
rouge et noir. Mercure, qui jusque-là s^était renfermé scrupuleusement 
dans ses attributions d'huissier, et qui, par excès d*exactitude, avait 
dormi plus d*une fois, redressa la tète, secoua les oreilles, toussa, cra- 
cha, se frotta les yeux et écouta. Il était bien aise, lui maître pipeur 
de dés et piqueur de cartes, de connaître quels progrès avait faits Part 
de tricherie depuis qu'il ne pratiquait plus. 



— Seigneurs, reprit Pablo, n'abandonnez jamais votre 
jeu de cartes, sinon on vous le changera tout en mou- 
chant la chandelle. 



DE SÉGOVIË. 505 

— Gardez pour vous les cartes dont les coins sont usés 
ou brunis — c'est à cela l]U'on reconnaît les as. 

— S'il y a parmi vous quelque aide d'office ou quelque 
marmiton, qu'il n'oul^lie pas que dans les cuisines et dans 
les écuries on pique les as avec une aiguille, ou bien on 
en plie les coins afin de les reconnaître. 

— Si vous Jouez avec d'honnêtes gens, gardez-vous des 
cartes imprimées, elles portent le péché avec elles ; l'im- 
pression traverse le papier, et on les reconnaît à l'envers 
aussi bien qu'à l'endroit. 

— Ne vous fiez pas aux cartes blanches, elles se salis- 
sent trop, et pour celui qui tient le jeu la moindre tache 
suffit. 

— Quand vous jouez au jeu d'écart, surveillez celui qui 
tient les cartes; s'il Tait des cornes aux figures, c'est comme 
s'il vous les faisait à vous-même, et votre argent n'est 
plus à vous. 

— Je ne vous en dirai pas plus long, seigneurs, ceci 
suffira pour vous prouver que vous devez agir de pru- 
dence ; soyez certain que le nombre des manigances que 
je vous cache est immense. 

Passons au langage maintenant. Donner la mort à quel- 
quun, signifie lui gagner son argent ; on appelle reflux un 
mauvais coup joué à un ami. Les simples d'esprit étant 
notre meilleure ressource, nous appelons doubles^ par op- 
position, ceux qui les racolent. Bianc est le synonyme de 

59 






806 BON l>ABLO 

l'homme sans malice, boD comme le pain; noir, la qualifi- 
cation de celui qui a «obUé la délicatesse. 

Je vécus de ce langage et de ces artifices jusqu'à Séville ; 
gagnant, avec l'argent de mes dupes, la loyer de mes 
mules, mon l(^s, ma nourriture, et l'argent d'autres 
dupes. A Séville, j'allai loger à rhAtellerie du Maure, où Je 
rencontrai un mien condisciple d'Alcala, qui s'était nom- 



mé Mata, mais qui, trouvant son nom peu sonore, se Tai- 
sait appeler Matorral. Il faisait commercé de viee, et était ' 



DE SÉGOVIE. 507 

marcliand de coup& de eouteau ', commerce dont il pa- 
raissait fort satisfait. Il en portait, du reste, la preuye sur 
son Yisage, il n*y manquait pas de cicatrices ; et il disait 
d^ordinaire qn*on juge du talent d*un maître d^armes, et 
de Thabileté d'un spadassin, aux balafres de sa figure '. 
Il m'engagea à aller dtner avec lui et d'autres camarades, 
et me promit de me ramener ensuite à mon hAtellerie. Il 
demeurait dans une auberge de Tun des faubourgs de la 
ville. 

— Allons, me dit-il quand nous fûmes arrivés, 6tez 
votre cape et montrez que vous êtes un homme; vous ver- 
rez ce soir tous les bons flls de Séville, et, afin quMk ne 
vous prennent pas pour une poule mouillée, abattez-moi 
ce col, courbez les épaules, la cape traînante — c'est ainsi 
que nous sommes toujours. — Défaites-vous de cette 
bouche qui fait la moue, prenez un air délibéré, des gestes 
à droite, des gestes à gauche, pariez gras : en Andalousie 
il faut avoir le Jargon des Andalous. Ma leçon faite, il me 
prêta une dague longue comme une épée et large comme 
un Goutdas. Buvez maintenant, ajouta-t-il, cette derai-me- 
suie de Yin pur '; si vous n'avex pas une pointe, vous 
n aurez pas Tair vaillant. 

J'étais encore tout étourdi de ce qu'il venait de dm faira 
boire, lorsque entrèrent quatre gaillards qui avaient pour 
visage des souliers de goutteux ^ ; ils marchaient eomme 
des balançoires, leurs capes drapées sur les reins, leurs 
chapeaux perchés sur le front, les ailes de deyant relevées 
en forme de diadème, dc^s dagues et des épées par paires, 



308 DON PA6L0 

la pointe du fourreau traînant sur le talon droit, les yeux 
fixes et flambants, les moustaches cirées et formant les 
cornes, les barbes h la turque et les cheveux do même. 

Ils firent en entrant un mouvement de la bouche d'un 
air do mauvaise humeur. 

— Seiteur, seur compère ' ! dirent-ils d'une voix maus- 
sade et brève. 

— Votre serviteur I répondit Matorral. 

Ils prirent place, et pour savoir qui J'étais, Tuo d*eux, 
sans dire un mot, regarda mon condisciple, ouvrit la 
bouche, allongea vers moi sa lèvre inférieure en clignant 
d*un œil et en me regardant. Mon mattre répondit à cette 
demande sur le même ton, en empoignant sa barbe et en 
regardant en bas. Après ce muet colloque, les quatre (ier- 
à-bras se levèrent d*un air Joyeux, m^ëmbrassèrent, me 
firent mille amitiés que Je leur rendis de mon mieux. 
L'heure dtt dtner étant venue, la table fUt dressée par 
quatre vagabonds tout déguenillés, et nous nous instal- 
lâmes. On servit d'abord les câpres ; puis, pour fêter ma 
bienvenue, mes hôtes burent à mon honneur comme Ja- 
mais mon honneur n'avait vu boire. Vinrent le'poisson, la 
viande, tout cela assaisonné de soif ^. Au milieu de la 
pièce était une auge pleine de vin devant laquelle se met- 
tait k genoux celui qui voulait faire raison. Aussi, après 
deux visites, pas un des convives ne put reconnaître les 
autres, sauf moi toutefois, qui m*absttns et ne bus que de 
petites gorgées. I^es tètes une fois montées, la conversa- 




DE SËGOVIE. 309 

tion alla bon train ; on causa métier tout à Taise, les ju- 
rons arri?èrent à la file, les santés Tarent portées par 
vingt ou trente. On Youa yingt coups de poignard à l'assis- 
tant de Séyille ^, on but à la mémoire de Domingo Tiznado 
et de Goya, on renversa du vin en quantité pour le repos 
de rame d'Escamilla ". Ceux qui avaient le vin triste ver- 
sèrent des larmes en souvenir de Tinfortuné Alonso Alva- 
rez. Tout cela dérangea les rouages de la tête de mon ami 
Blatorral qui se leva soudain, prit un pain des deux mains, 
regarda la lumière, et se mit à hurler plutôt quHl ne 
parla : 

— Sur ce pain qui nous vient de Dieu, Bt-il, sur cette 
lumière qui est sortie de la bouche de Tange, si vous vou- 
lez, enfants, nous irons cette nuit donner une leçon au re- 
cors qui a arrêté notre pauvre Alonso. 

Ils se levèrent tous en poussant une afTrcuse clameur, 
tirèrent leurs dagues, posèrent leurs mains sur les bords 
de Tauge au vin, et jurèrent solennellement. Puis se met- 
tant à genoux et buvant à Taugc. 

•— De même que nous buvons ce vin, s'écrfèrent-ils, de 
même nous boirons le sang de tout espion que notre 
vengeance atteindra ! 

— îQuel est, demandai-]e, cet Alonso Alvarez dont la 
mort cause tant de regrets? 

— Jeune homme, me répondit Tun d*eux, c'était un 
brave combattant, une main habile et un vaillant compa- 



310 DON PABLO 

gnoo. Allons, bâtons-noas, J*ai bâte de me trouTer Tace à 
face avec ces démons. » 

Nous sortîmes ensemble de la maison pour faire la 
cbasse aux recors*. 

Mes honorables commensaux étaient complètement ivres 
et marchaient avec une résolution digne d*une meilleure 
cause; j'avais plus de sang froid qu*eux, et je les suivais en 
hésitant, entrevoyant vaguement les risques que nous 
allions courir. Hatorral, le plus déterminé, marchait à 
Tavant-garde, flamberge au vent ; nos quatre assassins for- 
maient le corps de bataille, et moi, te plus prudent et le 
plus calme, j'étais à Tarrière-garde presque entièrement 
dégrisé par la gravité de Tenlreprise. 

Au détour de la rue de la Mar, Matorral se trouve nez à 
nez avec la ronde; il se replie sur le corps de bataille, qui 
n'était pas encore démasqué, et qui tout aussitôt dégaine 
et attaque. J'arrive, je mets Tépée à la main comme mes 
compagnons, mais, en tacticien habile, je juge plus pru- 
dent de rester en arrière pour former la réserve et pour 
couvrir, au besoin, les derrières des combattants. L'affaire 
s'engage chaudement, les fers se croisent, les deux partis 
se défient et s'insultent ; la réserve brûle du noble désir de 
se joindre au corps de bataille, mais elle a la conscience 
de sa mission, elle se tient à l'écart, l'arme basse, la barbe 
sur l'épaule, immobile et impassible comme un. seul 
homme. Enfin, deux corps d'archers sont débarrassés de 
leurs méchantes âmes. L'alguazil et le reste de la ronde 
battent en retraite en (lemnndnnt justice et en appelant à 



1>B SÉUOVIK. ÎM 

l'aide ; mes compagnons les suivent, et, de loin, J'entends 
le cliquetis du Ter et les cris .- Tue el Jfort! L'afTaire prenait 
une tournure grave, un engagement général devenait 
imminent, je liens conseil. 

Il me vient au souvenir que, lorsque j'étais à Tolède, 
rimaillant malgré Minerve, j'avais maintes Tois voulu imi- 
ter le célèbre poëte Horace ; je comprends que je ne sau- 
rais trop suivre en tout un aussi noble exemple , et , 
comme lui, à Philippes, je Jette mon épée, Je prends la 
fuite, et j'entraîne avec moi la réserve. 

Loin du champ de bataille, n'entendan! plus les cris et 
le tumulte, je m'arrête ; je me héte de réparer le désordre 
de mon costume et de reprendre les allures d'un cavalier 
de bon ton ; je relève mon col, Je drape mon manteau sur 
mes épaules, je redresse mon chapeau et Je m'achemine 
lentement vers l'IiAtelterie du Maure , renonçant pour 
jamais au spadassinage, et ne rêvant plus que l'amour et 
le jeu. 



CHAPITRE XXIV. 



Amour, pMiiMi, btnbeur, rSTe etrteliU. 



main, après une mût fort agitée, pen- 
luelleje révaj sans cesse qo'on m'ar- 
; revêtis mon costume le plus élégant, 
tant l'air dégagé d'un caralier à la 
ji visiter les rues témoins de notre 
nocturne. Sans foire la moindre 
en prêtant l'oreille avec soin aux 
conversations des gens du quartier, j'appris que mes com- 
pagnons, obligés de battre en retraite devant la supério- 
rité du nombre, s'étaient réfugiés dans 

où la justice ne pouvait les poursuivre. 



516 ^ DOIH PABLO 

qués> surveillés, sans permission d'en sortij|| omis ils 
avaient de bons amis, de bonnes amib« surtont, qi]Meur 
portaient des provisions fA les aiciaient à supporter les 
rigueurs du cloître. J'avoue que j'eusse préféré pour mes 
complices une mort honorable, les armes à la main ; elle 
m'eût sauvé, d'ailleurs, de dénonciations ultérieures et 
d'une bien redoutable accusation de complicité. J'en 
voulus à mon ami Matorral de me laisser dans un aussi 
cruel embarras, et je résolus de ne pas aller le visiter dans 
sa retraite. Je me savais faible, je, craignais de me laisser 
entraîner par lui et de ne plus pouvoir le quitter. 

N'ayant pris encore aucun parti sur la vie que je voulais 
mener à Séville, je continuai, ce jom^là e^ les jours sui- 
vants, à en parcourir tous les quartiers, apprenant les 
noms des rues et ceux des grands seigneurs qui en habi- 
taient les principaux hôtels ; ne sachant encore si je de- 
viendrais honnête homme ou fripon, si je ferais des dupes 
ou des amis. 

Un jour, en inspectant de la sorte l'une des rues de la 
ville, je m'étais arrêté devant une maison de fort belle 

* 

apparence, et, appuyé contre un mur voisin, j'en consi- 
dérais, d'un air distrait, les détails et l'architecture. Tout 
à coup je vis s'ouvrir une fenêtre de l'étage principal, et 
une jeune fille, d'une parfaite beauté, qui ne paraissait 
pas avoir plus de seize ans, vint s'appuyer sur le balcon. 

■s 

Pendant que je la contemplais, elle se retira, ferma la 
fenêtre et disparut. Fasciné par cette gracieuse apparition, 
Je restai longtemps à la même place, puis je continuai ma 



DE SÉGOVIK. 517 

promenade. Ce joaMà je rentrai de bonne heure et fort 
préoccupé. Quand le souper fut serTî, je me mis à table, 
mais il me fut impossible de manger; mes commensaux, qui 
étaient des cavaliers fort aimables et des officiers de milice, 
m'adressèrent la parole, et je ne sus que leur répondre. 
Après le repas ils me proposèrent de jouer et je reftisai ; 
enfla, je pris le parti de monter me coucher, et de toute 
la nuit, je ne pus dormir. 

Dès qu'il flt jour, je me rendis dans la rue où j'avais 
aperçu cette si belle personne, et me postai, pendant toute 
la matinée, à la place que j'avais occupée la veille; mais, ne 
pouvant l'apercevoir, je me décidai à aller aux informa- 
tions dans le voisinage. J'appris alors que cette maison 
appartenait à un riche marchand qui, depuis six mois, 
était allé aux Indes, et que cette beauté, qui était sa fille, 
était à Séville en compagnie de sa mère et d'un oncle, 
associé du marchand. On me dit qu'elle se nommait Ân- 
tonia et qu'elle était recherchée par plusieurs cavaliers de 
Séville, autant parce qu'elle était unique héritière d'une 
brillante fortune qu'à cause de sa remarquable beauté, 
A tous ces détails je me sentis perdu, je compris que mon 
amour était sans espérance aussi bien que sans guérison. 
Toutefois j'appris encore, par hasard, qu'il venait de 
mourir un serviteur de la maison qui était ordinairement 
chargé d'accompagner les dames] quand elles sortaient, et 
que l'oncle avait tout récemment congédié le sien. Cette 
double nouvelle me donna beaucoup à penser, et, comme 
l'amour éveille l'esprit et suggère bien des inventions, je 
rentrai en toute hAte chez moi, méditant un projet des plus 



348 DON PABLO 

extravagants, celui de m'Introdnire daoa la maison à Tune 
des places vacantes, et de faire prendre raotre à un homme 
dévoué qui pût me prêter assistance au besoin. 

Parmi les domestiques de Phôlellerieil y en avait un qvà 
me servait d^habitude et que J'affectionnais particulière* 
ment. Pedrillo était un garçon de Joyeuse humeur, hon- 
nête, actif et zélé. Dès que Je IVis rentré au logis. Je l'ap- 
pelai et montai dans ma chambre avec lui. 

— Pedrillo, lui dis-je, j'ai besoin de toi, de ton aide. 

— Je suis à vos ordres, seigneur. 

— Il me faut un homme discret et dévoué. 

— Seigneur, Je vous promets Tun et Tautre. 

— Je te prends à mon service et me charge de toi si tu 
me sers bien. 

— J'accepte avec reconnaissance^ seigneur ; parlez et 
ordonnez. Je suis prêt. 

Alors Je racontai à Pedrillo ma rencontre, mon amour 
subit, les informations que J'avais prises et mon projet de 
m'introduire avec lui, comme serviteur, dans la maison 
du seigneur Alvaro Mendez, le riche marchand. 

L'aventure était du goût de mon nouveau valet, il sauta 
de joie quand J'eus fini, ie lui donnai dix réaui d'argent 
en guise de denier à Dieu, et de suite. Je pris un costume 



DE SÉGOVlË. 5<9 

{lius convenable à ma future condition. Nous allâmes 
trouver un tailleur qui demeurait auprès de la maison du 
marchand, et nous lui promîmes vingt réaui s'il pouvait 
nous obtenir les deux places vacantes. Notre offre lui 
donna de l'adresse, et il fit si bien, que peu de jours après, 
il nous mena dans le logis et nous présenta à Fonde xl'An- 
tonia qui examina notre mine, nou& fit quelques ques- 
tions y et satisfait de notre tenue autant que de nos 
réponses, nous prit à son service pour entrer dès le len- 
demain. 

Pour la meilleure réussite de notre aventure, nous 
avions arrêté, Pedrillo et moi, que je porterais sous mon 
pourpoint pour en faire usage quand le moment en serait 
venu, un costume de chevalier de Tordre de Santiago. 
Nous passâmes la soirée dans les magasins des fripiers et 
nous vtnmes à bout d'y trouver le déguisement que nous 
cherchions. C'était une camisole de Milan, brodée d'argent 
et d'or, à laquelle étaient attachés les insignes de l'ordre : 
une coquille d'or et la croix couverte et échancrée. 

* 

Le lendemain, de bonne heure, nous fîmes notre entrée 
dans notre nouveau domicile; l'oncle nous reçut, nous 
donna nos instructions, et nous mit en possession du ser- 
vice auquel nous étions destinés. Afin de nous gagner Taf- 
feetion des autres serviteurs, Je leur fis, comme par bien- 
venue, quelques petites libéralités — libéralité est fille 
atnée de l'amour — et en peu de temps J'eus en eux les 
camarades les plus dévoués; le service de la maison était 
d'ailleurs des plus faciles, j'y mettais beaucoup de zèle et 



520 DON Ï^ABLO 

autant d'intelligence que si je n'eusse fait .autre chose de 
ma vie; de telle sorte, qu'au bout de quelques jours 
Toncle nie témoigna son contentenij^t ainsi qu'à Pedrjjflo, 
et nous déclara qu'il a^ait gr^pAi^p^conhaissance pour 
celui qui nous avait donnés à liiîï^t<^%iV 

Je ne négligeais, comme bien vous le pensez, seigneurs^ 
aucune occa^ÉP|| voir et de rencontrer Antonià. Quand 
elle appelait qmÉ|lie ^rviteur, j'étais toujours le prenâer 
à me présenter, et j'y mis lant d'atîectation, qu'elle finit par 
s'en apercevoir. Mes yeux non plus n'étaient pas inactifs, 
j'étais loin d'être Inhabile dains la scie^H^des oûUades 
ambureuses, et je n'avais point oublié en cela ra^ suivies 
du théâtre de Tolède ; aussi me surprenait-elle à tout mo^ 
ment les yeux fixés sur elle*. Ma passion, qui n'était que 
trop évidente, lui donna beaucoup à penser, et, quelques 
circonstances que je fis nattre à dessein la préoccupèrent 
encore bien davantage. Outre mes fréquentes libéralités 
qui, de la part d'un valet, ne paraissaient pas naturelles 
à mes camarades, j'avais quelquefois, dans mes rapports 
avec eux et comme par oubli, des éclairs de hauteur et 
de fierté ; ils avaient remarqué en outre que dans la fa- 
miliarité obligée qui existait entre moi et Pedrillo, il y 
avait de la part de celui-ci une hésitation marquée. Un 
jour même que nous étions seuls ou du moins que 
nous feignions de nous croire seuls, on s'était aperçu qu'il 
se tenait nu-téte devant moi, et qu'il avait relevé avec em- 
pressement un objet que j'avais laissé tomber. Tout cela 
donna lieu à de nombreux soupçons, on en chuchota à 
l'office, à la cuisine, en mon absence et en celle de Pe- 



DE SÉGOVIË. 524 

drillo, et je crus même remarquer que ceux avec lesquels 
j'avais affecté le plus de camaraderie n'osaient plus être 
aussi familiers avec moi. Du valet au mattre le chemin 
n*est pas long ; et bientôt il arriva aux oreilles d'Antonia, 
avec tous les commentaires d*usage, que j'étais un cava* 
lier déguisé, et Antonia ajouta : amoureux. 

Aussi mes services furent bientôt reçus avec un gra- 
cieux sourire, mes regards amoureux ne rencontrèrent 
point de regards courroucés ; Antonia prit intelligence de 
ma passion, ne s*offensa nullement de se voir aimée ; bien 
au contraire, la curiosité s'en mêla — c'est bien souvent 
par cette porte qu'entre l'amour chez les femmes — son 
imagination se donna beau jeu sur ma fortune et ma qua- 
lité ; et la découverte de la vérité sur mon compte devint 
bientôt sa pensée de tous les instants. Je fus entouré de 
surveillants ; toutes mes actions, toutes mes démarches 
furent épiées et interprétées ; on chercha à connaître les 
personnes que je fréquentais afin d'obtenir d'elles des ren- 
seignements. Je ne craignais rien de ce côté. Il n'est pas 
jusqu'à Pedrillo qui ne fût pris à partie par Antonia elle- 
même, mais il fit si bien l'innocent, il répondit si naïve- 
ment qu'il ne savait pas ce -qu'on voulait dire, qu'elle ne 
put rien apprendre de lui, si ce n'est que, bien que de 
condition servile, j'avais le cœur, le courage et l'honneur 
d'un noble cavalier. 

Quand Pedrillo m'eut rapporté l'interrogatoire qu'il 
avait subi, je jugeai que le moment était venu de frapper 
un coup plus décisif. Je courus m'enfermer avec lui dans 

44 



522 DON PABLO 

ma chambre, J'écrivis une lettre que Je méditais depuis 
longtemps, et à laquelle mon confident donna toute son 
approbation. Puis Je la pliai et je la scellai d*un cachet 
armorié. Cela disposé/ Je rompis le cadiet» Je froissai la 
lettre comme pour indiquer qu'elle avait été lue, et Je la 
plaçai négligemment à l'entrée de ma poche. Je descendis 
ensuite pour guetter un moment favorable à Fexécution de 
ma ruse. Je ne Tattendis pas longtemps. Au bout d*une 
heure ou deux, j*aperçus Antonia se promenant, seule, 
dans une galerie qui donnait sur le Jardin. J'entre dans la 
galerie sous un prétexte quelconque, Je la traverse sans 
dn*e mot; en passant près de ma maîtresse Je la salue, et 
en même temps Je tire mon mouchoir de ma poche ; ma 
lettre tombe. Je feins de ne pas m'en apercevoir, et Je 
sors. 

Antonia, restée seule, relève la lettre avec «mpresse- 
ment, la regarde en tous sens, en examine le cachet et 
pâlit d'émotion en lisant la suscription suivante : 

A DON Fernando Armindez de Mendoza , 
Chevalier de r ordre de Santiago. 

Puis elle la cache dans son sein, se retire en toute hâte, 
et va s'enfermer dans sa chambre pour la lire sans 
témoin. 

Voici ce que contenait cette lettre : 

« Vos adversaires font des recherches si actives, qu'il faut 



DE SÉGOVIË. 525 

user d'une prudence extrême ptoqr vous écrire ; ils sont 
puî£isaiits, ils ont de&i espions partout, ne m'accusez donc 
pas du long silence que j*ai gardé. Voici cependant une och 
casion sûre de laquelle je me l)âte de profiter. Rodrigo, le 
page du comte d'Ârangol, votre frère, ^'en va aux Indes et 
doit passer à Séville ; en lui remettant cette lettre, je lui 
donne un moyen de vous prouver son zèle et sa fidélité à 
votre service. 

« Je m'empresse de vous faire part que le roi, sollicité, 
tourmenté par tous nos amis, vous donne votre grâce à la 
condition que vous irez le servir six ans en Flandre. Cest 
une espèce d'exil, mais nous espérons que lorsque la colère 
de Sa Majesté sera calmée, il vous sera fait faveur entière. 
Nous comptons pour cela sur vos adversaires eux-mêmes. 
Jusque-là prenez patience, supportez avec courage la con- 
dition servile que vous avez choisie. Elle vous cache, et 
nul ne songera à vous poursuivre dans votre asile. Dieu 
vous tienne en sa garde. ^ 

« Don José Pimentel. 

De Valladolid, etc. 

Chaque ligne de cette lettre était un trait acéré qui pé- 
nétrait dans le cœur d' Antonia ; tous ses soupçons étaient 
justifiés^ tous ses rêves se réalisaient. L'homme qui l'ai- 
mait, qui s'était revêtu d'humbles vêtements pour arriver 
jusqu'à elle, était d'une haute naissance, portait un nom 
iUustre ; il avait obtenu, il obtiendrait encore la faveur du 
roi; le coup était porté et l'amour était mattre de la 
place. 



524 DON PABLO 

Antonia r^lia ma lettre avec soin, la cacha dans ses vê- 
tements et descendit dans la galerie. Je venais d*y rentrer. 
En l'apercevant je la saluai avec te même respect que de 
coutume, mais Tair de mon visage témoignait d'une 
grande préoccupation et d'une vive inquiétude. Antonia 
suivait tous mes mouvements, et, sans paraître m en aper- 
cevoir, je feignais de chercher ma lettre de tous cAtés. 

Enfin, n'y tenant plus, elle s'approcha de moi. 

— ^Qae cherchez-vous donc? me dit-elle. 

— Rien, madame, lui répondis-je avec hésitation, et en 
redoublant d'embarras. 

— Vous ne me dites pas la vérité, reprit-elle en insis- 
tant, vous êtes agité, vous paraissez inquiet ^Qu'avez- 

vous perdu? 

— Une chose de fort peu de valeur, madame, et qui ne 
mérite pas qu'on s'en occupe. Ce n'est qu'un papier sur 
lequel sont des vers d'un de mes amis. — Et, tout en par- 
lant de la sorte, mon air inquiet prouvait que ce papier 
avait plus d'importance que je ne voulais le dire. 

Antonia était fort émue, et sa main, cachée dans les 
plis de sa robe, y froissait avec agitation la lettre qu'elle 
venait de lire. En ce moment je me baisse presqu'à ses 
pieds pour regarder sous un meuble ; les boutons de mon 
pourpoint de dessus, à demi assujettis, en partie détachés, 
cèdent, mon pourpoint s'écarte et laisse à découvert les 
riches broderies de ma camisole de Milan ; Antonia s'en 



DE SÉGOVIE. 325 

aperçoit, pousse un cri de surprise, pendant qu'à genoux 
devant elle, je courbe la tète d'un air confus. 

— t Qu'est-ce que ceci ? s'écrie-t-elle. 



— Grâce, madame, grâce, je vous en conjure, et ne 
trahissez point votre esclave le plus soumis. 

— Vous ne pouvez plus dissimuler, seigneur don Fer- 
nando, reprend ma maîtresse en me tendant ma lettre 
avec une vive rougeur et un divin sourire; et bien loin 
d'être esclave, vous fltes de condition â dicter des lois par- 
tout où vousèles. 



526 DON PÂBLO 

— Grand Dieu, m'écriai-je en me relevant et en fer-* 
mant mon pourpoint. 

— Non, non, continue Antonio, cela est inutile, vous 
ne pouvez rester déguisé davantage, je sais maintenant 
qui vous êtes; vous avez trop d'éclat, don Fernando, pour 
demeurer si longtemps inconnu. Mais dans tout ceci il y a 
une énigme que Je ne puis comprendre, et j'en attends 
l'explication de votre loyauté. 

— Un seul mot, madame, suffit à cette énigme, et ce 
mot est l'expression d'une ardente passion. 

Un geste charmant m'empêcha d'en dire davantage. 
Ântonia voulut, avant tout, connaître le sujet de mon 
déguisement, mon récit était prêt, je le lui fis sans tarder. 

— « Vous saurez, madame, que je servais, plutôt par 
galanterie que par amour véritable, une dame de la cour 
à laquelle un des plus illustres cavaliers d'Espagne rendait 
en même temps que moi des soins assidus. Bien que ses 
mérites fussent incomparables, il ne put Jamais obtenir 
d'elle la plus petite faveur, et elle en était fort libérale 
pour moi qui étais loin de les mériter, puisque je ne l'ai- 
mais pas. Ce cavalier devint jaloux de moi et me vint trou- 
ver une nuit que je causais avec elle à une fenêtre de sa 
maison. 11 -m'attaqua sur le lieu même ; mais, bien que 
vaillant et accompagné de gens dévoués, il éprouva une 
vigoureuse résistance et resta sur le carreau. Sa mort 
effraya ses serviteurs, ils prirent la fuite et nous laissèrent 
mattres du champ de bataille, Pedrillo et moi. Or, ma- 



1 



DE SÉGOVIE. 527 

dame, je vous l*ai dit, c'était un seigneur de qualité, le 
roi raffeetionnait; sa famille est puissante, il me fallut en 
toute bâte éviter les poursuites de la justice, et je me 
sauvai à Séyille, déguisé. 

« Deux jours après notre arrivée, je me promenais dans 
les rues ; je passai devant votre maison, vous étiez à votre 
fenêtre et vous m*apparûtes comme une divinité du ciel. 
Dès ce moment, ma liberté me fut ravie, il me fut impos- 
sible de vivre bors de votre présence. C'est alors qu'inspiré 
par Tamour, je parvins à m'introduire cbez vous en qualité 
de serviteur, et si ma malbeureuse étoile ne me permet pas 
d'être trouvé ^î^n^ ^^ yo\x&, je con^dérerai néanmoins 
comme une. gloire d'avoir servi une aussi belle maîtresse. 
Maintenant, prononcez, madame ; mon dessein était d'at- 
tendre en ce logis et dans cet heureux servage que mes 
amis eussent apaisé le courroux du roi et qu'il me fût 
permis de vous déclarer mon nom et mes intentions ; mais 
puisque le ciel a devancé ce moment en vous découvrant 
qui je suis, je ne puis plus contenir mon amour, et je vous 
conjure, à genoux, de recevoir l'offre que je vous fais de 
mon cœur et de tout ce que je possède d'honneurs et de 
biens en ce monde. » 

En terminant ce discours je m'étais agenouillé de nou- 
veau devant Ântonia, et mon émotion n'était pas feinte, 
car j'éprouvais une véritable passion. Ma belle maîtresse 
m'écouta avec de telles démonstrations de tendresse, que 
j'avais presque regret de la tromper ainsi. 

— Seigneur don Fernando, me dit-elle, si vos senti- 



328 DON PABLO 

ments soot tels que vous les dépelgoei, je pais m'avoaer 
bien heureuse d'être honorée d'une recherche oomme la 
vôtre. Je vous laisse libre d*agir> et le consentement que 
je vous donne aujourd'hui, je vous le donnerai de nou- 
veau, et librement, le jour où vous aurez obtenu celui de 
ma mère. 

En parlant ainsi, elle m'abandonna sa main que je 
portai à mes lèvres; une vive rougeur anima ses joues, et 
elle me laissa encore plus épris et plus passionné. 

Antonia, en me quittant, courut chez sa mère et lui fit 
un récit fidèle de tout ce qui s'était passé; la mère fut si 
tran^rtée de joie, qu'elle se rendit aussitôt à l'apparte- 
ment de son beau-frère pour tenir conseil avec lui. Le 
soir même tous deux- vinrent me trouver dans ma cham- 
bre, me firent leurs offres de service et me témoignèrent 
leurs vifs regrets de n'avoir pas été assez clairvoyants 
pour deviner ma condition sous les vêtements qui la 
cachaient. 

Dès ce moment, le serviteur disparut, et don Fernando 
Armindez, déclaré l'hôte et l'ami de la maison, Uni traité 
comme il convenait à son rang, et logé dans une chambre 
magnifiquement meublée. J'insistai, toutefois, pour que 
mon nom fût encore un secret pour les amis et les parents 
auxquels on me fit connaître comme un simple gen- 
tilhomme d'Aragon. 

Pendant un mois, je reçus mille courtoisies de mes 



DE SÉGOVIË. 529 

hAtes, et d'ÂnIonia de douces et bonnétes faveurs. Mon 
violent amour pour elle m'avait grandi, m*avait ennobli 
le cœur et avait Jeté sur ma vie passée un voile qui, cha- 
que jour, me semblait plus épais et plus> impénétrable. 
Le respect que Je lui portais, mes attentions galantes, la 
sainte religion que Je proressais pour les lois de Fhospi- 
talité et qui m*aidait à combattre Timpatience et l'ar- 
deur de mon amour, augmentaient sa croyance en ma 
noblesse et en la haute origine que Je m'étais attribuée. 

Craignant qu'un malin esprit, qu'un regard de ma mau- 
vaise étoile, ne vinssent renverser tout l'édifice de ma 
fortune nouvelle, Je feignis enfin d'avoir reçu de la cour 
une lettre par laquelle on me mandait que le roi m'avait 
entièrement pardonné, qu'il me permettait de rentrer chez 
moi, et qu'il était nécessaire que Je me rendisse à Valla- 
dolid, où la cour résidait alors, pour remercier Sa Majesté. 
Cette nouvelle combla de Joie toute la famille, et Antonia 
surtout ne se sentait pas de bonheur. Je m'approchai 
alors de la mère, et avec une grande émotion, que J'é- 
prouvais véritablement, Je lui déclarai que Je ne pouvais 
mieux reconnaître tous les soins que J'en avais reçus 
qu'en contractant avec elle une alliance indissoluble, et 
je la conjurai de m'accorder en mariage la senora Anto- 
nia. L'excellente femme et son beau-fVère, engoués de 
moi, fascinés, ne rêvant depuis longtemps que cet 
heureux résultat, craignant que cette déclaration de ma 
part ne fût parole aventurée plutôt que le fruit d'une 
mûre délibération, s'empressèrent de méprendre au mot; 
et sans demander l'avis d'aucun des leurs, sans s'informer 

42 



550 bON 1>ABL0 l)K SÉGOVIK. 

plus amplement de mes biens et de ma personne, ils m'ac- 
Gordèronl 5 l'instant la main d'Antonia et voulurent Bxer 
BU surlendemain la cérémonie nuptiale. 

Qu'elle Tut heureuse cette dernière journée! que de 
riants projets l'occupèrent ! que de beaux raves embelli- 
rent ma dernière nuit I et combien mon fidèle Pcdrillo fut 
joyeun de mon bonheur ! — Avec quelle impatience J'at- 
tendis le Jour où Antonio allait être à moi ! Je ne vojais 
qu'clli! ; j'oubliais même, tant mon amour était ardent, 
l'immense fortune qu'elle allait me donner; J'oubliais 
aussi, tant J'étais aveu;^L\ ma méprisable condition. 



^ ^ 



CHAPITRE XXV. 

Dans l<;tiui.-l Publo raconte lii proiuenade U'ioDipbale iju'il fil de 

Scville i Ségovie. Od j- lira ce qu'on a vu au 

ceiumcncemcnt de ce livre. 



E matin de ce jour, qui devait être le plus 
heureux de ma vie, je sortis de bonne licure 
pour prendre quelques dispositions indispen- 
sables. Au détour d'une rue, Je me trouvai 
face à face avec mon ancien ami MalorraL 
;e rencontre produisit sur moi l'eiïet d'une 
arition de l'autre monde ; et, je ne sai& pour- 
ijememisa trembler de tous mes membres; 
en un instant, une sueur froide me parcourut le corps. 
Une chose qui me Trappa dès le premier moment, et que 
jo ne compris que trop bien plus tard, c'est que Hatorral 



.>5« DON PABLO 

avait change de costume, et, qu'au lieu de ses vêtements 
d*aventuricr de carrefour, il portait ceux d'un archer ou 
d'un recors — c'est tout un. 

— Enfin je vous retrouve, me dit-il avec un éclat de 
rire qui me glaça. Vive Dieu, Pablillo, mon ami, voici 
bien longtemps que je vous cherche ! 

— Merci, mon brave, lui répondis-je tout décontenancé, 
merci, je suis enchanté moi même de vous revoir. 

— ^N'est-ce pas? Ah î c'est que nous avons été séparés 
par une rude circonstance... 

— Silence I interrompisrje, le lieu est mal choisi pour 
parler de semblable chose. 

^ Qu'importe ! je suis vêtu d'un habit respectable, et 
je n'ai plus rien à craindre. Mais vous, ami Pablo, savez- 
vous que vous avez joué de bonheur, vous avez habile- 
ment quitté la partie au moment où elle n*était plus 
tenable, c'est fort bien. Seulement je vous ferai un petit 
reproche 

— Assez, lui dis^je, tout cela est passé et je désire n'en 
plus parler. 

— Si fait, par Dieu, on aime toujours à revenir sur le 
passé. Écoutez-moi, mon ami, vous avez eu tort de retirer 
si tôt votre épingle du jeu. L'affaire était grave, c'est 
vrai, nous avions peut-être été un peu loin ; mais ce n'est 
pas au moment où le danger augmente qu'on doit laisser 



DE SÉGOVIE. 335 

là SCS amis. Avec vous nous pouvions tenir tête au nombre 
et nous retirer avec les honneurs de la guerre ; sans vous 
nous avons eu la honte, et nous avons été obligés do fuir 

comme des lâches Or, ami Pablillo, le lâche cette 

nuit-là 

— Matorral ! 

— Par le chapelet de la Vierge ! le lâche, ce fut vous, je 
vous le dis en face, tout grand seigneur que vous paraissez 
être devenu, et d'autres vous le diront après moi. 

— 11 est d'un honnête homme, et non point d'un lâche, 
seigneur Matorral, d'éviter la compagnie des assassins. 
Brisons là, je vous prie ; peu m'importe votre opinion et 
celle de vos semblables. 

— ^\iÀ> vous pensez que cela peut se passer de la sorte ; 
vous croyez que vous aurez forcé de braves assassins, soit, 
c'est dit, à vivre douze jours dans une église ; que vous 
les aurez réduits à vendre leur liberté sans qu'ils cherchent 
à en tirer vengeance? Vous vous trompez, seigneur don 
Pablo, et je ne vous quitte plus. 

~* Quelle audace ! m'écriai-je. Puis, feignant de prendre 
la chose en plaisantant : — Ami Matorral, repris-je, je vois 
bien que vous voulez rire, vous êtes jaloux de ce qu'en me 
retirant de la bagarre, j'aie pris un meilleur chemin que 
vous; avouez que si, au lieu d'une église, vous aviez 
trouvé sur votre route quelque petite ruelle bien obscure 
et bien tortueuse, vous en eussiez à l'instant profité. Vous 
porteriez encore aujourd'hui la longue rapière, le col ra- 



530 DON PABLO 

battu et la cape sur les reins, au lieu de cette toilette qui 
me semble une énigme. 

— Une énigme dont vous ne saurez le mot que trop tAt, 
me dit Matorral d'un ton qui m'effraya, et ce mot yous Tera 
comprendre que Je ne veux point rire. Sachez donc, sei- 
gneur Pablo que nous n'avons obtenu notre liberté qu'à 
une condition, celle de faire connaître et de livrer T&uteur 
ou les auteurs du meurtre commis la nuit que vous savez 
bien ; et comme nous n'avons pas Jugé convenable de nous 
livrer nous*mèmes, il nous a semblé plus simple et surtout 
plus conforme à nos désirs de vengeance, de signaler un 
effronté coquin, nommé Pablo, naturel de Ségovie. 

— Jésus Maria ! murmurai-Je anéanti. 

— Et nous avons promis à la Justice de le lui livrer. On 
nous a enrôlés recors Jusqu'à l'entier accomplissement de 
notre promesse. Aussi cette rencontre me charme, ami 
Pablo, car J'ai hflte, comme vous venez de le dire, de re- 
prendre ma longue rapière, mon collet rabattu et ma cape 
sur les reins. 

— Voici une Joyeuse plaisanterie, maître Matorral, re- 
pris-Je en cherchant à rire ; Je la comprends, vous voulez 
avoir part à ma fortune nouvelle ; à quoi bon tant de dé- 
tours? parlez..., et je lui tendis la main garnie d'une 
poignée de ducats. 

— Non, non. Je ne plaisante pas, ceci ne me rendrait 
pas ma liberté, pas plus que mon honneur ; et il se mit à 
rire d'un air diabolique. Vous êtes accusé, Pablo mon 



DE SÉGOVIE. 557 

ami, et accusé par nous, vos complices^ ce qui est plus 
clair. Ma rapière, vous le pensez bien, n'ira pas dire, non 
plus que celle de mon frère Perico, où elle s'est fourrée ce 
soir-là. Le juge vous attend, et, de gré ou de force, nous 
vous mènerons à lui. 

Je reculai en portant la main sur mon épée. — Cest inu- 
tile, me dit Matorral en me saisissant le bras, nous savons 
ce dont elle est capable. 

Alors j'essayai de me débattre, je le menaçai d'appeler à 
mon aide; mais il poussa un léger cri, et au même instant 
quatre recors, dans lesquels je reconnus ses amis les spa- 
dassins, vinrent lui prêter main-forte ; ils m'enlevèrent 
malgré ma résistance, et me portèrent au juge. 

£ A quoi pouvaient servir mes larmes, mes prières, mes 
protestations, les preuves que je voulais donner de mon 
innocence? Le juge était persuadé, et depuis longtemps 
son opinion était faite ; le greffier était convaincu, et depuis 
un mois son procès* verbal était dressé ; j'étais seul, et les 
deux coupables étaient au nombre de mes accusateurs. 

Ce sera comme il vous plaira, l'ami, me dit le greffier, 
vous avouerez pu vous n'avouerez pas ; je pense toutefois 
que Teau tiède, le chevalet et les brodequins vous en feront 
dire de belles sur votre compte. Avouez ou n'avouez pa&, 
nous en savons assez. Vous avez volé à Alcala, volé à 
Madrid, escroqué à Tolède, tué à Séville ; il y a, dans tout 
eela, plus qu'il n'en faut pour vous faire pendre, et vous 
serez pendu. 

43 



338 DON PABLO 

En attendaut on me mit au cachot, et, toute la nuit, je 
pensai à mes rêves de la veille et à la triste réalité qui se 
préparait pour le lendemain ; je pensai à Antonia, à mon 
amour, à l'inquiétude où la mettait mon absence, à son 
désespoir si elle en apprenait la véritable cause, et je 
versai d'abondantes larmes, des larmes de sang. Alors je 
me mis à genoux, et pour la première fois de ma vie, 
j'adressai une prière à Dieu. Je le conjurai de ne pas 
permettre que cette noble fille sût jamais la fin ignomi- 
nieuse de l'homme qu'elle avait aimé; j'appelai sur moi 
seul toute la colère céleste, et je demandai que le juste 
châtiment du criminel n'entraînât pas la mort ou la honte 
de l'innocente. 

Quand on vint me chercher le lendemain pour la tor- 
ture, j'étais tout disposé ; peu m'importait de retrancher 
ou d'ajouter un crime à la liste du juge, je ne voulais plus 
que mourir. Je n'attendis pas la question, et j^avouai que 
j'avais pris part au meurtre des deux archers. Je fus con- 
damné, et le tribunal* me mettant au rang des grands cou- 
pables, ordonna que je serais conduit et publiquement 
promené dans toutes les villes que j'avais habitées, à To- 
lède, à Madrid, à Alcala, et enfin à Ségovie, où je serais 
pendu. En entendant cet arrêt inique et cruel, je songeai 
à mon oncle; j'ignorais s'il vivait encore, mais je me sou- 
vins que mon père avait été exécuté par lui ! ! ! 

Matorral et ses amis furent chargés de m'escorter pen- 
dant ce triste voyage. Le jour où je quittai Séville, on me 
promena par la ville avec tout l'appareil d'usage : je passai 



DE SÉGOVIE. 559 

dans la rue qu'habitait Àntonia ; de loin je Taperçus à son 
balcon, elle était pâle et paraissait avoir bien souffert. 
Quand elle vit venir le cortège qui me traînait, elle le 
parcourut du regard ; un instant elle me fixa, mon cœur 
cessa de battre, Je crus que j'allais mourir; mais elle ne 
me reconnut pas, et, pour éviter ce pénible spectacle, elle 
rentra chez elle et ferma sa fenêtre. Je levai les yeui au 
ciel et Je remerciai Dieu ; je Pavais revue et elle ne savait 
rien. 



Ici Pablo parut vivement ému ; il s*arrèta, cacba sa tète entre ses 
mains; puis faisant un effort sur lui-même , après un instant 6% 
silence, il continua d*un ton presque enjoué. 



On me fit parcourir, de Séville à Tolède, la route que 
j'avais suivie il y avait peu de temps, et partout je re- 
trouvai les dupes que j'avais faites. Â Tolède, je fus 
exposé et fouetté sur la petite place en avant du couvent 
des nonnes ; à Madrid, on me fit parcourir le quartier 
San Luis, les environs de San Felipe et la rue de TÂrenal; 
je vis à une fenêtre dona Ana et sa sœur, plus loin le che- 
valier et le commandeur de Santiago, plus loin encore 
Berengère, sa mère, le Portugais, le Catalan, le greffier 
leur voisin, le licencié Flechilla et mon cousin Blandones, 



340 DON PABLO 

geAlier de la prison. Le cul-de-Jatte, mon concurrent en 
mendicité, et Valcazar, le vieux pauvre mon mettre, mo 
reconnurent et me jetèrent des trognons de Truits. 

A Rejas, entre Madrid et Alcala, dous rencontrAmes sur 
la route un riche cavalier, se promenant à pied et suivi, 
aune assez grande distance, par un laquais qui conduisait 
en bride un superbe cheval aleian. Ce gentilhomme avait 
bonne mine, il était botté et éperonné, les chausses rele- 
vées, l'épée ceinte, le manteau rejeté sur l'épaule laissant 
apercevoir quelques parties d'un ccrilet de dentelle et le 
chapeau à larges bords ; il se rangea pour nous laisser 
passer, et Je reconnus mon ancien mentor, don Torribio 



Rodriguez de Ampuero y Jordan. Je ne pus retenir i 



DE SEGOVIE. 541 

cri de surprise, son nom s*échappa de mes lèvres, il ine- 
regarda, me reconnut, et en un instant nous fûmes dans 
les bras Tun de Tautre. Nous pûmes à peine échanger quel- 
ques mots, mes gardiens ne voulurent pas le permettre; 
mais du moins, à la vétusté de son manteau qui montrait 
la corde, au dérangement causé par notre embrassade 
dans rharmonie de son costume et qui me laissa voir 
d'immenses lacunes dans le collet de dentelle et de gros- 
sières reprises dans le pourpoint, je pus reconnaître que 
mon ami Torribio, Thidalgo d'industrie, n'avait pas 
changé de métier. 

Mon arrivée à Âicala Tut presque un triomphe. On s'y 
souvient encore, je vous Tai dit, seigneurs, de mes espiè- 
gleries et des mauvais tours que je jouais à tout ce qui 
avait boutique ouverte sur la voie publique ; les mar- 
chands de légumes, les épiciers, les confiseurs et les apo- 
thicaires, informés du passage du célèbre Pablillo, qu'on 
menait pendre, accoururent sur mon chemin et me firent 
une ovation semblable à celle que reçoit le saint sacre- 
ment à la procession du corpus Chrisit * ; il n'y avait de 
(fifTérence que dans la nature du projectile. Le seigneur 
corrégidor, auquelje fus présenté, daigna se souvenir que 
je m*étais moqué de lui et que j'avais volé les épées d'une 
ronde qu'il conduisait en personne ; il voulut bien me dire 
quMl avait prévu ce qui m'arrivait, et il descendit jusqu'à 
me citer le proverbe : no hay buen fin por mal camino, — 
« à mauvais chemin mauvaise fin ». Je ne pus même éviter, 
pendant ma traversée d'Alcala, le coup de pied de l'i^ne, 
et par surcroît de disgrAce, au lieu d'un âne il en vint 



342 DOiN PABLO 

deux : le Morisquc, notre ancien hâte, et Cypricnnc, la 
gouvernante de notre logis. Le Morisque me fit la nique 
et quelque autre geste de mépris, et Cyprienne ^ elle était 
bien vieille et bien cassée — s'agenouilla d'un air cafard, 
et récita une dizaine de son rosaire. J'eusse mieux aimé 
des iivjures. 

Après une nuit passée dans la maudite liAlellerie de 
Viveros, où don Diego, mon mattre, avait hébergé, bon 
gré mal gré, des sacripans, des filles de Joie, deux fripons 
d'étudiants et un curé, nous primes le chemin de Ségovie, 
où nous entrâmes sur le soir par la porte où, quelques 
années auparavant, venant recueillir mon héritage, J'avais 
aperçu les restes de mon père privés de sépulture. Un 
pareil sort m'était réservé Je poussai un cri de dou- 
leur et je fermai les yeux. 

A la prison, le gcAlier m*apprit que mon oncle vivait 
encore, qu'il était ivre du soir au matin, et que, bien qu'il 
eût pris un aide depuis quelque temps, il se garderait de 
laisser à un autre le soin de caresser les épaules de son 
neveu et de lui mettre sa dernière cravate. 

Je dois dire à la louange d'Alonso Ramplon, qu'aussitôt 
qu'il apprit Tarrivéc du seul membre qui restât de sa 
famille, il laissa là sa soupente, ses compagnons de dé- 
bauche et son ivresse commencée, pour venir me voir. On 
me l'annonça; je pensais qu'il allait se Jeter dans mes bras 
et pleurer avec moi sur mon malheur, d'autant que le 
bourreau avait le vin sensible; mais il n'en fut rien, 
Alonso me gardait rancune. Il daigna cependant me re- 



DE SÉGOVIL. 345 

connaître, mais ce fut pour .me reprocher la lettre que je 
lui avais laissée en le quittant. 

— A merveille, seigneur mon neveu, me dit-il, vous 
vouliez être le seul de votre race, mais vous aviez compté 
sans votre destinée, et votre destinée a dit que votre père 
et vous vous auriez même fin et même sépulture. Soyez 
tranquille, je suis là et je mettrai bon ordre à ce qu'il n*y 
ait point de différence entre vous deux. Je vous attendais, 
j'étais bien sûr que vous réclameriez un jour ce qui me 
reste de Théritage de votre père. Je vous ai gardé tout cela 
précieusement : le fouet qui lui a caressé les épaules et 
la corde qui Ta pendu ; cela vous revenait de droit ; à cha- 
que saint sa chandelle. Â demain, Pablo, mon neveu ; je 
me charge de vous et vous aurez mesure complète ; je 
serais désolé qu*on m^accusât de faire pour vous moins 
que pour un étranger; adieu et bonne nuit, il vous en 
cuit d'avoir été trop vite. — Qui veut être riche au bout 
de Tan, dans les six mois on le pend. ^ 

J'arrive en tremblant aux événements de ce jour que je 
croyais devoir être le dernier de ma vie. — ^Un valet de mon 
oncle vint me faire ma toilette, un moine vint me con- 
fesser, et je descendis dans la cour où je trouvai mon Ane 
sur lequel je montai, mon oncle, armé de son fouet de 
cuir, une respectable escorte, composée de mes assassins 
de Séville et de tous les recors de Ségovie, le greffier por- 
tant ma sentence, Talguazil portant sa baguette, et le 
crieur en disposition d'aboyer. 

Nous nous mimes en route, et mon oncle commença à 



5H DON PABLO 

opérer de manière à me prouver qu'il était de parole. - 
Nous parcourûmes lentement les principales rues de Sé- 
govic au milieu d'une foule nombreuse qui m'accablait 
d'injures et de projectiles. Les vieilles femmes avaient été 



les amies ou les rivales de ma mère ; les jeunes hommes 
étaient tous mes camarades, mes condisciples, et avaient 
été mes sujets te jour où je fus roi des coqs. 

Pendant tout ce temps, mon oncle frappait en chaotant 
un noel, et le crjeur criait. Nous passâmes de la sorte devant 



DE SÉGOVIE. 545 

la maison de mon père, devant l'école où j*avais souffert 
sous Ponce d*Âguirre, devant le lo^s du licencié Cabra 
et devant Fhôtel de don Diego, mon ancien ami et mon 
mattre, qui parut à sa fenêtre et joignit les mains en me 
voyant passer. 

Au bas de la potence le moine me flt un sermon et me 
montra le ciel ; je montai à Téchelle, mon oncle me suivit, 
et, pendant qu*assis sur la traverse je disposais la corde 
qui avait pendu mon père, il me fit, avec une certaine 
tendresse, ses derniers adieux et ses dernières recomman- 
dations. 

— Tu n*as pas voulu^ neveu, me dit-il, rester ici pour 
me succéder un jour; tu as eu tort; en bonne conscience, 
je suis vieux, ennuyé, mon temps est fait; il me serait 
presque égal que tu fusses à ma place et moi à la tienne. 
EnGn, ce qui doit être ne peut manquer : lo que ha de 
serno puede faltar. Bon courage! Adieu» Pablo, tiens-toi 
bien et meurs comme mourut ton père. 

Alors je me signai, j'adressai à Dieu, du fond du cœur, 
ma dernière prière, et je me repentis ; mon oncle me mit 
la main sur Tépaule en versant une larme, peut-être la 
première de sa vie, et 

Mais, au même instant, j'entendis un grand cri, un 
éclair brilla, un nuage passa sur mes yeux ; et sans (]uc je 
puisse dire comment tout cela s'est fait, je me suis tronvY; 
au bas de la potence, étourdi comme, l'homme qui se ré* 

AÂ 



^ 



5*li hON PABLO DK SÉf.OVlK. 

veille d'un r^vc pénible, et Je vis mon pauvre oncle au- 
dessus de ma Mte h la place que le devais occuper! 

Vous save2 tout, seigneurs. 



Ji 





l 



^ 



I 



ÉPILOGUE. 



, lit Jupiter tout préoccupé, nous 



ialua et se retira. 

' 'esl-ce que cela prouve? dit Bacchus 

ttant les yeux et en se détirant. — 
la gorge sèche d'avoir tiDl écouté, 
it Ganymède, ce Rarçon n'est jamais 
mieux Hébc. A boire! 
— Silence, cria Jupiter qui retomba tout aussil6t dans 

une profonde mcdilalion. I,e maître du tonnerre préparait 

le résumé de la rausc. 



550 DON PABLO 

— Cela prouve, dit Vénus, que ce pauvre Pablo a été 
plus étourdi que méchant, plus entraîné que vicieux ; il a 
la tête faible, mais le cœur bon. 

— Je t*y attendais, interrompit Mercure, en éclatant de 
rire ; voici venir, sans doute, un pendant à Thistoire de 
mattrePflris; dès le moment que ce petit vaurien s'est 
avisé de te trouver belle, ce ne peut être qu'un fort hon- 
nête garçon. A d'autres, chère amie, allez vendre ailleurs 
vos coquilles. 

Vénus devint toute rouge. Mercure allait continuer 
mais Mars toussa, et le messager des dieux jugea prudent 
de se taire. 

— Cela prouve, dit Vulcain, que l'enfance n'est pas 
assez surveillée et que la jeunesse est trop souvent aban- 
donnée à elle-même. Elle est comme l'airain chauffé à 
blanc, le moindre coup de marteau y laisse une trace 
inelTaçable. 

— Bravo I fit une voix. 

— Or, reprit Vulcain encouragé, les pères font leurs 
fredaines par ci , les mères prennent leurs ébat» par là, 

et ( ici le dieu Terme lui donna un coup de coude ) 

et et 

— i Et quoi ? cria Neptune ; achève donc I 

— Enfin, si Pablo eût été moins négligé dans sa jeu- 
nesse et surtout moins persécuté, il fftt resté bon sujet, 
mais il jura qu'il se vengerait un jour de toutes les tribu- 
lations dont il était victime, et la vengeance (Bravo! 

bravo ! ) 

— Est le plaisir des dieux, murmura Junon en rcgardaht 
(«anymède qui versait à boire à Bacchus. 



À 



DE SÉGOVIE. 551 

— Point du toul, Rt le Soleil, c*est i'amour^propre qui 
Fa perdu comme il perdit Narcisse, Icare et mon pauvre 
Phaéton. On a ri de ses premières espiègleries, on Ta mis 
au défi de mieux faire, on Ta excité, on Ta lancé, et une 
fois en bon chemin, il a couru jusqu*à la potence. Chacun 
là-bas, ici-bas veux-je dire, a son mauvais génie; celui de 
Pablo, c^est don Diego, son maître. 

— è Pourquoi? demanda Pluton. 

— Parce que don Diego a applaudi aux sottises de son 
valet, plutôt que de Ten châtier. 

— Alors pendez Diego, et n'en parlons plus; mais Ton- 
de Âlonso, j me direz-vous pourquoi 

— Ceci, dit Minerve, doit être une allégorie. 

— ;Etque signifierait cette allégorie? 

— Qu'en pendant un homme vous amusez la populace, 
vous faites gagner une vacation au bourreau, une haute 
paye aux alguazils, des rôles au greffier, une extinction de 
voix au crieur public; vous donnez une leçon aux gens qui 
n*en ont pas besoin, mais vous mettez le criminel hors 
d'état de la recevoir et de s'amender. 

— Alors, dit Argus, on pendra les oncles pour corriger 
les neveux. 

— Tu es un niais, répondit Pallas irritée. 

— Mais enfin, reprit Pluton, dites-moi pourquoi Alonso 
s'est trouvé à la place de Pablo ; il n'y a plus de sorciers 
que diable I nous ne sommes plus au temps des métamor- 
phoses, et tout escamotage a son explication naturelle. 
Nous étions si loin, que nous n'avons pas bien vu. 

— ^ Si on recommençait? demanda naïvement le Y\eu\ 
Silène. 



9 

552 DOiN PABLO 

Toute l*as8emblée partit d'an immense éclat de rire. 

Jupiter se réyeilia. 11 toussa, ouvrit et Terma les yeux, 
pria Mercure de réclamer le silence et prit la parole. 

Il fit une rapide analyse de Fbistoire de Pablo, depuis 
sa naissance jusqu*à la pendaison de son oncle ; il passa 
légèrement sur les détails oiseux* appuya sur les circon- 
stances dignes d'une appréciation morale ; semblable à 
ringénieur chargé d'exploiter une terre nouvelle, il planta 
çà et là des jalons pour indiquer la route que son audi- 
toire devait suivre avec lui; il tonna avec indignation, au 
sujet des hidalgos d'industrie, contre les travers, les fautes 

9 

et les crimes des humains ; sa voix, lorsqu'il arriva aux 
amours de la belle Antonia, prit un accent tendre et mé* 
lancolique ; il fit des vœux pour que l'avenir lui donnât 
autant de bonheur qu'elle avait excité dUntérét; il re- 
trouva, en un mot, de l'émotion, de la sensibilité, des 
larmes, et toute l'assemblée pleura comme lui. 

Enfin, reprenant toute sa fermeté et résumant la cause 
avec une grande netteté et une sagacité remarquable, il 
déclara Pablo coupable de bien des fredaines, mais inno- 
cent du meurtre des deux archers de Séville ; il émit l'avis 
que le jugement prononcé contre lui devait être cassé, et 
que Matorraletconsorts devaientétre appréhendés au corps 
et mis en cause ; enfin ^ ici redoubla l'attention de l'au- 
ditoire — quant à la pendaison d'Âlonso Ramplon, il 
avoua n'y rien comprendre, il hasarda l'opinion que ce 
pouvait bien être un caprice de la roue de la Fortune, et 
prononça qu'il n'y avait pas lieu à s'en occuper, le mal 
étant sans remède. 



DE SÉGOVIE. 3SS 

— ^Qu'estce que cela prouve ? Bt Bacchiu quand le 
tumulte fût calmé. A boire, mon vieux Silène, à boiret 
J'ai mal à la gorge de Jupiter. 

— ^Ët ma roue ? demanda ia Fortune ; si vous ia laissez 
faire des siennes sur terre, elle aura bientôt tout ren- 
versé. îQue décidez-vous? continuerons-nous comme par 
le passé, ou bien me démettez-vous de mes fonctions? 
Vous m'avez demandé une heure d'épreuve ; dans quel- 
ques minutes cette lieure aura sonné- 

— i'ai reconnu, prononça Jupin, que les choses sout 
conune elles doivent être, Je te rends ma confiance, fais à 
ta guise ; reprends ta roue, et qu'il n'en soit plus question ; 
nous verrons une autre fois. En voilà assez pour aiijour- 
d'hui, messeigneurs et mesdames, Je ne tous retiens 
plus. 

A ces mots l'illustre assemblée se sépara, chacun re- 
tourna à son poste; le Soleil h son char, Vulcain k son 
enclume, Vénus à son miroir, et Bacchus k son tonneau. 
Quelques instants après, le plus profond silence régnait 
dans la maison, tout à l'heure si bruyante, de la rue 
déserte de Ségovie ; il n'y resta qu'une odeur de musc et 
de nectar. 



CONCLUS(ON. 



i avoDs copié ce qui Buit dans un ancien 
nuscrit espagnol, qu'on conserve reli- 
usement dans les archives de l'église San 
Iro de Teruel (province d'Aragon). 

I sli^lîer éTOnement fut, pendant long- 
le sujet de toutes les conversations dans 

> de Ségovie. Un grand coupable, con- 
damné è mort, avait été conduit à la potence avec le 
cérémonial accoutumé ; une circonstance peu commune 
avait porté au comble la curiosité publique : le con- 
damné était neveu dubourreau, et celui-ci avait voulu 



55« DUPi PABLU Dt: SÉIïOVIE. 

procéder lui-tnAigM|il'exécuUuD..jVu momeot où le bour- 
reau se dUposait 'amasser la corde au cou du patient, 
un violent orage éclata Eur la ville, et lajÉwrit un 
instant d'une obscunlé presque complète ; la ftqfpi éclata, 
la potence fU ébranlée, le' oÉlidamaé renversé au pied de 
réchafaud. et le bourreau, qui était un peu pris de vin 
(e6rîo], s'entortilla dans la corde en cherchant à se retenir, 
et se pendit. 

« Cet événement fut considéré comme une maniresta- 
tlon de la volonté céleste ; on revit la cause du condamné ; 
on reconnut qu'il était innocent du principal crime qui 
lui était imputé, et la justice loi donna, avec sa grâce> 
l'héritage de son oncle. 

• On raconte que cette sévère commutation de peine 
fit sur le coupable une profonde impression ; il s'amenda 
et vécut en honnête homme. Hais de grands chagrins et 
l'ignominie de son métier altérèrent bientAt sa santé, et il 
mourut après une année d'exercice. Il eût été r^retté, 
s'il n'eût été le bourreau. 



' Page 3. -* L'idée prindpalc de ce prologue appartiem ii 
QaeTedo; les douze premières pages sont la traduction presque 
littérale de l'introduction d'une Fantaisie morale de cet écrivain, 
intitulée la Fortujtacon leso 6 la kora de fodo»; les deux pages 
suivantes sont le résumé de tout ce curieux opuscule ; nous ne 
réclamons, comme nous appartenant, que l'incident qui amène 
en présence du lecteur le héros de ce livre. 

Il nous serait facile, sans doute, de donner de belles raisons 
sur les motifs qui nous ont porté à mettre ce prologue en tète du 
Gran Tbcafio. Nous nous contenterons de dire qu'il nous fallait 
une introduction, et que nous l'avons trouvée là toute faite et 
digne, par son extrême originalité, de précéder l'originale his- 
toire de Pablo, Ceci donnera peut-être ï ce livre l'apparence 
d'un pastiche ; Dieu veuille qu'il ne soit pas traité de rapsodie. 

Le texte de noire prologue abonde en pensées aussi plaisantes 
qu'imprévues ; nous avons été obligé, pour les conserver dans 
notre traduction, de recourir it des expressions peu aecoutnméo;! 



¥»f^^ . T'est une l»Jf<>*«"^ 

-^'* .«le regard pl«» <«« 

• T^ïiîseulemeot «« ^Z,,.. de Bac- 



r" u w«> * -Am<' mot peu* »""•' -, .. ^=4 de treBro»»'— 
f^^- ^ ^-^ ^ ««^ti de donner, «a»»» 
'^**«*'*"f«:.s ^'«on» Pri» pooî »*«** ^on pour ettf*: 

Ji <S'J^ *« "«"» "^"^ f Te^ale in«Bité, dérWé du 
i«^= rtoocr, vieux verbe P'««^"' .„, qtfau parucpe 



NOTES. 561 

français 11 eût fallu dire rempli, encombré, inondé. Ces mots, sans 
doute, ont nne signification bien étendue, mais ils sont usés; 
Tesprit ii*est familiarisé avec les images qu'ils représentent, et ne 
les cherche plus ; il faudrait nécessairement une expression nou- 
velle pour traduire un mot nouveau. 

^ Page 6. — a N'est-ce pas un mauvais usage de placer le point 
a d'interrogation à la fin de la phrase ? Il faudrait au moins qu'il 
« y en ait un autre au commencement ; car le lecteur ne le dé> 
c( couvre que lorsqu'il a déjà mal prononcé, ce qui l'oblige sou- 
« vent de recommencer sa phrase. » 

Le sens de cette note nous porte à croire qu'en l'écrivant, 
Franklin ignorait que la ponctuation qu'il demande est admise 
par les Espagnols. Ils placent toujours un peint d'interrogation, 
en le renversant pour le distinguer du point final ^, au commen> 
cernent de la phrase ou de la partie de phrase inlerrogative. Ce 
point ainsi placé avertit le lecteur et le prépare à donner à sa voix 
le ton convenable. Il nous semble plus utile ot plus important que 
ie point d'interrogation final. Nous avons adopté ce mode dans ce 
volume, bien que l'Académie française ne se soit pas encore 
prononcée sur son opportunité. Nous n'avons nullement la pré- 
tention de faire école et de trouver des imitateurs ; ce n'est ici 
qu'une affaire de caprice ou de convenance personnelle. 

• Page 8. — Ckîtte longue liste des caprices de dame Fortune est, 
ainsi que nous l'avons dit dans notre première note, le résumé de 
la Fortuna con seso. Tout cela est décrit dans cent quatre-vingts 
pages au milieu des rapprochements les plus singuliers, des pen- 
sées les plus philosophiques, d'applications morales et politiques 
d'une haute importance, et d'expressions originales dont Quevedo 
a seul le secret. Une semblable idée est féconde en incidents, et 
nous sommes étonnés qu'aucun de nos écrivains modernes n'ait 
songé à en tirer parti. Il est vrai qu'il faudrait bien du courage et 
de la persévérance pour traduire laForluna con seso. Ici du reste 
s'arrêtent les emprunts que nous avons faits à Foriginal. L'épi- 
sode qui suit nous appartient; il est réellement le prologue et 
rintroduction de l'histoire de don Pablo. 

* Page 40. — Nous remettons à une note du corps de l'ouvrage 
quelques détails sur le cérémonial accoutumé des exécutions en 
Espagne. 

40 



562 NOTES. 

10 p^g(» |re — Mercure, en dieu bien appris, ne peut donoer le 
Dùn à un aventurier, à un homme d'aussi basse extraction que 
Pablo, et surtout à un condamné à mort. 

CHAPITRE I. 

' Page 19. — Il y a dans Toriginal : era hcmbre de buena eepa : 
on dit en français en pareil cas, « c'était un homme de bonne 
souche » ; Texpression espagnole est plus précise et prèle davan- 
tage au jeu de mots que nous avons conservé : « C'était un homme 
d'un bon cep, dit le texte, et selon ce qu'il buvait c'était facile à 
croire. » 

* Page 90. —T Pablo affecte un air innocent qu'on lui retrouvera 
plusieurs fois, et dont le succès serait complet s'il avait affaire à 
un auditoire plus crédule. Il importe d'expliquer que tout ce qu'il 
vient de raconter de la promenade triomphale de son père n'est 
rien autre chose que l'appareil du supplice. 

L'âne était la grande utilité, la base de la pénalité espagnole, 
il était le guide et le soutien obligé des coupables condamnés au 
fouet, à l'emplumage, à la potence ; voleurs, escrocs, assassins ou 
gens de mauvaise vie. Nous n'avons rien à dire quant à la potence; 
plus tard nous expliquerons la peine de Feraplumage; un mot seu- 
lement sur celle du fouet. Le condamné, hissé sur son âne et nu 
jusqu'à la ceinture, était promené par les principales rues de la 
ville i un alguazil ouvrait la marche du cortège ; des recors for- 
maient la haie; en avant du patient marchait un crieur public qui, 
d'instants en instants, proclamait à haute voix la faute et le châti> 
ment; et en arrière, armé d'un fouet en lanières de cuir, venait le 
bourreau. 

Le tribunal ûxait rarement la quantité ou la qualité des coups 
à recevoir ; c'était un compte qu'il laissait k débattre entre le 
coupable et l'exécuteur. Au patient le plus pauvre ou le plus 
avare, l'àne le plus lent, le fouet le mieux fourni marquant sans 
relâche, sur ses épaules, les temps forts de quelque seguidille 
chantonnée par le bourreau, allegro vivaee. Pour un ducat, deux 
ducats, quatre, six ducats, et selon le chiffre, un âne plus jeune, 
un fouet plus maigre et une chanson variant de VaUegreUo k Van- 
dantino, â Vandante ou au largo. Le métier de bourreau, comme 
on le voit, ne laissait pas que d'être fort lucratif. 



NOTES. 565 

Le passage qui a donné lieu à cette noie n'appartient pas, du 
reste, littéralement à Quevedo, il y a dans Toriginal un jeu de 
mots que nous n'avons pu traduire, et qui nous a forcé de décrire 
en d'autres termes les rigueurs que le barbier eut à supporter de 
la part de dame Justice. Pablo raconte que lorsque son père fut 
relâché, il fut ramené chez lui par un cortège de deuiL cents cardi- 
naux qui n'étaient pas des monseigneurs. Le mot espagnol car- 
denal signifie à la fois cardinal et cette meurtrissure rouge pro- 
duite par un coup dct fouet. On peut comprendre maintenant la 
nature de Taccompagnement de Clémente Pablo. 

Nous avons renfermé entre deux parenthèses , ici et dans le 
courant de ce volume, les passages que nous avons dû imiter 
pour ne pas laisser de lacune dans le récit. 

' Page 20. — Cette abondance de noms sonores est une criti- 
que à radresse des gens du peuple qui ont toujours eu la manie 
des noms et des origines illustres. 

* Page 21 . — Le vêtement de plumes ou Femplumage était un 
châtiment réservé aux gens de mauvaises moeurs et à ceux accu- 
sés de sorcellerie. L'âne remplissait son rôle accoutumé; les 
condamnés étaient nus jusqu'à la ceinture, enduits de miel et 
saupoudrés de plumes. Comme le fouet du bourreau eût dérangé 
l'harmonie de cet élégant costume, on permettait à la populace 
de faire provision de fruits, de trognons de légumes et d'en 
encenser le triomphateur. 

Lorsqu'on promenait deux condamnés à la fois, du les plaçait 
l'un à la suite de l'autre, sur deux ânes, et tous deux se regardant ; 
c'est-à-dire que le patient qui marchait le premier était placé 
à reculons et la face tournée vers la queue de sa monture. 

^ Page 21. — Nous empruntons la définition suivante à un 
spintue) traité de M. Creuzé de Losser sur VOdéide, genre de 
poème qu'il nomme VÀlgèbre de la poésie. Pour appliquer cette 
définition au sujet qui nous occupe, nous n'avons fait qu'un léger 
changement, amour pour poésie ; ce n'est que la substitution d'un 
synonyme à un autre. 

« L'algèbre de « l'amour » ramène aux formules les plus 
simples, aux résultats les plus positifs, tout ce qu'une donnée 
offre de vraiment beau ou de vraiment heureux. Et si ce mot 
d'algèbre, à l'occasion «d'amour, » étonnait quelques personnes> 



$64 ?^OTES. 

je les prierais de remarquer que, par ses aperçus vastes, ses 
hardiesses si aventureuses, ses poursuites de Vinconnu, ses sup* 
positions qui amènent k la vérité, Talgèbre étant la perfection 
des mathématiques doit être Texpression de la perfection a en 
amour comme » en poésie. 

Suivant un vocabulaire ajouté à Tédition espagnole d'Anvers 
(1757), « pour rintelligenee de certaines expressions de Que- 
vedo, » Texpression algébrirte d'amour signifie « savant dans 
Part d'assouvir les passions déréglées, cpmme les a]gd[)ristes 
savent, à force de calculs, résoudre les problèmes. » 

^ Page 21 . — Vivir eon ia btarba fo6re el hombro. Nous avons 
traduit barba^ par barbe, comme tout le monde le traduirait, bien 
que ce ne soit pas Tintention précise de Foriginal. Les Espagnols 
prennent ici la partie pour le tout» et barba s'entend de toute la 
partie inférieure du visage et non pas seulement de racçessoire. 
Quels que soient Tâge et le sexe, on dit 6ar6a pour menton. Nous 
devrions donc mettre ici : vivre le menton sur l' épaule ;ïèous avons 
mieux aimé traduire mot pour mot, suivant le sens évident, afin d'ac- 
croître, sMl est possible, l'extrême originalité de cette expression. 
C'est, du reste, le précepte de l'homme prudent, c'est l'emblème le 
plus exact de la vigilance, et il manque à Argus , le surveillant 
de l'Olympe, d'être représenté la barbe sur l'épaule. Il ne suffit 
pas à l'homme prudent d'avoir, selon l'expression française , 
tœil et Vareille au guet, il faut encore, comme l'indique le mot 
espagnol, que son attention se porte souvent sur ce qui se passe 
derrière lui, que sa barbe, en un mot, ne quitte pas l^ne ou 
Fautre épaule. 

Ces deux manières d'exprimer une même idée nous semblent 
définir parfaitement, chacune, le caractère du peuple auquel elle 
appartient. VM et l'oreille au guet a quelque chose de léger, 
de frivole, de bavard, et fait pressentir une surveillance qui se 
trouvera quelquefois en défaut. Vivre la barbe sur l'épaule pré- 
sente une idée grave, posée, sérieuse, et indique une attention 
de tous les instants. 

Ce mot, du reste, n'est pas de Quevedo, il appartient trop au 
caractère du peuple espagnol pour n'être pas l'un des plus an- 
ciens de la langue vulgaire. Nous le retrouvons employé d'une 
manière assez plaisante dans la strophe suivante d'un poème du 
quinsièmc siècle sur la vie de Jésus-Christ : 




i^j^ 



NOTES. 565 

Con lemor de la Uiildatl 
Del vicio qu'aquà na nombre 
En tal flaqua humanidad 
Siempre la virginidad 
Este la barba en el hombro; 
Cà las que qaieren guardar se 
De soriar tan limpio nombre 
Ansi deven encerrarse 
Cnando vieren algun ombre. 

« Qoe la crainte d'an vice qu'ici je ne nomme pas, porte toigours la virginité à 
« vivre la barbe sur l'épaule, ete. 

Le poème d'où cette strophe est extraite fait partie d'un recueil 
manuscrit de la bibliothèque royale (in-4o, n. 8165, divers ou- 
vrages) ; il porte le titre suivant : 

Vila Chrisli trobadapar FrayU Enyeguo Uopez de Mendoza, 
ffrayle menor de la observanza, a pedimiento de duenya Joana 
de Cartagena^ madré suya. 

' Page 25.—* L'âne, c'est-à-dire la condamnation, le fouet et 
les autres appareils du châtiment. 

CHAPITRE II. 

' Page 28. — On a pu juger, par la franchise avec laquelle 
Pablo a fait le portrait de sa mère, que Texcellente femme n'était 
pas le parangon de toutes les vertus ; elle avait eu quelquefois 
maille à partir avec la justice, et nous croyons que Pablo n'a pas 
dit toute la vérité en racontant qu'elle avait failli avoir le vête- 
ment de plumes. Il nous est revenu que, pour ne pas causer de 
jalousies, la justice voulant un jour lui rendre les mêmes hon- 
neurs qu*à Clémente Pablo, le barbier, son époux, la promena 
en grande cérémonie par la ville. L'âne, le crieur public, le 
miel, le duvet étaient de la partie ; et de plus, la senora Aldonza 
de Rebollo était coiffée d'un bonnet en papier blanc, de forme 
conique, nommé eoroxa^ assez semblable à une mitre, auquel 
bonnet les pauvres patients devaient d'ordinaire le surnom 
d'évêque ou d'évéquesse. La populace, qui est toujours pour le 
plus fort contre le plus faible, fut déchainée contre elle et sema 
son chemin d'oranges et de citrons gâtés, d'épiuchures et de 
trognons de légumes dont quelques-uns Tatleignirent. 

Ce que nous confions ici à nos lecteurs, Pablo n'en ignorait 



566 NOTLS. 

rien puisqu^un jour, soulenaiU une bataille contre des fruitières» 
qui l'assaillaient de semblables projectiles, il leur demanda 
effrontéraent si elles le prenaient pour Aldonza de Rebollo. 

' Page 28. — Voici encore un raot plein d'originalité ; ronger 
le$ talons à quelqu'un, c'est détruire, petit à petit, sa réputation 
et la miner lentement par la base; c'est le diffamer quand il a le 
dos tourné, médire de lui en arrière. 

« Regarde, dit quelque part Quevedo (El mundo par dedeniro)^ 
regarde ce courtisan, acolyte éternel des gens heureux; ikmis 
l'avons vu, en public, mendiant les regards du ministre, renché- 
rissant sur les courbettes de ses rivaux au point qu'il frottait son 
menton sur la terre. Il marchait toujours la tête basse comme 
un homme qui reçoit des bénédictions, il répondait oméit, à 
haute voix et avant tous les autres, à tout ce que disait le patron. 
Maintenant l'influence du ministre diminue et notre homme lui 
ronge les talons au point qu'on lui voit les os ; ses flatteries de 
l'autre jour, ses adulations, ses cllineries ont fait place aux 
railleries, aux propos infimes, à la diffamation; il ronge, il 
ronge. » 

' Page 29. — H y a dans le texte : rogue la que me dijese si me 
hMa eoneebido a eseote entre muekos. 

Il ne manque pas d'expressions françaises pour rendre celle 
iiaive question de Pablo à sa mère ; littéralement il lui demande 
sit lorsqu'elle le conçut, plusieurs y apportèrent leur écot. Nous 
avions le choix entre ki « société anonyme » et la « société en 
commandite d ; nous pouvions lui faire demander s'il y avait eu 
cotisation pour le mettre au monde, s'il était l'enfaot d'un parti 
ou s'il était fils de famille : nous avons craint d'être trop précis 
et nous avons préféré le pique^ilque. 

Notre intention, en traduisant ce livre, a été d'en supprimer 
tout ce qui ne ipeui pas être hi par tout le monde ; nous avonons 
qu'il nous eût lïeaucoup coûté d'enlever l'expression qui fait le 
sujet de cette note ; elle arrive dans des circonstances trop plai> 
santés pour n'être pas conservée. 

* Page 30. — Le jeu du taureau est un jeu semblable au cheval 
fondu ou au saut de mouton. 

* Page 51 . — Ceci esi un «mcien asaçe des écoliers espagnols ; 



NOTES. 567 

le chef élu par eux portait le nom de roi des coqs, à cause des 
panaches qui ornaient sa léte. 

• Page 32. — Il se fait encore en Espagne, le vendredi saint, 
dans quelques villes, une magnifique procession où sont représen- 
tés tous les personnages et toutes les scènes de la Passion. C'est 
un souvenir des mystères du moyen âge. 

7 Page 34. •— DON TORRiBio. Je ne puis déchiffrer ce billet 
parce que je ne sais pas lire récriture à Ja main et qu'il me 
faudra bien deux ans pour rapprendre. 

DON ALONso. i Votrc ignorauce peut-elle arriver à ce point? 

DON TORRIBIO. Yoyez-moi un peu le grand mal 1 ^ Combien 
de gens qui ne savent pas lire et qui saveut tout le reste ? 
(Gardez-vous de Veau quidùri, -— Comédie de Calderon.) 

CHAPITRE III. 

' Page 58. — La plupart des boutiques de Madrid, au temps 
de Quevedo, et il n'y a pas encore longues années, étaient dans 
des salles basses éclairées par de petites lucarnes presque au 
niveau du sol. 

' Page 40. — Nous avons dit que le Chran TttcaHo avait servi 
de modèle pour la plupart des ouvrages de la même famille 
publiés en Espagne, et que les auteurs' de Gusman d'Alfarache, 
d'Estevanille Gonzales, de Marcos Obregon — donnée première 
du Gil Bios de Le Sage *— lui avaient emprunté plus d'une idée 
plaisante ; nous renvoyons nos lecteurs, pour preuve, au troi- 
sième chapitre d'Estevanille Gonzales; le pensionnat du docteur 
Canîzarès n'est qu'une faible copie de celui du licencié Cabra. 

^ Page 41 . — Nos précédents traducteurs, la Geneste, Raclots 
et l'anonyme de la Haye, ont négligé de rendre littéralement 
l'expression mise ici par l'auteur; ils ont tous trouvé cinq ou six 
mots pour ce seul mot. Notre respect pour les intentions de 
Quevedo, notre désir de ne reculer devant aucune des énigmes 
qu'il présente à ses interprèles, nous font un devoir d'agir autre* 
ment que nos aînés. 

Quevedo a mis degcomulgadù», nous mettons comme lui eœ- 
communies, oe mot est plein de hardiesse, il est gros d'inter- 



568 NOTES. 

préuiions. Les commentaires ne manqueront pas, Yoîci le 
uôlre. 

Le sens premier du mot excommunication est l'interdiction 
des biens spirituels de TËglise ou de la communion à la sainte 
table, c'est Texcommunicalion mineure. Le sens le plus étendu- 
excommunication majeure -* est la défense de toute relation 
avec les fidèles : le coupable frappé de celle dernière peine par 
la censure de TÉglise ne devait obtenir de personne ni un regard, 
ni une parole, ni une place au feu ou à la table ; il était littérale- 
ment condamné h mourir de faim. Nous laisserons à nos lectears 
le soin de décider si Texcoramunication lancée par Cabra, contre 
les entrailles de ses convives, était une excommunication majeure 
ou mineure. 

^ Page 45. — Il y a dans le texte : un poeo dei nombre âei maes- 
tro y cabra axada, un peu de quelque chose ayant le nom du 
maître, de la chèvre rôtie. C'est un jeu de mots sur Cabra qui 
veut dire chèvre. 

^ Page 45. — Nous nous sommes arrêté là pour ne pas tomber 
dans un excès d'exagérations qui ne va plus au goût de notre 
époque. Ce que nous venons de traduire suffit, ce nous semble, 
comme témoignage rendu à Timagination joyeuse et fertile de 
Quevedo. Elle avait le défaut commun à toutes les imaginations 
ardentes, de ne pouvoir s'arrêter dès qu'elle avait pris du champ. 
Ici elle se donne beau jeu, et nos lecteurs nous sauront gré de 
leur Hûre gr4ce d'une multitude de pauvres diables affectés d'eoge* 
lurcs ou d'autres maladies dévorantes, el qui les apportaient cbex 
Cabra pour les faire mourir de faim. Nous nous croyons le droit 
de critiquer cette trop grande dépense d'images hors nature, et 
de penser que si Quevedo vivait de notre temps il en mettrait 
moins encore que nous n'en traduisons. Nous publions l'histoire 
de don Pablo pour les lecteurs d'aujourd'hui et non pour ceux 
d'il y a deux siècles. 

* Page 46. — C'est en hésitant que nous arrivons à cette note; 
nous craignons que nos lecteurs n'y trouvent pas l'importance 
que nous y attachons, et cependant elle se rapporte à nne hante 
question industrielle, à une invention qui a fait grand bmit. 

L'expression familière employée par Qnevedo pour désigner 
le remédie universel mis en «euvre par la tante dn licencié Cabra 



NOTES. 569 

porte, à notre grand regret, une cruelle atteinte aux fastes scien- 
tifiques de récole polytechnique française , dont un membre 
inventa le clysoir. Les périphrases populaires à Taide desquelles 
on déguise la crudité du remède se résument dans l'espagnol par 
les mots eehar gaitas, c'est-à-dire, à peu près, « pousser de la 
cornemuse.)) Gela vient, dit le vieux dictionnaire de Sobrino, 
de ce qu'en quelques lieux le 1... se donne avec une bourse de 
cuir qui a un tuyau au bout en forme de cornemuse. » Nous 
sommes peiné, pour Thonneur de Tindustrie française, d'avoir 
acquis la preuve que le clysoir, prétendue invention nationale, 
n'est qu'une importation espagnole. Notre impartialité nous fait 
un devoir de cette déclaration, puissent nos lecteurs ne pas nous 
en faire un reproche. La France a bien assez d'autres gloires ; 
souvenons-nous de l'adage : Suum cuique. 

GUAPITRE lY. 

' Page 52. — Textuellement : Simienle de los Padres del 
Yermo, — Non pas des extraits ou des ombres, mais de la graine, 
ce qui est encore plus imperceptible. 

' Page 54. ~ On désignait sous le nom de Morisques les 
Maures qui restèrent en Espagne après la conquête du royaume 
de Grenade. Boabdil, le dernier de leurs rois, en traitant avec 
don Ferdinand le Catholique, pour la reddition des places qu'il 
possédait encore, obtint pour les vaincus le libre exercice de 
leur religion ; mais bientôt on viola le traité. La force, la terreur, 
tous les moyens de persécution furent employés pour amener 
les Maures à abjurer ; ils se révoltèrent, et don Ferdinand marcha 
plus d'une fois contre eux. Charles -Quint, Philippe II conti- 
nuèrent la persécution organisée par Ferdinand ; l'inquisition, 
établie à Grenade, obtint de douteuses conversions ; puis enfin, 
après une nouvelle insurrection qui dura deux ans au milieu des 
montagnes de TAlpujarra, les Morisques furent entièrement 
chassés d'Espagne par Philippe III. 

Les chrétiens donnaient aux Morisques le surnom de éhiem ; 
nous avons vu plus haut, que dans le langage populaire, chat était 
synonyme de fripon : de là la plaisanterie de Pablo sur rh6te1ier 
de Viveros. 

47 



570 NOTES. 

' Page 60. <— Jaan de Leganos était un savant mathématicien 
qui 8'e8t rendu aosai célèbre en Espagne que Barème en France. 

* Page 62. — Textuellement : Je vow touhaile la gale, ex- 
pression proverbiale dont nous avons préféré traduire le sens. 

CBAPITRE V. 

' Page 66. — L'usage du billet de confession s>st maintenu 
longtemps en Espagne. On réchangeait contre un billet de com- 
munion lorsqu'on s'approchait de l.i sainte table, et chaque année, 
pendant la semaine qui suivait le dimanche de Quasimodo^ le curé 
passait une revue de ses fidèles, et affichait h la porte de Féglise, 
à la suite des excommuniés, les noms de ceux qui n'avaient pas 
rempli pendant Tannée leurs devoirs de chrétiens. 

Le billet de confession était un moyen de persécution ajouté 
à ceux employés contre les Morisques et dont nous avons parlé 
plus haut. Les règlements de Tlnquisition les obligeaient à pré- 
senter leur billet à toute réquisition d'un familier. 

* Page 71 . — Nous devons avouer que telles ne sont point les 
épreuves auxquelles fut soumis notre ami Pablo. Le récit que 
lui fait faire Quevedo ne pouvait paraître ici; il ne serait pas du 
goût de nos lecteurs, et quel que soit notre désir de ne rien 
enlever au caractère des mœurs de l'époque, nous n'avons pu 
traduire la multitude de saletés dont Pablo est victime. Nous 
avons rempli cette lacune comme nous avons pu j le cadre est le 
même, le tableau seul est diflérent. Notre pièce de rechange 
commence au milieu de la page 67. 

' Page 71. -- ÀnffHiUade, coup de peau d'anguille et, par ex- 
tension, coup de mouchoir roulé en forme d'anguille, coup de 
fonet, de lanières, etc. 

* Page 75. ^ Ici encore, et pour le même motif, nous avons 
dû, suivant l'expression d'un vieil écrivain, «repurger les endroits 
scandaleux qui pouvoient offenser les religieuses oreilles, o 

CHAPITRE VI. 

' Page 85. — l^e saint office choisissait ses familiers parmi les 
habitants notables de chaque ville. Il fallait, pour être apte à remplir 






NOTES. 574 

ces fonctions, prouver que depuis quatre générations on n'avait 
aucun mélange de sang more ou iuif. Ces preuves équivalaient 
à des titres de noblesse, et c'était la surtout ce qui faisait recher- 
cher le titre de familier par tous ceux dont le nom n'était pas 
inscrit au nobiliaire. Les familiers prêtaient serment de fidélité 
à rinqnisition, et étaient chargés d'exécuter tous les ordres éma- 
nés de son tribunal. On les reconnaissait à une croix qu'ils por- 
taient à leur boutonnière ; une croix semblable était placée sur 
la porte de leur demeure. Les familiers avaient de nombreux pri- 
vilèges, et entre autres celui de pouvoir être poursuivis pour dettes 
sans la permission du tribunal. L'Inquisition eut Tbonneur de 
compter Lopc de Yega parmi ses familiers; une telle distinction 
^ accordée à un auteur dramatique aurait quelque chose d'étrange 
si tout n'était déjà singulier dans Tcxistcnce de cet homme ce*' 
lèbrc. 

' Page 89. — Pendant les fortes chaleurs on distribuait dans 
tous les couvents de religieuses une boisson rafraîchissante dont 
chaque passant pouvait demander sa part. Les larcins semblables 
à ceux que commet Pabio devinrent si communs, que les nonnes 
furent obligées d'attacher avec des chaînes les tasses dans les- 
quelles elles donnaient à boire. 

' Page 90. — Antonio Perez est un des plus célèbres exemples 
des haines et des persécutions acharnées de l'inquisition espa- 
gnole. Il était ministre et premier secrétaire d'État du roi Phi- 
lippe IL Disgracié par son maître à la suite de quelques intri- 
gues de confesseurs, et poursuivi par le saint office, il s'échappa 
de Madrid et passa en Béarn où il obtint asile dans les domaines 
de Henri IV. 

L'Inquisition le mit en cause, le déclara contumax et le con- 
damna à être exécuté en efligie ; ses biens furent confisqués, son 
nom voué à l'infamie, et des fanatiques à gage le suivirent et ten- 
tèrent de l'assassiner, soit à Londres où la reine Elisabeth l'avait 
accueilli, soit à Paris où il se retira plus tard. 

Henri IV se déclara son protecteur el lui offrit une pension 
de 12,000 livres qu'il refusa a afin de prouver qu'il était fidèle 
à son roi. «> Il mourut en 4611, et sa mémoire fut réhabilitée. 



572 NOTES. 

CHAPITRE VII. 

' Page Ifô. — On ne tient pas tongonrs de sa famille. 

' Page 96. — Guindef, terme technique : baosser, élever à 
l'aide d'une machine. De là on appelle style guindé celui qui af- 
fecte un ton trop élevé, qui recherche des images tellement haut 
placées qu'on les perd de vue. — Avoûr l'air guindé, c'est mai^ 
cher avec roideur, la tète droite, le cou tendu ; Pablo dirait : un air 
de pendu dépendu. 

' Page 06. — Text. : la de paio^ ou mieux, laenede polo, Vn de 
bois. La potence espagnole est formée de deux montants réunis 
par une traverse, ce qui lui donne l'apparence d'un n de romain 
oudu« grec. . 

* Page 97.— Nous avouons que ces détails sont ignobles, qu'on 
ne peut les lire sans une profonde impression de dégoût, mais 
c'est avant tout de la vérité, de la couleur locale, et peu d'écri- 
vains contemporains de Quevedo ont su être aussi fuUure. On ne 
peut faire écrire un bourreau comme une petite maîtresse, et 
selon nous il y a quelque chose de réellement beau dans une telle 
hardiesse d'expression. Nos écrivains modernes veulent qu'il y 
ait du sublime en tout, dans le mal comme dans le bien. Nous 
pourrions dire que cette lettre est sublime d'horreur. Elle est 
telle que doit l'écrire un homme vivant au milieu de la lie de la 
populace, poursuivi du mépris de tous, n'ayant d'autre passion 
que l'ivresse, d'autres dieux que sa corde, son fouet et les instru- 
ments de la torture. 

— C'était un préjugé fort répandu parmi le peuple que les pâ- 
tissiers se réservaient volontiers la meilleure part des criminels 
privés de sépulture. 

^ Page 97. — Célestine est l'héroïne célèbre et populaire de 
l'un des ouvrages les plus remarquables de l'ancienne littérature 
espagnole. Drame et roman tout à la fois, le premier écrit ayant 
des caractères soutenus, un dialogue animé, il est considéré 
comme le point de départ et le modèle de tout ce que l'Espagne 
a produit dans l'art dramatique ; il n'est pas un Espagnol lettré 
qui ne le connaisse, c'est le classique par excellence. 

Célestine est le type de toutes les vieilles femmes à allures dou* 
teuses, des duègnes complaisantes, des messagères d'amour, des. 




NOTES. 575 

confidentes de jeunes seigneurs, des séductrices de jeunes filles. 
Elle a fait tous les plus vilains métiers, y compris la magie blan- 
ble et la sorcellerie. Dans son genre, comme Fonde de Pablo 
dans le sien, Célestine est un portrait sublime. 

• Page 99. — Il y a dans le texte : como lo hiciei^on moneda^ 
comment on en fit de la monnaie ; par allusion au mot cuarlo, 
quart, qui est en même temps le nom d'une pièce de monnaie 
valant le quart d'un réal ou un sou. — Je l'ai coupé en quatre, 
avait dit le bourreau. . 

« 

CHAPITRE VIII. 

' Page •lOG. — Juanelo, savant mathématicien et habile archi- 
tecte, est le constructeur du fameux aqueduc de Tolède dont 
on admire encore aujourd'hui les ruines magnifiques. 

^ Page 108. — Quevedo n'aime pas plus les médecins que 
Molière ne les aima, il ne se fait faute nulle part d'un coup de 
patte à leur adresse. 

a Un homme, dit-il dans une de ses visions {El alguacil al- 
guacilado)j un homme fut amené devant le tribunal de Pluton et 
accusé de plusieurs homicides ; on l'enferma avec les méde- 
cins. » 

— « Quiconque a été mon élève, dit ailleurs un maître d'armes, 
ne manque jamais de tuer son homme. On pourrait très-conve- 
nablement m'appeler Galien, puisque j'enseigne l'art de donner 
la mort. » 

Du reste Quevedo a bien d'autres antipathies , il n'épargne 
pas davantage les greffiers, les tailleurs, les alguazils. Sa 
verve caustique s'en donnerait à cœur joie s'il vivait de nos 
jours. 

^ Page 108. — Ceci s'adresse à un écrivain espagnol nommé 
Estrella, auteur d'un livre intitulé les Grandeurs des armes. 
C'est en même temps une critique dirigée contre tous ceux qui 
prétendent donner la théorie d'un art qu'on ne doit euseigner et 
apprendre que par une pratique continuelle. 

* Page 111. — Le génie littéraire espagnol a introduit dans 
tous les écrits des seizième et dix-septième siècles deux carac- 



574 NOTES. 

lères remarquables entre tous et d'une grande originalité : la 
duègne et le spadassin. Chaque écrivain les a mis en scène, 
chacun les a développés et s'est complu à ajouter quelques 
^ coups de crayon aux Hgures si habilement esquissées par ses 
devanciers. Ces deux caractères sont arrivés jusqu'à nous avec 
toute la perfection d'une œuvre vingt fois retouchée, rien n'y 
manque, pas plus qu'aux portraits sublimes de Yelasquez et de 
Murillo. 
/ La Célesline, ce vieux livre dont nous avons déjà parlé, est le 

premier qui nous présente ces deux caractères ; Célestine est la 
duègne par excellence, la duègne consommée, et si Centurion, le 
rufian, n'est qu'une ébauche, cette ébauche vaut déjà un portrait 
longtemps étudié. 

Les sentiments dominants du caractère castillan des temps 
héroïques étaient l'esprit chevaleresque, héritage légué par les 
Maures aux descendants des Goths, un noble orgueil, une force 
redoutable, une bravoure à toute épreuve. De ces sentiments 
réunis ont été formés les beaux caractères du Cid , de Fernand 
Gonzales, de Bernardo del Carpio. Il ne faut pas chercher l'ori- 
gine du spadassin ailleurs que dans ces grandes ûgures. Avec les 
mêmes paroles, les mémos armes, la même allure, il en est la 
copie maladroite, la ridicule parodie. Le noble orgueil est devenu 
chez lui une sotte vanité, la franche bravoure une audace sans 
résultat, une bravade sans effet. C'est que pour contenir de tels 
sentiments, il fallait de grandes âmes ; pour soutenir ces lourdes 
cuirasses, il fallait de larges poitrines ; pour manier ces massives 
épées, il fallait des bras vigoureux. A mesure que les siècles ont 
marché, les proportions humaines se sont rapetissées, et senti- 
ments comme armures, rien de tout cela, à peu d'exceptions près, 
ne va plus à notre taille. 

Vaniteux avant tout, fier de toutes ces grandes gloires des 
temps passés dont il prétend avoir sa part par droit héréditaire, 
le valiente Castillan s'est cru la puissance d'essayer aussi de 
grandes choses^^f il a saisi la Tisona du Cid et l'a laissé retomber 
à terre ; il a pris ses cuirasses toutes meurtries et s'est perdu au 
milieu d'elles comme Sancho entre ses deux pavois; il lui restait 
les grandes paroles du Campeador, et sortant d'un si petit corps, 
d'une gorge si exiguë, ces grandes paroles sont devenues ridicules. 
Sans s'apercevoir de tout cela, il s'est posé fièrement, la jambe 



NOTES. 575 

le poing sur la hanche, le chapeau sur Toreille, la 

. menaçanle à défaui du poignard ; et il s'est cru, 

certain soldat que rencontre Pablo, bien plus grand que 

.} Dias, que Bernardo, que Garcia Paredes cl tant d'autres. Il 
a mieux fait que de le croire, il Ta dit ; car force, noblesse, 
fierté, bravoure, la parole chez lui remplace et résume tout 
cela *. 

Centurion, le spadassin de la Célestine csl, nous Tavons dit, la 
première esquisse de ce singulier caractère que nous ayons ren- 
contrée dans Tancicnne littérature espagnole. Son épée j6st la 
plus redoutable des épées présentes et passées; elle peuple les 
cimetières, fait la fortune des chirurgiens, brise les armures, les 
cottes de mailles les plus fines et donne sans cesse de la besogne 
aux armuriers. Boucliers de Barcelone, morions de Galatayud, 
casques d'Âlmazan, rien ne lui résiste quand elle est conduite par 
le bras de son maître. Centurion tue de toutes les manières, ses 
clients peuvent choisir dans un répertoire de sept cent soixante- 
dix espèces de mort qui toutes lui sont familières ; il lui est même 
arrivé quelquefois de tuer à coups de bâton pour laisser reposer 
son épée ; mais qu'on ne lui demande pas de châtier seulement, 
il jure par le saint corps des liUmies qu'il n'est pas plus possible 
à son bras droit de frapper sans tuer, qu'au soleil d'interrompre 
ses courses accoutumées dans le ciel. 

Centurion n'est que paroles — hat^la. — On le prend au mot, 
on le met à l'œuvre, il fuit. 

— « Qu'importe qu'ils soient tous contre moi, si c'est moi qui 
me défends ! » dit Garces, le soldat fanfaron d'une comédie de 
Caldcron. 

— « Vrai Dieu ! ceci est magnifique, dit le bravache d'un cé- 
lèbre sonnet de Cervantes, et qui dirait le contraire en a menti. » 
Et tout aussitôt, sans plus attendre, il enfonce son chapeau, cher- 
che la garde de son épée, regarde de trayers, s'en va... et il n'y 
eut rien. 

La verve comique et originale de Quevedo s'est complu à ce 
sujet toujours neuf et toujours fertile ; il a semé de spadassins, 

* Aussi c'est de l'espagnol qae nous esi vénale mot hâbler. L'espagnol n'a pas d'antre 
verbe pour exprimer l'action de la parole ; il ne parle pas^ H hâble. Du reste, hablar, 
corruption du vieux mot fablar (comme hidalgo de fidalgo^ halda de falda, haeer de 
facer), dérive du mot latin fabulari, dire des fables. 






576 NOTES. 

d\ilguazils el de inattres d'escrime, tooles ses œuvres facétieuses. 
' Nos lecteurs en rcnconireront sous toutes les formes dans l'his- 
toire de don Pablo. Au milieu de la réunion de portraits bizarres 
et de piquantes ébauches dont notre auteur a composé ce livre, 
le portrait du spadassin est le plus piquant et le plus original. 

CHAPITRE IX. 

• Page tt7. — Nous avons supprimé l'échantillon désœu- 
vrés du sacristain. Il aurait perdu tout son mérite à la traduc- 
tion. 

• Page in. — Cinquante strophes de huit vers, ce qui fait, de 
bon compte, quatre millions quatre cent mille vers. Lope de 
Vega , dont Quevedo plaisante ici Fabondante facilité, ne fit, à 
part un nombre infini d'écrits de toute espèce, en prose et en 
vers, que dix-huit cents pièces de théâtre. C'est encore loin de 
la fécondité du sacristain de Majalahonda. 

' Page H7. — On appelait comédies divines, actes sacramen- 
ïels, les pièces de théâtre dont le sujet était pris dans TAncien 
Testament et dans Thistoire sainte, et qui se jouaient à la Fêle- 
Dieu et à Noël. Lope de Vega en a fait un bon nombre en outre 
de ses dix-huit cents comédies. 

• Page 120. — Nous avons supprimé cette pragmatique, qui au 
premier tort d'être longue, joint celui d'être fort ennuyeuse et de 
n'avoir aujourd'hui aucune signification. 

CHAPITRE X. 

' Page 426. — Don Gabriel de Lignan, auteur de poésies fort 
estimées et d'un roman intitulé el Zeloso, le Jaloux, publié au 
commencement du dix-^ptième siècle. — Don Vicente Espinel, 
ami de Miguel Cervantes, inventa un modèle de guitare qui à 
pris son nom. Il a laissé une traduction en vers de VÀri poétique 
d'Horace, et un peUt roman intitulé la Vie de Vécuyer Marcoe de 
Ohregon, dont Le Sage a tiré grand parti en composant GU 
Bios, 

— En outre de dix-huit cents comédies et de quatre cenu 
actes sacramentels, Lope de Vega a écrit dans tous les genres. 



NOTES. 577 

Il ne savail pas écrire que déjà il dictait des vers. Homme oni- 
versel, il essaya de tous les métiers ; d*abord secrétaire du doc 
dWlbe, puis du comte de Lemos, il se fit soldat et combattit sur 
la grande Armada, sous les ordres du duc de Médina Sidonia. 
Deux fois marié et deux fois veuf, il embrassa Tétat ecclésiasti- 
que, reçut les ordres à Tolède et devint supérieur de la congré- 
gation des prêtres à Madrid, puis familier du saint office. Il n*en 
continua pas moins à faire des vers et des comédies, et le pape 
Urbain TIII lui envoya la croix de Malle. Il mourut à soixante- 
treize ans, riche et considéré. 

— Don Alonso d'Ercilla, page de Charles-Quint et plus tard 
secrétaire intime de Philippe II, est Tauteur d'un célèbre poème 
épique intitulé el Araucana. Ce poème est le récit d'une guerre 
entreprise par Tordre de Philippe II contre les sauvages de 
TArauco, contrée voisine du Chili. Ercilla assista à cette guerre 
comme volontaire , et quittant à chaque instant Tépée pour la 
plume et la plume pour Pépée, il écrivait le soir les événe- 
ments de la journée. Lope de Vega a pris dans le poème d'Er- 
cilla le sujet d'une pièce de théâtre intitulée VArauque dompté. 

— On a conservé de Figueroa un recueil de poésies remar- 
quables. Lope de Yega lui a consacré plusieurs strophes dans un 
poème biographique intitulé le Laurier d*ApoUon. 

— Don Pedro de Padilla, d'origine portugaise et chevalier de 
l'ordre de Saint-Jacques, fut un des poètes les plus célèbres du 
seizième siècle. Il a écrit un recueil de poésies, des églogues et 
une histoire anecdotique de la guerre de Flandre en 4585. Il se 
fit moine de l'ordre des Carmes de Castille, en 1585, et devint un 
prédicateur remarquable. 

* Page ^151. — V huile de la lampe, c'est-à-dire le produit du 
tronc consacré à l'entretien de l'autel et des lampes de l'église. 

3 Page 134. — Le précurseur des houles couvres, c'est-à-dire le 
crieur public qui, ainsi que nous l'avoi.s dit dans une note pré- 
cédente, marchait en avant des criminels qu'on conduisait au 
supplice, et proclamait à haute voix, à tous les carrefours, l'arrêt 
prononcé contre eux. 

* Page 154.— Il y a dans le texte : cineo laudes que llemban 
sogas pour euerdas, cinq luths qui en guise de cordes harmoni- 
ques portaient des cordes de pendus. 

48 



378 NOTES. 

CHAPITRE XI. 

* Page Hl. — Voir la note % du chapitre premier. 

CHAPITEE XII. 

' Page 152.— Fils de rien, roturier, ^t^ de nada, par opposi- 
tion âi gentilhomme ou hidalgo^ mot formé par conlraction de hi- 
jodâlgo ou mieux hijo de atgo, fils de quelque chose. Ces deux 
mots formaient la désignation des deux grandes divisions de la 
population espagnole. On était fils dé quelque chose ou fils de 
rien, gentilhomme ou roturier, noble ou vilain ; il n'y avait pas 
de terme moyen, pas de tiers état ; il restait toutefois au fils de 
rien la ressource, fort rare à cette époque, de devenir fils de ses 
œuvres. 

* Page 454. — Conde de hlos, sans doute le marquis de Gara- 
bas espagnol. Nous h*avons pu trouver Thistoire de cette célé- 
brité populaire. 

' Page 184. «-Casa y iotùr montafièi, manoir et souche mon- 
tagnarde. On appelle la Montagne une partie de la Vieille-Castille 
comprise entre lés Âsturies et 1â Biscaye et formée par les tcrritoi^ 
res de Burgos et de SântaiMler. Cette petite contrée renfermait les 
ifianoirs patrimoniaux de la plus ancienne noblesse espagnole. 
Être de ca$a y tolar mantànès était le plus beau de tous le& 
litres, et les descendants de ces antiques ^milles font sonner bien 
haut, encok'é aujourd'hui, leur origine montagnarde. Il est arrivé 
toutefois ce qui arrive toujours : c'est qu'à l'époque où yivail 
Quevedo^ il n'y avait pas un mince hidalgo qui ne se prétendu 
issu d'un ioUvr de la Montagne ; de telle sorte que quelque petits 
que fussent les domaines patrimoniaux, il eût fallu vingt fois les 
territoires de Burgos et de Santander pour les contenir tous. Il 
résulterait de toutes ces prétentions que la poignée de ces brates 
à Taide desquels Pelage commença raffranchisscment de rËspà> 
gne, et qui furent les premiers fondateurs des manoirs de la Mon-^ 
tagne, devait former une armée nombreuse. 

L'Ailla^ immeMê est le type dti pauvre gentilhomme 
n'ayant d'autres biens que son litre de noblesee et une bicoque 
en ruines ; mais il ne prend pas toujours son parti aussi brave- 



NOTES. 579 

lucnt quç celui que nous rencontrons ici. Les auteurs comiques 
espagnols, ayant à metlie en scène un genUlhomme ridicule et 
vaniteux, le font venir de la Montague. Le don Torribio Quadra* 
dillcs de Calderon ( Gardez-vam d^ Veau qui dorl ) est le hobe- 
reau niais et fat par excellence. Sa généalogie est la chose la 
plus précieuse du monde, il la porte partout avec lui dana un 
beau fourreau de velours cramoisi, et tous ses ancêtres y sont 
peints a comme de petits saints dorés. » 4 Pourquoi sa femme 
irait-elle à la messe ? Avec sa généalogie elle en a plus qull tte 
faut pour être une vieille chrétienne. Deux cavaliers se battent, 
on les sépare, et Torribio veut leur faire jurer la paix sur sa gé- 
néalogie. Pour lui, sa généalogie est tout, il ne la lit jamais, car, 
nous Tavons déjà dit, il ne connaît pas Récriture de main; i mais 
où est la nécessité ? une telle généalogie ne dispense^t^-elle pas de 
toute science ? 

* Page 154. —Voir la noie ci-dessus, n®. 1. 

5 Page IrSt'^La lettre d'or, c'est-^à-dire Tinitiale, augm^tfût 
de beaucoup la valeur et Timportance d'une généalogie; m l'a- 
vait pas qui voulait, et il fallait faire valoir d'immenses services 
et une origine bien illustre pour obtenir le droit d'orner \m titre 
de noblesse d'une initiale dorée. 

Le gargotier auquel s'adressa le pauvre hidalgo trouvait, à 
bon droit, qu'en échange de quelques vivres mieux valait un peu 
d'or que beaucoup de parchemins. 

® Page 455. -»- Au temps de Quevedo peut-être, mais aujour- 
d'hui c'est beaucoup moins juste ; poète et gueux ont cessé de- 
puis quelque temps d'être synonymes. 

7 Page 455. — Le dpn, diminutif de dominus, seigneur, n'ap- 
partient qu'à la noblesse ; mais par la même raison que le plus 
petit hobereau voulait être issu d'un solar de la Montagne, par 
la même raison que la mère de Pablo prétendait descendre des 
triumvirs romains, les gens du peuple, entre» eu^ surtout, s'hono? 
rent du don et s'appellent $^ignçur çav(fi^r *' 

Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros conme le bras. 

Tous, et surtout les Biscayens, les Navarrais et les Castillans, se 
disent nobles comme le roi, et malheur à qui en doute. 
Lors de la prestation du serment de iidélité au roi Philippe V, 



580 NOTES. 

petit-fils de Louis XIV, le ministre du jeune monarque s'aper- 
çat avec quelque étonnement que chaque gentilhomme écrivait 
à côté de sa signature : noble comme le roi; il s'en trouva même 
un qui ajouta ces mots : y poco mas (et un peu plus). « i Que pré- 
tendez-vous donc? lui demanda le ministre courroucé ; la maison 
de France n'est-elle pas la plus ancienne entre les maisons sou* 
veraines? — Seigneur, répondit le fier hidalgo, ce que vous dites 
est vrai, mais le roi est Français, et j'ai l'honneur, moi, d'être Cas- 
tillan.» 

CHAPITRE XIII. 

^ Page 160. — Qui s'attend à l'écuelle d' autrui dine souvent 
par cœur, dit un proverbe français. Il ne faut compter que sur 
soi-même et vivre de son bien; qui se repose sur l'aide des autres 
est souvent abusé. Si quieres ser bien servido, dit un autre pro- 
verbe espagnol, servile tu misma; à lo que puedes solo, no espè- 
res à otro, La société, selon Ghampfort, se compose de deux 
grandes classes d'individus : ceux qui ont plus de dîners que 
d'appétit, c'est le plus petit nombre; et ceux qui ont plus d'ap- 
pétit que de dîners, c'est le plus grand. 

' Page 4 61. —Jamais mendiant ne mourut de faim en Espagne, 
on faisait chaque jour à tous les couvents de copieuses distribu- 
tions de soupe dont chaque passant affamé pouvait prendre sa 
part sans un certificat d'indigence. Les mendiants de profession, 
enrichis par les aumônes qu'ils demandaient au nom de Dieu et 
qu'aucune âme dévote ne pouvait refuser, laissaient voloniiers 
leur part de soupe à de plus misérables, et Ton voyait à la porte 
des couvents, à l'heure des distributions, plus d'étudiants ruinés, 
de filous maladroits et de chevaliers peu industrieux, que de vé- 
ritables pauvres. 

' Page 162. — Textuellement real de barato. On appelait ba- 
ratOt en style de maison de jeu, ce que chaque joueur donnait sur 
son gain au spectateur placé près de lui, en récompense de 
quelques petits soins, de quelques conseils et surtout de ses fé- 
licitations. 

< Page 166. — Blanc était le nom de deux très-petites mon- 
naies espagnoles valant, l'une un dcmi-maravédis, c'est-li-dire la 



NOTES. 38^1 

soixante-sixième partie du réal de veillon, un peu moins d'un de- 
nier de France ; Taulre, la douzième partie du réal, ou 5 deniers. 
L*ancienne monnaie française portant le même nom avait la 
même valeur que cette dernière. 

CHAPITRE KIV. 

* Page 472. — Jargon de bohème, germania; c'est le nom de 
ee langage sans origine, sans feu, ni lieu, ni famille, qui prend 
dans tous les pays le même rang honteux, et qui hante en Es- 
pagne, en France et ailleurs, les tripots, les francs tapis et les 
lieux de bas étage : Targot. Voir un roman moderne. 

* Page 474. — On appelait poires à poudre des manches fort 
larges à Fépaulc et se terminant en pointe au poignet. 

3 Page 476. '— Les Espagnols tra<luisent se moucher par sonar 
se^ expression d'une naïveté tout à fait primitive, et dont nous 
n'avons pas besoin de faire comprendre l'onomatopée. 

Sonar signifie sonner, résonner, faire du bruit, éclater; sonar 
se, se sonner, se tirer du son. 

CHAPITRE XV. 

* Page 180. — Bosco, le Gallot espagnol. 

^ Page 187. — VAnligua est l'église métropolitaine de Yalla- 
dolid ; Quevedo parle ici de celte église comme il parlerait de 
toute autre ; mais Yalladolid était, à celle époque, la ville à la 
mode, la ville par excellence, et la cour y habitait. On n'ignore 
pas qu'il y avait dans les églises d'immenses caveaux communs 
où étaient déposés, comme dans les fosses communes des cime- 
tières , les cercueils des morts appartenant à la classe moyenne. 

CHAPITRE XVI. 

' Page 19S. — On peut comparer l'université de Siguenza à 
quelqu'un de ces pensionnats de nos jours qui portent sur un 
écriteau doré le titre pompeux diHnslitulion^ et qui comptent, 
dans les grandes occasions, cinq élèves pensionnaires et trois 
externes. Les écrivains du siècle où vivait Quevedo avaient un 
grand faible pour les plaisanteries de ce genre, et leur verve 



582 NOTES. 

railleuse s'est inainiefi fois exercée sur le C4>fnpie des universités 
mineurei d'Espagne. Le bon curé Pero Ferez, voisin et ami de 
don Quichotte, desservant de ThumUe paroisse d'Ârgamasilla, 
dans la Manche , portait le titre de licencié de Tuniversité de 
Sîgueoza ; le docteur Pedro Recio de Tirteafuera , médecin 
insulaire el gouvernemental, attaché à la personne de Sancho 
Panza , avait reçu ses degrés à l'université d^Osuna ; Lope de 
Vega lui-même publia quelques poésies burlesques, entre autres 
la célèbre Galofnaquia, sous le pseudonyme de Tome de Burguil- 
ios, docteur gradué à Onate. C'étaient de joyeuses plaisanteries 
qui aujourd'hui sont incomprises, mais auxquelles ressemblerait 
fort la pompeuse vanité d'un apprenti peintre en bâtiments qui 
se dirait hautement élève de quelque badigeonneur inconnu. 

* Page 495. — Voir la note 2 du chapitre Yl. 

^ Page 196. — La science des emeUmoi ou oraisons était une 
science importante dans laquelle prenaient des degrés toutes les 
duègnes, tous les mendiants, et dont les aveugles étaient les plus 
célèbres adeptes. Il y en avait pour tous les maux, pour toutes 
les affections, el leur succès était infaillible si elles étaient réci- 
tées avec componction, d'une voix grave et posée. L'oraison à 
sainte Apolline était, entre toutes, d'une puissante efficacité, et 
dissipait à l'instant la rage de dents la plus opiniâtre ; le savant 
bachelier Samson Garrasco la conseilla a la gouvernante de 
(Ion Quichotte ; et Gélestine, portant un message d'amour, s'in- 
troduisit chez une jeune fille sous prétexte d'en demander copie. 
L'aveugle qui fit l'éducation de Lazarille de Termes était un re- 
cueil vivant ô*en$almo8^ il en savait cent et tant; enfin, Pedro de 
Urdemnlas, le héros d'une comédie de Cervantes, disait en pas- 
sant en revue les plus célèbres : 

Se la del anima sola, Je sais^roraisou de Tâme seule. 

Se la de san Pancracio, L'oraison de saint Pancrace, 

La de san Qnirce y Acacio ; De saint Qoirce et de saint Acace ; 

Se la de les sabanones. Celle qai guérit l'engelnre, 

La de carar tericia Celle qui gnéril la jaunisse 

Y resolver lamparones. Et qui chasse les écronetles. 

Le savant P. Feijoo s'est donné la peine de prouver, dans son 
Tealro critieo uniffênal, que les enêtUmoi, les oraisons, les pa- 
roles n'étaient d'aucune efficacité, et que les empiriques ou ia- 



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586 NOTES. 

bâilla ; ceci n'avait rien de 8ttr|H*enantchei un homme qui jeûnait 
depuis quarante jours et qui avait Testoroac tiraillé par Todeiir 
de soufre de Beizebulh, autant que les oreilles fatiguées par ses 
bavardages. Jésus donc ayant bâillé, le diable lit un mouvement 
pour s^introduire par l'ouverture, et c'en était Uni du Sauveur s'il 
n'eût fait précipitamment, en travers de sa bouche, un signe de 
eroii, — un signe de croix, notez bien, un signe de croix de 
Jésus, — et ce signe de croix envoya le tenialeur à cent pas. 

Nous comptons, parmi les Espagnols qui veulent bien nous 
honorer de leur amitié, des hommes d'esprit et de science, fort 
ao-<iessos des petits préjugés et desb croyances populaires ; cepen- 
dant don Eugenio, don Patricio, don Genaro Ferez, se font des 
croix sur h bouche quand ils bâillent. Nous avons demandé un 

jour à Santiago de M , un joyeux vivant qui a le diable au 

corps et qui bâillait devant nous en se signant, à quoi lui servait, 
à lut, celte précaution ? 

— Hùmbre ! nous répondit-il, btuta uno, cVsi assez d'un ! Eh ! 
s'ils étaient deux, ce serait Fenfer ! 

* Page 255. — Il fallait, en effet, que ce pain fût bien dur; mais 
le médisant, d'ordinaire, ne s'arrête pas pour si peu. Si, comme 
le serpent de la Fontaine, il rencontre une lime, il n'est point 
assez sot pour y user ses dents ; il ne faut point toujours de grands 
moyens pour combnllre de grandes puissances : un rai sauva le 
lion ; contre la lime une goutte d'eau suffit. 

Si le pain du ( ataîan est trop dur, le médisant se gardera d'y 
mordre, el lo Catalan est bien niais si, plutôt que de se rompre 
U'S dents, il n'omploie pas le pelil moyen du médisant contre 
la lime. 

CHAPITRE XIX. 

* Page %Uh -^ tireiiier se dit en espagnol etaritan et eêcribano ; 
scribe se traéuit par e$enba ; de là un jeu de mois que nous n'a- 
vons pu rendre complètement. 

Le mot seribe se disait primitivement, chez les Juifs et chez les 
RoinaiitS, des docteurs chargés de l'interprétatiMi de la loi. Plus 
tard il est devenu le synonyme d'écrivain, de greffier, de secré- 
taire, de pratieii^. Il s'applique aujourd'hui à tout ce qui tient 
kl plume et surtout à co qui la tient mal. — Le lecteur voudra 





NOTES. 5R7 

liieii riir )K«j viùr ici une allaque contre un spirituel acudémi- 
€ien. 

' Page S!6. — Les trois paRcs qu'on vient de lire ne font 
point partie de l'original; mais elles, appartiennent posilivemeul à 
Quevedo. Elles sont traduites d'une lettre adressée ^ dona An- ' 
tooia de Silva y Mendoza, duchesse de Lerma, sous le litre de 
Caria de bu eatidades dt un matritmmio. On retrouve dans celte 
lettre, comme dans presque tous les écrits de Quevedo, cette 
verve plaisante et originale qui le déborde de toutes pans, même 
lorsqu'il veut être sérieux , même lorsqu'il aflecte des pensées 
philosophiques, même lorsque la haute position de la personne à 
laquelle il s'adresse exige le respeci cl impose une extrême 
réserve. Quevedo aspirait, comcne Lope de Vega, à traiter tous les 
genres; historien, moraliste, théologien, poète, il resta plaisant 
et satirique avant tout ; et, dans ses œuvres les plus graves, on 
devine toujours l'habit bariolé de l'homme d'esprit sous le 
manteau noir du sage. 

En traduisant le chapitre du TaeaAo auquel se rapporte cette 
note, nous n'avons pu résister au désir d'y placer la lettre à lu 
duchesse de Lerma ; elle est tout à fait dans le caractère du livre 
el dans celui du héros. Sa place y est marquée, et l'arlcquinade 
|>asserail inaperçue si nous ne la signalions tout le premier. 

Nos lecteurs nous rendront cette justice de reconnaître que 
décidé, en commentant ce livre, à ne pas nous renFermer dans 
les rigoureuses limitesd'unc traduction strictement littéraire, nous 
n'avons abusé ni du droit que se donnent les imitateurs, ni des 
nombreux exemples que nous a laissés l'illustre traductetir de 
6'Hxaian, de Gil Bla» et du IHtMe boiteux. 

* Page 249. — Le Prado a été de tout temps la promenade 
favorite de la haute société de Madrid. Les cavaliers, les élégants, 
les oisifs, les be.iux seigneurs de la cour et les jeunes officiers de 
la garde du roi s'y donnent rende>:-vouB ; ceux-ci faisant caracoler 
cl piafTef leurs chevaux, ceux-là rangés sur une seule ligne, pen- 
chés en arrière, les étriers courts, le manteau drajië, cansnnt 
gravement et sentencieusement des choses les moins u>ii«>ncipnKo>i 
et les moins graves, des fêtes de la coin' ii Vidtadol 
de Flandre et des succès du duc d'Osuna, vice-mi 
rière eux. vieni it pied une cohue de valets, de taqui 



588 NOTES. 

guUi pUaruea y btUaea^ race de vaurieiis et de fripons, dacun 
liiédisanl de son maître et demaDdant coosetl à ses aoiis poiir 
mieux le tromper et pour le voler plus adroitement. Après quel- 
ques tours de promenade, après qu'ils ont fait admirer les grâces 
cic leurs montures et leur habileté équestre, leurs seigneuries,— 
les maîtres et non pas les valets, — se séparent. Quelques-uns 
mettent pied à terre et se confondent en bons princes avec la 
plèbe. 

Puis viennent de lourds carrosses traînés par des mules ; des 
élégantes, de nobles dames, des aventurières et des duchesses s'y 
pavanent et quêtent à la ronde les suflhrages et Tadmiralion. Don 
Antonio s'approche de Fun des équipages, il salue gracieusement 
et range son cheval contre la portière. Don Fadrique court à 
un autre, il est h pied, il s'incline respectueusement, murmure 
quelques-uns de ces mots de convention avec lesquels on s'aborde 
dans le monde civilisé , puis se place sur le marchepied de la 
voiture, toma d estribo, l'avant-bras appuyé sur la portière, le 
»ombrero h la main. Jamais don Fadrique ni don Antonio n'ont 
vu les senoras qu'ils accostent, ils ne sont pas davantage con- 
nus d'elles, mais tel est l'usage, usage de politesse et de ga- 
lanterie. La conversation s'engage, elle roule sur les banalités 
à Tordre du jour ; une heure se passe pendant laquelle chacun 
fait (exhibition de tout son esprit, de tout son savoir. Don Anto- 
nio offre une collation qu'on accepte sans hésiter; honni soit 
((ui mal y pense; ceci est encore Tusagc, usage qui n'engage 
à rien, qui n'amène ni intrigue ni désordre, qui ne compromet 
personne, et dont le cavalier ne peut se faire un vaniteux lro~ 
pliéc, car un autre a élé accueilli la veille, un autre peut rélre 
le lendemain. 

Plus loin, les dames qu'accompagne don Fadrique le prient de 
leur faire apporter algo de meretidary quelque chose pour colla- 

liouner Celles-là, direz-vous, sont d'effrontées aventurières; 

mettre à contribution le premier venu, c'est le comble de l'audace 
et de l'indiscrétion!.... Non pas, cher lecteur, c'est l'usage, tou- 
jours l'usage; ces dames sont de nobles dames, sagement et 
pieusement élevées, craignant Dieu et aimant leurs seigneurs et 
maris ; ce sont de gracieuses jeunes iilles dont Je cœur est pur 
et la pensée naïve, bien qu'on ne leur ait p;is appris à rougir et 
à baisser les yeux à tout propos. Don Fadrique, en galaut cava- 





NOTES. 581) 

lier, fait apporter par ses pages, des fruits, des conserves, des 
bonbons ; puis on 8e.quitle sans songer à se revoir, à moins qu'on 
ue se soit subitement et mutuellement épris comme dans les ro* 
injMis des temps anciens, à moins qu'on ne soit libre de part el 
d'autre, à moins qu'on ne soit de fortune et de condition égales, 
ce que n'explique pas d'ordinaire une première rencontre. 

Maintenant, ami lecteur, laissons là ce qui se passait à Madrid 
et au Prado il y a deux siècles, et suivez au Prado, au bois ou 
au parc d'aujourd'hui, au milieu d'une troupe de lions, de fas- 
liionablcs, de gentlemen et d*hidalgos, le seigneur comte don 
Antonio, M. le baron Frédéric de... ou lord Arthur B... : s'ils 
regardent une femme, elle est soupçonnée ; s'ils l'approchent, 
elle est compromise; s'ils lui parlent, elle est perdue; s'ils offrent 
et qu'elle accepte, elle est jugée,... et si elle demandait, grands 
dieux ! 

La belle liberté , l'heureuse civilisation et le brillant progrès 
que vous noijs avez faits là ! 

.^ Page 251 . — La casa del canipo, maison des champs, est un 
joli palais dépendant des biens de la couronne d'Espagne et situé 
à une lieue environ de Madrid. Il est entouré de magnifique^ 
jardins, de bosquets, de cabinets de verdure ouverts aux habi- 
tants de la capitale qui en font le but de leurs parties de plaisir. 
En avant du palais est une belfô statue de Philippe III, en bronze, 
qui fut envoyée de Florence, et pour laquelle Quevedo fit un son- 
net célèbre entre ses plus célèbres poésies. ?ious nous abstenons 
de le faire connaître à nos lecteurs; il est des beautés, en poésie 
surtout, que la traduction ne peut reproduire et qu'elle doit res- 
pecter. 

CHAPITRE XX. 

' Page 2S6. — Les Espagnols parlent toujours à la troisième 
personne. Vous se traduit pur usled au singulier, et tuledes au 
pluriel, contracUons do vueslra merced, vueslras mercedes, votre 
grâce, vos grâces. Usled s'emploie dans toutes les formes du 
langage, il est devenu une espèce d'idiotisme, une formule à la- 
quelle on ne donne plus sa valeur réelle ; mi grand seigneur le 
dira à son botlier, et deux portefaix se diront usled : votre grâce. 

Le vos, seconde personne du pluriel, ne s'emploie aujourd'liui 



592 NOTES. 

de Fcspagnol aueio, acte, représentation ; il signifie seulement 
directeur d^nne troupe ambulante. On désignait par le terme géné- 
rique de poètes ceux qui composaient les actes sacramentels, les 
comédies divines ou les farces populaires exécutées par les co- 
médiens (représentantes on far santés). Les directeurs [oHtores) 
composaient assez ordinairement les pièces de leurs répertoires. 
(Test ainsi que le célèbre Lope de Rueda, qui créa le théâtre po> 
pulaire espagnol, et qui le premier introduisit sur la scène des sa* 
jets profanes et des td>leaux de mœurs, fut d*abord represenimOe^ 
puis autoT et enfin poète, 

* Page 288. — Ce mot a été bien souvent cité, employé ou 
commenté par nos écrivains modernes sans qu*ils en connussent 
la véritable origine. On Ta attribué à M. Alfred de Musset qui Ta 
mis à la fin de quelques-unes de ses poésies ; à M. Mérimée, Tin- 
génieux inventeur du théâtre de Clara Gazul ; à un feuilletonniste 
qui terminait toutes ses nouvelles moyen âge par le pardonnez Us 
fautes. 

C'était la formule invariable adoptée par \e&poèles espagnolsaax 
seizième et dix-septième siècles; Calderon, entre tous, n'*a pas fait 
représenter une pièce sans qu'un des interlocuteurs venant annon- 
cer au public qu'elle était finie, ne lui demandât pardon des fautes 
de l'auteur. En même temps que cette formule, Tusage avait 
introduit de faire répéter le titre de la pièce, ce qui se faisait 
même quelquefois à la fin de chaque journée ou acte. 

Voyez pour exemple la jolie comédie de Calderon : Une faut pas 
toujours caver au pire. Dernière scène : « Quoi qu'en dise Fexpé- 
rience, il ne faut pas toujours caver au pire ; pardonnez nos fautes 
nombreuses.» VÂlcade de Zalamea : « Ici finit cette comédie, 
pardonnez les fautes de Tautcur.» 

^ Page 288. — Il y a ici, dans les textes qui nous ont servi 
(éditions d'Anvers, 1797, in-42, et de Madrid, 4821, în-18), deux 
erreurs que nous avons dû rectifier. « Il n'y avait dans le prin- 
cipe, dit PablOy d'autres comédies que celles du bon Lope de Vega 
et de Ramon. » A l'époque où vivait notre héros» Lope de Yega 
n'avait encore composé qu'une partie de ses pièces , sa réputa- 
tion était grande déjà, mais pas assez pour qu'il fût cité comme 
Tun des premiers auteurs de comédies populaires. L'intention de 
Quevedo a été, sans nul doute, de citer Lope de Rneda, le père 




NOTKS. 595 

du ihéàlre espagnol, qu'on appelait en effet le bon Lope, et qui 
mourut au moment où naissait Lope de Vega (1S57). 

Ramon nous est complètement inconnu ; nous avons vainement 
consulté les biographies du temps pour en retrouver la trace. Il 
est, sans aucun doute, question de Torres Nabarro, contemporain 
de Rueda, et qui lui disputa une partie de sa popularité. Nabarro 
a laissé huit comédies remarquables, parmi lesquelles on cite la 
Ymenea et la Soldadesca. 

-> Page 2(K). — Alomele, diminutif familier et affectueux d'A- 
lonso. 

^ Page 290. — Pinedo, Sanchez et Morales étaient des acteurs 
célèbres de ce temps-là. 

^ Page 290. — Voir la note du chapitre IX, n** 5, sur les comé- 
dies divines. 

^ Page 295. -* Il semble que Quevedo, en approchant de la 
lin de son livre, ait voulu faire, non plus un récit, mais un re- 
cueil de portraits; on pourrait croire qu'il s^'est servi de Thistoirc 
de don Pablo comme d'un cadre deotiné à recevoir une collection 
dephysiologies — comme on le dirait aujourd'hui. Nous retrouvons 
ainsi à la file, rattachés entre eux par une action qui marche à 
petits pas, les types du chevalier d'industrie, du mendiant, de 

I escroc, du comédien, de la nonne, du sacripant, du poète dra- 
matique, etc. C'était par là surtout qu'excellait Quevedo , il pei- 
gnait et décrivait à ravir; et, lassé de raconter toujours, il s'est 
laissé aller quelquefois à son genre favori. Ces portraits sont au- 
tant de tableaux remarquables des mœurs et des usages du 
temps ; ils sont traités avec cette verve, cette finesse, cette origi- 
.nalité sans pareille, qui font de Quevedo un écrivain inimitable. 

II est fôcheux seulement que le passage de l'un à l'autre soit traité 
aussi légèrement: ici, l'action languit; ailleurs, elle va trop vile; 
et, dans ce chapitre surtout, à peine Pablo a-t-il quitté ses comé- 
diens, qa'il est en correspondance suivie avec une nonne, sans 
que Fauteur ait daigné nous apprendre l'origine et les premiers 
pas de cette belle intrigue. Nous n'avons cru pouvoir faire de 
changements que lorsqu'il y avait absolue nécessité pour l'intelii- 
gence du texte, ou lorsqu'il nous était interdit de le traduire litté- 
ralement ; nous avons introduit Y Histoire de Robledo et la Lettre 

50 



594 .NOTES. 

MIT li9 c<md<lMHM du mariage, parce que ces deux écrite appar- 
tiennent à Quevedo et jouent le rôle de pièces de marqueterie 
qu'on peut 6ter et remettre à volonté sans nuire à Tensemble. En 
osant Ici critiquer la manière de Fauteur et lui reprocher peut- 
être un peu d'abandon, nous ne nous croyons pas le droit de 
le corriger et de mettre à la place de ce qui est ce qui nous 
semblerait devoir être, il n'y a pas urgente nécessité ; Timagina- 
tion du lecteur peut suppléer à ce qui manque, et nous réservons, 
pour une plus sérieuse occasion où cette nécessité sera complète- 
ment démontrée, toute notre audace et toute l'indulgence que 
nous demandons d'avance à nos lecteurs. 

« Page 296. — De là certain proverbe qui prouve que les 
intrigues du genre de celle de Pablo sont fort communes en 
Espagne, et que l'opinion de la jeunesse galante est formée 
depuis longtemps à l'endroit de la constance des nonnains. Nous 
transcrivons le proverbe dans toute sa naïveté; mais le respect 
que nous avons pour la décence nous fait un devoir de ne pas 

le traduire en entier. 
Amar de numja, y faego de etlopa y vienlo de c todo es 



uno. 



Amour de nonne, feu d'étoupe et venl de ces» ton» on. 

9 Page 297. — Si l'expression étail adoptée par d'autres que 
par M. Napoléon Landais, noas aimerions mieux mettre ia 

ffiloilé 

Le mot est assez original pour mériter one place parmi ceux de 
la façon de Quevedo. 



CHAPITRE XXIII. 



. pa-e SOT. — Textuellement, inUaba en vida* y era tendero 
de aiehiUada». Matorral étoit un de ces assassins brevetés et 
natentés. dont le bras éuit à la disposiUon du premier venu et 
nnstrument occulte de toutes les haines, de toutes les ven- 
geances et de toutes les jalousies. Ce portrait, que le dessin de 
M Émvrend d'une manière heureuse et qwntuelle, complète 
Mire note précédente sur la passion de Quevedo pour les spa- 
dassim». Matorral est le modèle de la forfanterie et de 1 impu- 
dence ; il est le digne pendant du Centurion de te CiUiixne. 





NOTES. 595 

^ Page 307. — Il n'y a pas, dit un vieui refrain espagnol, de 
meilleur cbirargien que celui qui est bien balafré : No haymejcr 
cin^ano que el Inen aeuehiUado. 

' Page 307. — Demi-mesure^ média azurnàre^ la valeur d*un 
litre. 

* Page 307. — «Je vous le donne en dix, a dit madame de 
Sévigné, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille.-* 
; Vous ne devinez pas ?... ^ Jetez-vous votre langue aui chiens? » 
Des souliers de goutteux pour visage ou mieux un visage en f<Mine 
de soulier de goutteux, c'est un visage aeuehiUado, c'est-à-dire 
criblé dans tous les sens de coups de couteau, découpé, balafré, 
déchiqueté, haché. Un semblable visage pour un spadassin est 
l'application complète du proverbe que nous citions tout à 
rheure : No hay mejor cirujano que el bien acuchillado. 

^ Page SOS.—ttSeîieur, seur compère, » traduction très-littérale 
deSeidor, sa compadre^ abréviation de : Servidor sehor compadre, 
ce qui signifie en bon français, serviteur, seigneur compère. On 
ne nous reprochera pas cette fois de n'être pas complètement 
littéral — mot pour mot, au risque d'être incompris. 

* Page 308. — Nous avons vu dans un des premiers chapitres 
une expression semblable, manger aicee toif^ c'eslrà-dire manger 
salé et de manière âi exciter la soii^ le texte dit ici : ea/me y pep- 
cado eon apelHos de eed, viande et> poisson avec des appétits de 
soif, c'est-à-dire épicés et salés à outrance. 

^ Page 309. — Amtente, on nomme ainsi le principal magis- 
trat de Séville ; sa charge répond à celle de corregidor. 

* Page 309. — Domingo Tiznado, Goya, Escamilla, Alvarez, 
bandits célèbres dans l'histoire de Séville. 

^ Page 310. — C'est ici que commence le plus effronté dé 
vergondage que traducteur se soit jamais permis, nous avons dit 
pinshaut que nous aurions besoin d'une dose immense d'indulgence 
et de patience ; c'est la vérité. ^ Aussi à qui la faute, seigneurs 
cavaliers ? ^ Est-ce à nous qui voulons faire de ce volume un vo- 
lume intéressant, et qui avons eu la sottise de croire qu'il fallait 
une fin à tout livre qui a pour but le plaisir d'autnii. i Ne serait- 
ce pas plutôt à Quevedo qui, après nous avoir promenés gaiement 



TABLE 



DES CHAPITRES. 



Pages. 
Lkitrb à M. Charles Nodi^, de rAcadémie française. ... v 

LiTTBB de M. Nodier à Tautenr xxtii 

PlOLOCDI 3 

CaiPiTiB T**. Dans lequel Pablo raconte ce qu'il est et d*où il 

Tient 19 

— IT. Gomment Pablo va à Técole et ce qni lai arrive. 27 

— m. Gomment Pablo entre dans un pensionnat en qua- 

lité de domestique de don Diego Goronel. . . 37 

— IV. De la convalesoenoe de Pablo et de Diego. Leur 

départ pour aller étudier à Akala de Henarès. 51 

— V. Pablo fait son entrée à TuniYersitéd'Alcala. Il paye 

sa bienvenue en tribulations de toute espèce. . 65 

— VI. Pablo devient mauvais garnement. Histoire de ses 

premières espiègleries 79 

— Vn. Don Diego retourne à Ségovie ; Pablo apprend la 

mort de ses parents et se fiiit une règle de con- 
duite pour Tavenir 95 

— VIII. Pablo quitte Alcala et se met en route pour Sé- 

govie. Ce qu^il lui advient entre Alcala et Réjas 

où il liasse la nuit 103 

— IX. Pablo renc<mtre un poète 115 

— X. Pablo va de Madrid à Gerecedilla, où il couche, et 

de Gerecedilla à Ségovie, où il rencontre son 
oncle 127 

— XI. Pablo est parfaitement reçu par son oncle qui le 

présente à ses amis. Il recueille son héritage et 
reprend le chemin de la capitale des Espagnes. 139 



400 TABLt: DES CHAPITHES. 

CiiÀPiTBB XII. Fuite de Ségovie. Une belle rencontre et Due belle 

connaissance 151 

— XIII. Pablo et le gentilhomme continuent leur chemin. 

L'histoire et les mœurs d'une bande d'hidalgos 

aventuriers 159 

~ XIV. Ce qui advient à Pablo le jour de son arrivée à 

Madrid 171 

— XV. Qui fait suite au précédent, et' qu'il ne faudrait 

pas lire s'il n'en était que la répétition. . . .-179 

— XVn. Dans lequel Pablo continue le même récit jusqu'à 

la mise en prison de toute la bande ,195 

— XVI. Tribulations de Pablo dans la prison. Histoire de 

Bobledo, de don Carlos, du chevalier des Mi- 
racles, de deux nourrices et d'un paquet d'ha- 
bits. De quelle manière Pablo, la vieille et les 
aventuriers ses amis sortent de prison. . . . 203 

— XVIII. Pablo s'installe dans une hôtellerie ; il lui arrive 

de nouvelles disgrâces 229 

— XIX. Comment Pablo tente Une grande aventure. . 239 

— XX. Continuation des aventures 'de Pablo; ses succès 

se succèdent, mais de notables disgrâces succè- 
dent aux succès 255 

— XXI. Pablo, estropié et roué de coups, suit par disCrac- 

tion un cours public de mendicité. Il obtient de 
grands succès, se guérit, s'enrichit et s'en va. 277» 

— XXII. Don Pablo se foit comédien , poète, galant de 

nonnes. Traité du bonheur au point de vue de 
chaque profession 285 

— XXIII. Pablo donne à son noble auditoire une leçon d'ar- 

got et lui apprend comment on triche au jeu. Il 
s'enrôle avec des spadassins et commet un grand 
acte de prudence. Imitation de la bataille de 
Philippes. . . . , 303 

— XXIV. Amour, passion, bonheur, rêve.... et réalité. . 316 

— XXV. Dans lequel Pablo raconte la promenade triom- 

phale qu'il fit de Séville à Ségovie. On y lira ce 
qu'on a vu au commencement de ce livre. Bis 

RBPETITA PLACK^T. 333 

F>iLor.tE 349 

(^o>ci>i!siori. . 355 

NoTKS 339 

FIN DE L4 TABLE. 





I L. 




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